Une courbure de l'espace-temps (saison 2)
Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 2, épisode 10, autour de 30:00 (pendant que Diego essaye de raisonner Lila, juste avant que la situation né dégénère... alors que La Directrice n'est déjà plus aux côtés d'Harlan, mais a assommé Sissy).
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Samedi 23 novembre 1963, 12h48
Voulez-vous savoir quel est le premier corollaire du retour à la vie ? L'épuisement. J'aurais dû m'en douter. Ou m'en souvenir, parce qu'à présent je peux me rappeler d'avoir comaté comme un zombie pendant vingt-quatre heures, la dernière fois. D'avoir simplement matérialisé mon poing pour l'écraser sur la botte de Klaus semble m'avoir vidée comme jamais, au point que je ne puisse pas le refaire au delà de la première phalange de mes doigts. Oh, et second corollaire ? Étant donné que je ne suis plus un spectre... il ne peut plus me voir.
Perchée sur des bottes de paille dans la grange, j'ouvre et je ferme ma main. Extérieurement ? Je ne suis toujours rien d'autre qu'une ombre invisible et intangible. Et pourtant, malgré ces apparences et malgré ma fatigue : tout a changé. Car s'il vous était donné de contempler mon énergie, vous verriez qu'elle n'a plus rien de spectral : vive, ardente, elle est plus en vie que jamais. J'en éprouve une forme d'euphorie, saisissante et surprenante.
Peut-être que je vais encore plus chérir le fait d'être en vie, désormais.
Distraitement, du haut de mon perchoir, j'écoute Diego qui tente à présent de raisonner sa copine, celle qu'il appelle 'Lila'. Je n'aime pas juger les situations de façon superficielle, mais il me semble qu'elle l'a entubé dans les grandes largeurs, et elle me semble être un archétype du chaos. Si c'est elle qui a mis Cinq dans cet état, il y a de quoi être épaté.
J'ai compris que son aptitude était de reproduire les pouvoirs des personnes présentes à proximité. Dans un périmètre que j'ignore, avec des modalités encore floues, mais d'une façon diablement efficace. Elle n'a rencontré Diego qu'il n'y a quelques mois, nous-autres encore plus récemment. Pour quelqu'un qui n'a pas eu l'occasion de s'entrainer, le naturel avec lequel elle a sans problème dupliqué la vague d'énergie de Viktor me laisse entendre qu'elle est fichtrement douée.
Douée, mais perdue, tandis que Diego tente de lui faire comprendre que sa 'mère' a fait tuer ses parents pour en quelque sorte la 'voler', lorsqu'elle était enfant. Sa détermination à être loyale et son désespoir d'être aimée oscillent avec un regard de chiot perdu. Elle n'est plus au clair avec elle-même, ce qui la rend sans doute plus dangereuse que jamais.
Le fait est que sa 'mère' - celle que j'ai entendu Cinq désigner sous le nom très générique de "La Directrice" - est une belle connasse, passez-moi l'expression, comme la Commission Temporelle semble en avoir le secret. Des pommettes pomponnées, des robes de haute couture, un joli chapeau paré d'une araignée... Reginald Hargreeves - au moins - a la décence d'organiser la mort des gens sous forme de coïncidence. Elle, donne directement des ordres d'exécution, sans s'encombrer de formalités. Un peu comme Cinq, finalement.
Je me demande pourquoi il l'intéressait d'avoir un enfant doté d'un pouvoir comme celui de Lila. Mais finalement, je ne connais pas plus la motivation de Reginald Hargreeves pour avoir adopté ses enfants, au delà du joli pipeau concernant l'idée de sauver le monde. Je ne me demande combien nous sommes vraiment, mais toutes ces considérations sont un peu trop complexes pour mon esprit certes vivant, mais épuisé. Le fait est que j'étais la dernière arrivée dans tout ce bazar... et que ce n'est plus le cas. Et si de 'famille', je n'aime pas parler, je ne suis pas non plus indifférente au fait qu'elle soit comme nous.
Je cligne des yeux. Je ferme ma main une dernière fois, laissant un peu de mes forces s'accumuler pour pouvoir réessayer prochainement de rematérialiser une bribe de moi. Mais à ce moment, je perçois dans l'énergie du sous-sol un sanglot, quelque peu semblable à celui que Viktor pleurait lorsqu'il était détenu. Faible et apeuré, juste en dessous de nos pieds.
Harlan. Bon sang. Qu'est-il arrivé à ce petit môme, avec tout ça ? Est-ce que quiconque s'en préoccupe à présent ? Mon instinct maternel est proche de celui d'une enclume, soyons francs, sauf quand il s'agit de ce foutu Klaus, allez savoir pourquoi. Mais quand même : mon empathie ne peut pas me laisser indifférente. Je quitte mon promontoire, je laisse lentement mon intangibilité passer au travers du plancher couvert de débris de paille, jusque dans les soubassements de la grange.
Là, dans un coin faiblement éclairé par la lumière des soupirails, non loin du corps immobile de sa mère qui heureusement ne me semble qu’assommée, le gamin tremble. Tout seul, au milieu d'une spirale d'énergie qui ressemble - en plus instable - à celle que je dresse parfois moi aussi pour me protéger. Je ferme un instant les yeux, je mobilise les quelques forces que j'ai, pour matérialiser juste mes cordes vocales et lui parler.
"Hey", je tente de lui dire en m'avançant un peu, sondant jusqu'où il me laissera m'approcher.
Je prends un risque, je le sais. S'il déclenchait une déflagration comme celle de Viktor, je serais de nouveau aux premières loges... et me ferais sans doute de nouveau atomiser. Je choisis de ne pas traverser sa sphère, et de m'agenouiller à côté.
Il a peur. Il est terrifié. Mais son regard précédemment fuyant me regarde maintenant avec une forme d'espoir, comme s'il essayait désespérément de s'accrocher à la moindre réassurance, au milieu de ce chaos. Je ne peux pas lui mentir. Je ne lui dirai pas que tout est ok.
"Je comprends que ça te fiche la trouille, petit gars..."
Il me semble que son sentiment a avant tout besoin d'être accueilli.
"Tous ces bruits, toutes ces vibrations... et ces fragments d'énergie dorée à l'intérieur de toi".
Je sais qu'il peut les sentir. Il les a perçus à l'intérieur de moi. Et à la façon dont il me regarde, je sais qu'il comprend, même s'il est incapable de prononcer un mot. Peut-être est-il déjà non verbal d'habitude, je me le demande.
"Je les vois moi aussi, tu sais", lui dis-je. "Et ils ne te veulent pas de mal. Ils appartiennent à Viktor et... Viktor ne te veut aucun mal non plus, tu le sais, ça..."
Je pense même pouvoir dire qu'il l'aime, même si ce n'est pas à moi de lui dire ça. Je tente de lui sourire.
"En attendant qu'il puisse te les reprendre, Harlan - parce que je sais qu'il pourra..."
Je me penche, mais je le laisse libre de croiser mes yeux ou pas. Et il choisit de les enfouir dans le creux de ses bras croisés sur ses genoux.
"Accepte juste de les sentir flotter à l'intérieur de toi. Moi aussi j'avais peur, quand j'ai commencé à réaliser qu'ils étaient là. Mais maintenant..."
Je lui souris.
"Je ne les vois plus que comme les jolies fleurs de soucis d'Inde, que j'ai vu flotter tranquillement sur l'eau au cours de mes voyages. Tu sais ? On les appelle 'marigolds'".
Je pense qu'il pourrait être sensible et rassuré par ce genre d'images, parce que je le suis aussi. Il tremble encore, mais il me semble un peu se calmer, surtout terrifié par le fait que sa mère ne bouge pas.
"Elle va bien, essaye de sentir son énergie, toi aussi..."
Et en cet instant, je devine ce qui pourrait l'aider. Quelque chose qui a aidé Klaus si souvent à réguler les assauts de son propre pouvoir tout comme ceux des fantômes. Quelque chose qui a aussi aidé Viktor à tenir le coup, pendant de nombreuses années, au travers du son de son violon.
La dernière fois que je l'ai fait ? Je crois que c'était lors d'une nuit troublée, juste avant la première Apocalypse. Une mélodie dans le noir. Mais elle me revient intacte, tandis que je me mets à fredonner. Je le laisse s'élever doucement, cet air pur et clair, et je le sens trouver écho jusque dans ces 'marigolds', en Harlan, que je viens d'évoquer.
Je continue un peu, je sens qu'il s’apaise. Mais...
*Rat-a-tat-a-tat-a-tat*
Ma chanson s'arrête. Mes yeux se lèvent vers le plafond au travers duquel vient de s'élever ce son de mitraille. L'énergie s'agite de nouveau autour d'Harlan qui recule un peu plus contre le mur, et ce d'autant plus qu'il sent aussi la terreur qui vient de saisir toute ma poitrine.
Un fusil automatique. Dans la grange. Et le bruit de corps qui viennent de tomber en salve contre le plancher de bois, et faisant dégringoler jusque dans le sous-bassement des débris de paille et de poussière. Des énergies vitales qui vacillent, qui s'éteignent, venant nouer ma gorge alors que je comprends.
"Putain non..."
Cette faible parole est la dernière que je prononce avant de priver de nouveau mes cordes vocales de matérialité. Je reste un instant sidérée, comme paralysée, tentant de me convaincre que ce qui se produit est bien réel, alors que j'étais convaincue que tout était terminé. Mais où était 'La Directrice' ? Bordel. Quand je pense que personne - y compris ceux supposés être entrainés à des 'missions' - n'a été foutu d'y penser ? Je m'en veux. J'aurais pu faire le guet. Klaus aussi. N'apprendrons-nous jamais de...
*Rat-a-ta*
Un nouveau tir. Plus court. Une nouvelle et sourde chute, rapidement suivie par un silence terrible. Une seconde passe, puis deux, puis trois. Et enfin, j'entends ces trois mots, entendus au travers du plancher :
"Qué será será".
'Ce qui doit arriver arrivera'. Mes poings se serrent, parce que je n'en peux plus, de ce putain de destin, invoqué pour un oui ou pour un non au gré de nos vies. Et cette colère, je la ressens décuplée à présent par le désespoir d'avoir perdu les seules personnes qui comptent encore pour moi.
Je sonde l'énergie de toutes mes forces au travers du plancher. Outre celle de cette connasse en chapeau, je perçois seulement deux pulsations distinctes et contraires. Celle de Klaus - plus vive que jamais - son pouvoir étant littéralement attisé par l'imminence de sa mort. Et celle de Cinq, fragile, fuyante, qui semble vaciller et prête à s'éteindre.
"Désolée Klausie", je murmure sans que plus personne ne puisse m'entendre.
"Pour une fois, je ne m'inquiète absolument pas pour toi".
Ai-je eu le temps de récupérer assez de mes forces pour accomplir quoi que ce soit ? Peu importe, vraiment. Un battement de paupières, il n'en faut pas plus pour que je me téléporte aux côtés de Cinq, agenouillée au sol, invisible à ses yeux. Consciente qu'il n'est pas capable de me percevoir, même au travers de l'énergie.
Dans l'angle de mon champ de vision, au milieu de la paille en désordre, je devine les formes inertes de tous les autres, et même de la dénommée Lila. Non, je ne peux pas les regarder. Ni imaginer qu'ils soient en ce moment en train de se présenter à l'ado pénible en robe à noeud, qui gère l'au-delà. De toute façon, je n'en ai pas le temps.
Car La Directrice approche, le claquement de ses talons rouges brillants étant la seule chose qui occupe à présent mon esprit, tout comme le canon implacable de l'arme qu'elle pointe sur Cinq, prête à la placer à bout portant. Il est trop fatigué pour se téléporter, l'énergie de son pouvoir chuinte à peine dans le flux de son corps blessé. Je ferme les yeux, je m'apprête à tenter de rendre mes mains tangibles pour établir le contact me permettant de le téléporter. Mais...
*Rat-a-tat-a-tat-a-tat*
Mollement, le regard vide, La Directrice s'écroule au sol à son tour, sous des balles tirées dans son dos. Depuis la porte de la grange, criblée d'impacts de balles. Là où un type blond à l'air vengeur se tient en fixant maintenant Cinq. J'ignore qui il est, je ne peux que m'interroger sur les traits qu'il partage avec le Suédois qu'a neutralisé Allison. Lui aussi, possède le visage de celui qui a tout perdu. Et c'est avec toute la détermination d'un chagrin silencieux et froid qu'il avance à son tour vers Cinq, prêt à son tour à tirer.
J'étais la seule à être morte. Vais-je vraiment me retrouver dans cette grange à être la seule en vie ? À cause de querelles internes à la Commission temporelle ? Sous mes mains intangibles, Cinq exhale avec peine, se soulève, comme s'il convulsait. Traversé par la douleur, la peur, mais pas seulement.
Il cherche des ressources en lui.
Il cherche une idée.
Jusqu'au bout, jusqu'aux portes de la mort, Cinq... reste une machine à résoudre des équations.
A chercher une solution.
Un plan B.
Refusant la fatalité et l'idée que "Qué será será".
Et le Suédois approche, encore en encore, son doigt se crispant quelque peu sur la gâchette, comme s'il hésitait.
Je vois les doigts de Cinq s'agiter sur la veste de son uniforme, je le sens rassembler ce qu'il peut de son pouvoir pour préparer un saut. Je n'ai pas grand chose, si ce n'est tous les regrets que j'ai eu à l'avoir éconduit, quand il est venu me demander de l'aider encore une fois - un soir, dans l'atelier de Merelec. Je n'ai récupéré que peu de forces, mais celles que j'ai, je les lui donnerai, peu importe ce qu'il compte faire. Alors je rends le bout de mes doigts matériel, j'établis un contact infime avec lui...
Il réalise immédiatement qu'il n'est pas seul, tandis qu'un halo résultant de la friction de l'énergie et de l'espace-temps se soulève autour de nos mains assemblées. Le Suédois recule. L'étonnement envahit le visage de Cinq qui soulève péniblement la tête en haletant dans l'air glacé.
Mon énergie se fait sienne, alors qu'il concentre lui aussi toute sa volonté. Je l'accompagne et il en redouble d'efforts au travers de sa surprise, tandis que je comprends ce qu'il fait. Ce n'est pas un saut dans l'espace, dont il est en train de poser les fondements, non.
Ce qu'il prépare... est un très bref retour dans le temps.
Je m'étais de nouveau jurée de ne plus toucher à la ligne du temps. Absolument aucun précédent de manipulation temporelle n'a jamais été fructueux : ni pour moi, ni pour lui. Mais remonter quelques secondes, voilà qui est inédit. Nous sommes presque à sec d'énergie, lui comme moi : individuellement, nous sommes factuellement tous deux encore à moitié morts. Mais j'ai récemment compris que la conjugaison des forces était la clé permettant de sauver bien des situations.
Le halo grandit, nous englobe. A la suite de Cinq, je me relève, au milieu de la grange dont les poussières de paille se figent pour mieux reprendre leur mouvement dans une convection contraire. Le Suédois marche en arrière de façon irréelle, ramène son arme à son côté dans un mouvement surnaturel qui défie la raison. La Directrice recule au dehors. Lila rouvre les yeux.
Et d'un coup - presque involontairement - comme mû par la force-même du temps qui s'inverse, je sens Cinq nous mettre en mouvement. Il détale, comme s'il tombait en avant. Comme s'il courait au ralenti, en sens inverse de ce rewind imposé à l'univers. Je le suis, lui donnant encore tout ce que j'ai, mon énergie vibrant dans son sillage comme si j'étais son écho. Fonçant de façon paradoxalement immobile, au milieu du chaos de corps de ses frères et soeurs, qui se relèvent maintenant à rebours autour de nous comme autant de pantins désarticulés.
Quelques secondes en arrière, oui. Juste quelques unes, où je sens toute l'énergie que j'avais réussi à capitaliser se vider. Le temps ploie. Les sons s'inversent, les battements de pouls reprennent, les énergies réinvestissent la matière, comme si rien de cette funeste fusillade n'était jamais arrivé.
Les yeux de Viktor se rouvrent, ceux de Luther, de Diego. D'Allison. Et de Klaus, juste avant que les miens ne se ferment.
*Crack !*
Ce son revenu est à la fois celui de Cinq et le mien, qui - d'un coup - fait à nouveau partie de moi. Le temps reprend son cours en un instant.
"Ce que je sais, c'est qu'on pourrait former une famille, si tu nous faisais confiance".
Tels sont les mots de Diego, adressés de nouveau à Lila, intacts, tandis que je m'écroule dans un recoin de paille, au seuil de la conscience, incapable de percevoir les nouveaux coups de feu tirés.
Invisible, intangible, épuisée.
M'en remettant à eux tous, à cette foutue famille à laquelle - pour ma part - j'ai toujours refusé de tout mon être d'être assimilée. Chaotique, impossible, usante jusqu'à la mort - littéralement.
Mais qui est objectivement aussi la seule qui me reste, dans les méandres de l'espace-temps.
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Notes :
Vous l'aviez sans doute pressenti depuis les berges du Gange à Varanasi : la dénomination des 'marigolds' utilisée par Harlan en saison 3 est en réalité en lien avec l'imagerie mentale de Rin, qu'elle utilise ici pour tenter de l’apaiser.
L'entrée de Lila dans le panorama force Rin à réfléchir à cette notion de 'famille', ce qui la perturbe. Depuis le début de cette histoire, elle ne fait effectivement que lutter pour rester en dehors des Hargreeves et ne pas être l'une d'entre eux. Une position... souvent difficile à garder.
Car une nouvelle fois, c'est lorsque les pouvoirs s'additionnent, se conjuguent, que les situations se dénouent. Une nouvelle courbure de l'espace-temps, un nouveau plan B, qui pourrait bien avoir sauvé la situation. Et une façon pour moi d'expliquer la claire expression d'étonnement jouée par Aidan Gallagher au moment de ce dénouement de la saison 3, qui m'avait toujours intriguée à l'écran.
Il ne reste qu'un chapitre à cette saison 2... et moi je suis déjà triste de la quitter !