Une courbure de l'espace-temps (saison 2)

Chapitre 28 : Nous n'étions que sept

4961 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 21/06/2024 09:19

Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 2, épisode 10, autour de 11:20 (à l'arrivée des Hargreeves à la ferme de Sissy où Harlan fait tournoyer involontairement l'énergie).

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Samedi 23 novembre 1963, 12:12


Rouler dans une voiture remplie de Hargreeves est une chose qui ne m'était pas arrivée depuis longtemps. Depuis 2019, en vérité, lorsque nous étions partis - un peu au hasard - à la recherche d'Allison et Viktor, en direction des lacs. Une expédition qui ne s'était pas bien terminée, au cours de laquelle je me sentais dans un état assez similaire à celui que je ressens à présent, sous cette forme spectrale. De façon décuplée.


Ne pas avoir le contrôle sur mon propre corps, sur mon propre pouvoir, est une chose que j'ai déjà ressentie dans ma vie, les quelques fois où j'ai pris des anxiolytiques ou tiré sur l'un des joints de Klaus, pour aussitôt le regretter. Une désagréable impression de voir ma volonté dissociée de mes capacités. J'ai encore tenté de me matérialiser, en vain. Pour l'instant, la matière qui sommeille au sein de mon énergie semble obstinément vouloir m'ignorer.


Nous avons roulé hors de Dallas, vers la campagne au Nord, en direction de Plano. La pauvre voiture de Viktor a manqué dix fois de me rejoindre de ce côté-ci de la mort, et il me rassure de constater que je parviens encore à mobiliser l'énergie pour la propulser. Comme je l'ai tant fait avec Priscilla au cours des voyages des 'Enfants'. Les paysages ont changé, l'urbanisme s'est érodé. Bientôt, les champs ont remplacé les trottoirs, et les premières fermes ont commencé à défiler au milieu des étendues de maïs et de blé.


Klaus m'a ouvertement taquinée plusieurs fois en me disant que j'étais prête à incarner Christine - la bagnole hantée de Stephen King - et absolument aucun de ses frères et soeurs ne s'est demandé à qui il parlait, étant donné qu'il a toujours fait ça. Je m'étonne de nouveau de la façon qu'ils ont de gérer l’occurrence de la mort, dans leur entourage. Mais comme toujours, en vérité, les événements ne leur laissent pas le temps de s’appesantir.


Car rien, vraiment rien, ne nous préparait à ce que nous nous apprêtions à trouver à la ferme des Cooper. Là où Viktor a - pendant des mois - été hébergé en tant que "nanny".


Est-ce à cause des premiers flocons que j'ai arrêté de soutenir le moteur de la voiture qui a quand même réussi à nous amener au bout de l'allée ? Ou est-ce pour les tourbillons d'éthers blêmes et déboussolés qui pulsaient au travers des planches de la grange ? Comme tous, j'ai posé les yeux sur les neiges éparses entourant cet endroit isolé, en plein milieu de l'automne doux texan. Je peux vous garantir que Klaus n'a pas gardé longtemps ouvert son veston débraillé. Et petit à petit, nous avons tous compris ce qui était en train de se passer.


Sur la route, Viktor a expliqué qu'il avait sauvé de la noyade le gamin dont il s'occupait ici, qu'il a nommé Harlan, même si Klaus continue de l'appeler Marlon. Qu'il l'avait réanimé d'une façon qu'il ne comprenait pas bien. Pourtant, quelque chose de singulier semble s'être passé : même sans ressentir l'énergie au plus profond de votre être, je peux vous garantir qu'il est difficile de manquer l'incroyable tempête que ce môme agite à présent, portant presque la signature de Viktor.


Quelque chose a clairement dû circuler entre eux. Un phénomène que Cinq et moi nous avons pu reconnaitre sans mal.


En ouvrant le vortex à deux nous permettant de nous échapper de l'Apocalypse de 2019, lui et moi avions échangé quelques unes des particules dorées qui nous composent et nous rendent différents du reste des gens. Cinq a tout de suite fait le rapprochement avec ce transfert involontaire. Et il a pu en faire part à Viktor, avant l'ouverture des portes de la grange.


À l'intérieur, autour de lui, tournoie une spirale crépitante générant des arcs électriques jusqu'aux poutres soutenant le plafond : c'est littéralement une tempête d'énergie bleutée que ce petit môme soulève autour de lui pour se protéger, même de sa mère. Je l'ai d'ailleurs reconnue, celle que Viktor nomme Sissy, et qui a commencé directement par nous menacer d'une balle entre les yeux. Je me souviens de l'avoir croisée au pied du Southland Life Building, le soir du 'dîner léger'. Elle me semble terriblement perdue face à l'impossible puissance qui consume son fils. Dévastée mais digne, comme le sont parfois les gens d'ici.


À partir des récits de Viktor dans la voiture, j'avais compris qu'il était déjà difficile pour Harlan en temps normal de composer avec les agressions du monde extérieur, les stimulations qui l'assaillent et les pensées qui le dépassent. À peine entrée dans la grange, j'ai perçu l'énergie de ses connexions nerveuses, si développées qu'il peine à en gérer les signaux. Alors dans la situation présente, avec en lui cette bribe de pouvoir démesuré, il est juste hors de contrôle, et possiblement dangereux pour lui-même comme pour les autres.


Peut-être est-ce pour cette perception sensible à l'extrême : il m'a tout de suite repérée. Moi, ou plutôt les particules d'or qui se tissent encore à l'intérieur de mon être et de mon pouvoir, à moi aussi. Il n'en a été que plus perturbé encore, je l'ai su au regain de la tempête qu'il déploie, lorsque j'ai tenté de m'approcher. Je ne peux me risquer à faire plus de mal que de bien. Alors je me suis simplement écartée, je suis sortie, hors de vue, même pour Klaus. A présent, j'attends juste au devant de la grange enneigée.


"Howdie. T'es nouvelle ?", dit soudain une voix rauque, érodée par toute une vie de tabac.


Là, s'appuyant contre le bois de la façade, se tiennent deux cowboys burinés, dans de longs manteaux de cuir sale.


"Les mecs, c'est pas le moment", leur dis-je. "Je n'ai pas le temps de me faire bizuter par vous-autres, fantômes texans".

Je les entends ricaner de mon accent.

"Une gamine du Nord, qui aurait pu penser ça ?"

"C'est pas pour toi qu'on est venu. Mais je suppose que - toi aussi - c'est pour ~lui~ que t'es là".


Je tourne la tête vivement, et je fronce les sourcils, parce que je sais ce qu'ils ont en tête. Klaus. C'est pour emmerder Klaus qu'ils sont là.


"Oh non. Non. Non. Vous allez lui foutre la paix, parce qu'il a largement autre chose à faire que de supporter vos jérémiades et vous entendre lui vociférer dans les tympans que vous voulez revenir à la vie".

Le plus grand des deux siffles, celui avec le chapeau le plus mou.

"Oh oh. Toi t'as déjà essayé et tu t'es faite rembarrer. Ou alors, t'as même pas osé. Un gros chapeau, mais pas de troupeau..."


Ils ricanent encore. Je suis tellement focalisée sur ces deux trous du cul que je n'entends pas le son pourtant singulier marquant l'arrivée d'intrus, plus loin dans le champ. Ce n'est que lorsque je vois passer Cinq et Diego à côté de moi en direction de deux femmes inconnues, que je réalise qu'il se passe quelque chose d'anormal. Mais les deux spectres s'en moquent, et l'un d'entre eux est déjà en train de se diriger vers Klaus, qui sort actuellement de la grange derrière Luther et Allison en essayant de voir ce qui se passe au loin. Et je m'interpose entre lui et les deux cowboys. Dérisoirement, parce que je ne pense pas que nous puissions eux et moi interagir 'physiquement'.


"Vous voulez savoir la vérité ?" dis-je, essayant de donner l'impression d'être sûre de moi. "La vérité, c'est qu'il ne peut pas vous ramener, là tout de suite. Mais en attendant qu'il le puisse, je vous déconseille de le faire trop chier, parce que sa liste noire de tous les emmerdeurs spectraux est déjà longue. Le jour venu, il n'oubliera pas vos faces de mulots et vous laissera croupir au milieu du maïs, au lieu de vous ressusciter".


Je me demande où j'ai appris à bluffer ainsi. Parce que - d'une - je n'ai aucune garantie que Klaus puisse un jour faire quoi que ce soit de ce genre, et de deux, s'il les voyait maintenant, il aurait oublié leurs tronches en moins de dix minutes. Mais les deux cowboys sifflent de concert.


"Wow wow wow, Luke, elle est sérieuse".

"Et comment, Duke, encore la preuve qu'il y a deux façons de discuter avec une femme, et qu'aucune d’entre elles ne fonctionne".

Derrière nous, des éclairs sillonnent la grange, qui tremble de toute part sous l'énergie déplacée par Harlan.

"Fermez-la avec vos proverbes sexistes datant de la ruée vers l'or. Et tentez un truc inédit : être sympas et serviables avec lui, plutôt que de le harceler".


Luke et Duke ? Sans déconner ? Je n'arrive pas à croire que je suis en train de tenir cette conversation avec l'archétype des fantômes qui ont historiquement ruiné les nuits de Klaus, et les miennes avec. Je m'apprête à leur balancer encore un bon mot bien senti, y prenant finalement un malin plaisir, mais mon regard est attiré en direction de l'endroit où Diego et Cinq se trouvent, par delà le petit groupe d'Allison, Luther et Klaus qui les observent. J'avise la mallette que tient l'une des deux femmes aux chaussures rouges. Mais ce qui capte mon attention par dessus tout...


Mes yeux s'écarquillent.


Celle de gauche, celle à la peau brune qui porte des cheveux coupés au carré. Elle porte en elle les mêmes particules dorées que celles qui causent tant de tort en ayant 'contaminé' Harlan aujourd'hui.


"Oh putain de merde", je souffle en sentant mon estomac se retourner, plus sous le coup de la réalisation que de la moindre crainte.

"Jeez, elle jure beaucoup, la fille du Nord. Allez viens, Luke, on va..."


D'un coup, la phrase du vieux cowboy est interrompue par une myriade de sons. Ceux de l'apparition, en chaîne, de dizaines, de centaines d'agents en costumes-cravates bleu-foncé. Certains portant des masques stupides représentant d'absurdes animaux, arrivant au moyen de mallettes. Des tueurs de la Commission Temporelle, à n'en point douter. Les anciens collègues de Cinq. Certainement pas venus ici pour célébrer son pot de départ à la retraite.


"Merde, merde, merde".


En un instant, Duke comme Luke ont disparu, peut-être parce qu'ils ont senti au frisson de ma propre énergie spectrale que la situation était sérieuse. Cette fois, on n'a pas juste affaire à un Suédois mort dans un canapé avant même l'invention d'Ikea. Cette fois, c'est une marée humaine qui s'apprête à déferler sur les êtres insignifiants que nous sommes.


Mais que veulent-ils à la fin ? Est-ce parce que nous avons empêché une nouvelle Apocalypse, qui n'avait même pas cours dans la timeline originelle ? Est-ce pour s'assurer qu'une autre doit ~encore~ arriver ? Ou est-ce juste par représailles, dans le simple but d'éliminer Cinq... d'une façon carrément disproportionnée, si tel est le cas ?


Je n'ai pas le temps de me poser longtemps la question. Déjà, la femme pomponnée à joli chapeau laisse tomber un mouchoir, comme dans les dramas historiques de ma grand-mère, et cette armée farfelue mais létale se met immédiatement en mouvement. Subitement, leurs cris s'élèvent, ainsi que le martellement de leurs pieds sur ce qui étaient encore récemment des prairies d'abondance. Ils soulèvent la poussière, brandissant des armes de précision, contournant leur commanditaire, qui reste immobile et satisfaite, à côté de la fille au pouvoir dont j'ignore encore les effets.


Il serait impossible de ne pas avoir le réflexe de reculer. De fuir. Même à l'état de spectre, auquel fondamentalement plus rien n'est supposé pouvoir arriver. Car des tirs s'élèvent. En salve. Provenant de partout. Passant à travers moi. Si j'ai quelquefois été capable de m'infiltrer dans la mécanique des armes de tir pour dévier la trajectoire des balles tirées, j'en serais incapable en cet instant, car il y en a bien trop. Des centaines, des milliers, provenant de toutes les directions, fendant l'air au dessus de cette neige qui n'aurait jamais dû exister.


J'ai vu Cinq téléporter Diego pour se mettre à couvert derrière un tracteur, Luther, Allison et Klaus plonger lamentablement derrière des mangeoires de foin humide. Une stratégie 'à la Hargreeves', c'est-à-dire aucune, mais que pourraient-ils faire ? Il pleut du métal, littéralement, et même si ce ne sont pas des nukes, il me semble bien improbable de pouvoir réchapper du tsunami d'agents qui déferle en trombe en direction de l'endroit où nous nous trouvons. 'Ut Malum Pluvia' : 'quand le Mal pleut'. Encore une fois.


D'un coup, Diego tente l'impossible. Il détourne cette nuée de balles, il donne à Cinq le temps de foncer vers la maison. Il en manipule leurs trajectoires - plus virtuose que jamais - les redirige vers une citerne de fioul, alors qu'il aurait pu flinguer d'un coup une bonne rangée de ses assaillants. Je reste pétrifiée tandis qu'elle explose : si j'avais un corps, possiblement, je tremblerais.


Ce qui me ramène à moi est de voir Klaus se boucher les oreilles, recroquevillé contre Luther qui protège aussi dérisoirement Allison, derrière les frêles mangeoires. Klaus met toujours les mains sur ses oreilles de cette façon, lorsque le bruit ou simplement la situation l'effraie, ce qui retourne toujours mon estomac, et que je n'avais pas vu depuis longtemps. Luther m'a avoué un jour, au dessus d'un petit déjeuner à Hargreeves Mansion, que lui aussi, une pluie de balles le tuerait. Les rumeurs d'Allison ne peuvent rien non plus contre cette marée. Et - bon sang - ma place ne peut pas être de juste rester plantée là.


*Shhht!*


Une nouvelle fois sans le moindre craquement, je téléporte le spectre que je suis à côté d'eux. Ma main passe de nouveau à travers le bras de Klaus avec impuissance, tandis que la grêle de balles continue à déferler, traversant parfois le foin des mangeoires. La ruée d'agents de la Commission approche, approche, implacable, dans le martellement de leurs chaussures habillées et la clameur de leurs cris.


Mais à ce même moment, son s'élève, surpassant les clameurs et la mitraille. Un son qui défie le spectre audible, qui fait vibrer l'énergie et la matière en toutes choses. Au dessus de la grange - la peau blanche, les yeux brillants et figés - Viktor est en train de s'élever dans les airs, d'une façon que lui-même ignorait probablement pouvoir maîtriser. Je reste figée, nous le restons tous.


Ce qui s'apprête à se produire, nous pouvons tous le deviner.


Les poings fermés, il est en train de préparer la libération d'une colossale onde sonore, qui se traduira en une immense déflagration, cette fois, de façon parfaitement contrôlée. Tandis que Luther englobe un peu plus Allison et Klaus, je ressens comme eux de la peur. Pour eux. Mais aussi - pour Viktor - le plus immense respect.


Il ne faut que quelques secondes pour que son onde de choc déferle, faisant vibrer nos tympans, se déployant circulairement depuis l'épicentre qu'il est. Soufflant tout sur son passage sur l'herbe clairsemée de neige de la prairie, l'onde balaye déjà les corps des premiers agents tout en mallettes et fusils. Je vacille, face au phénomène-même qui m'a tuée pour avoir été 'à bout portant'. Mais mon réflexe n'est pas de me protéger moi.


Sans même le faire de façon consciente, je dresse en une seconde autour d'Allison, Luther et Klaus une sphère d'énergie bleutée. Frêle, ondulant comme l'eau d'une ondée, mais bien réelle. J'ai protégé Jill de cette façon, j'ai tenté de contenir Viktor. J'ai même sauvé une vache, à Rishikesh. La déflagration de Viktor approche, tandis que je ferme les yeux, mes paupières serrées. Elle encore plus proche, inexorable, faisant déjà trembler mon entité spectrale.


*SHHHHHHRRRAAAAA*


Au moment où elle me traverse, je peux la sentir comme un bain d'eau glacée, cette énergie colossale : comme si ce sens était le tout dernier à me rester. Mais il y a plus. J'ai l'impression que j'aurais pu m'y accrocher. Que j'aurais pu utiliser ce choc pour revenir. Dans l'instant, je comprends pourquoi je n'ai pas encore pu me matérialiser.


Je n'ai pas de corps à réintégrer : je dois le rematérialiser de toutes pièces après avoir converti mon énergie spectrale en énergie ordinaire. Ce sont trop d'étapes : pour un être tout entier qui plus est. Je m'épuise à mi-parcours, comme à trop vouloir me téléporter. Mais un tel choc, un tel apport d'énergie... pourrait me donner le coup de pouce me permettant d'économiser mes forces. Comme la décharge d'un défibrillateur serait capable de faire repartir un coeur arrêté.


Malheureusement, le temps que je réalise ceci, la vague est déjà passée. Ma sphère n'a pas tenu, autour d'Allison, Luther et Klaus, mais ils semblent heureusement indemnes, et Klaus lève les yeux vers Luther dont l'immense bras est encore en train de le serrer. Sans un mot d'abord, ils se regardent tous les trois, réalisant que la tempête de mitraille a cessé.


"C'est terminé...", ose espérer Allison.


Et alors, je prends conscience du spectacle de terrible désolation qui nous entoure. De l'immensité de la zone soufflée ne laissant que la prairie dévastée : jonchée des corps inertes des assaillants de la Commission, à perte de vue. Des formes en costumes bleus, à présent sans vie, des mallettes éparpillées. Mais de nouveau, je suis saisie tandis que mes yeux glissent sur les deux femmes qui avaient lancé l'assaut. Là-bas - à l'autre bout du pré - elles aussi sont indemnes dans leurs chaussures rouges. Bien protégées. Luther, Klaus, Allison, manquent de s'en étrangler.


Elles se tiennent droites et menaçantes... à l'intérieur d'une sphère d'énergie en tous points semblable à celle que je viens de générer.


"Comment elles font ça ?"


Cette parole de Luther vient de résumer le fond exact de notre pensée à tous, mais moi, je peux toujours les voir, ces particules dorées qui dansent dans l'énergie vitale de la fille de gauche.


Celle qui semble avoir à peu près notre âge.

Celle qui est - sans conteste aucun - l'une d'entre nous.


D'un coup, me revient le souvenir de l'une des visions que j'ai eues au travers des yeux de Cinq. Des chaussures rouges, une bagarre dans un hangar, des téléportations précises. Bon sang. Est-ce que son pouvoir est le même que le m...


Comme une réponse à la question que je n'ai pas posée, quelque chose change de nouveau dans l'air. La même onde sonore que celle que Viktor vient de concentrer. La même lueur à sa poitrine, la même blancheur dans ses yeux. Et à son tour, la fille s'élève dans l'air vibrant, au dessus de la prairie... prête à générer la même déflagration que celle que Viktor vient de libérer.


"Oh bordel de merde", je murmure d'une façon que Klaus est le seul à entendre.


Il recule, tout comme ses frères et soeurs, mais il est trop tard, bien sûr. Bien trop tard pour l'éviter.


Je ne sais pas quelle présence d'esprit me traverse. J'ignore par quel réflexe je parviens à ne pas juste rester dans une pétrification sidérée. Dans ma tête de fantôme, une seule pensée s'impose : j'ai une seconde chance à présent, et si une nouvelle onde de choc d'énergie me traverse, je dois cette fois l'utiliser. Cette fois, je ne dresse pas de sphère, je concentre les forces qui me restent ailleurs. Je me place délibérément en avant de ces foutus mangeoires criblées d'impacts de balles, et je contemple frontalement le raz de marée arriver.


*SHHHHHHRRRAAAAA*


De nouveau, la vague nous balaye, propulsant Allison, Klaus et même Luther comme des brindilles dans les airs. L'énergie colossale née des ondes sonores entre de nouveau en collision avec mon être. Et cette fois... je la retourne littéralement pour l'utiliser à mes fins. Cette pétasse a volé ma sphère d'énergie ? Qu'à cela ne tienne. Moi aussi, je vais tirer le meilleur parti du pouvoir dont elle fait usage contre nous.


Ma comparaison précédente avec un défibrillateur n'aurait pu être mieux choisie. Ce n'est plus un fourmillement que je ressens dans mes mains, dans mon corps : c'est un retour brutal à l'intégralité de mes sens, jusque dans la perception-même de tous les flux électriques qui parcouraient encore mes nerfs hier. Je sens mon énergie propre changer, revenir à celle que j'avais toujours connue. Sans effort, mais l'intensité de la sensation me dépasse, et je m'écroule à genoux. Je suis encore invisible.


Je suis encore immatérielle. Et pourtant tout, dans ma nature-même, est en train de changer.


J'halète, je tremble. Mais juste à côté de moi, après un temps qui me semble infini, je vois une paire de Dr Martens rouges entrer dans mon champ de vision, sur le sol gelé. Je lève les yeux sur un pantalon noir joliment coupé, sur une veste de cuir noir que j'aurais pu aussi porter. Elle a le regard dur, et une insolence que je me suis aussi connue par le passé. Une attitude désinvolte et sûre, et une forme de jugement, tandis qu'elle m'observe avec les yeux plissés.


"Merde. Je n'arrive même pas à savoir si t'es un putain de fantôme ou pas".


A cette simple parole qu'elle m'adresse avec un parfait accent british, je comprends ce qu'elle voit. Tout comme Klaus le ferait, elle est en train de voir l'énergie spectrale lentement transmuter à l'intérieur de moi. Redevenir ordinaire. Mais je ne peux rien faire, submergée par ce qui est en train de se transformer dans mon être. Je la regarde en tremblant, recroquevillée ici. Et avec un rire effronté qui perce mon esprit redevenu bien vivant, je la vois passer par dessus moi et s'éloigner vers la maison de Sissy. Ma tête se pose sur le sol tandis que je serre mes côtes intangibles sur l'herbe saupoudrée de neige. Longtemps. Trop longtemps.


"Bon sang, mais qu'est-ce que c'est que cette belette explosive..."


Tandis qu'il s'approche, Klaus manque de trébucher sur une mitraillette. Il est suivi à distance de Luke et Duke - sous leurs fantomatiques chapeaux de cowboys - qui semblent assez fiers d'avoir eu l'occasion de mettre en pratique mes recommandations. J'ai cru les entrevoir le rattraper au vol pour l'empêcher de s'écraser au sol, et je devine par là qu'il a su instinctivement les matérialiser comme il l'avait fait avec Ben. Je suis fière de lui, très fière. Mais en cet instant, mon cerveau nouvellement câblé n'est plus guère en état de penser.


"Tu te rends compte que c'est l'ex de Diego ?", me dit-il en rajustant son long manteau et en époussetant de la bouse séchée. "C'est dingue, la vie. On aurait tourné le dos deux ans de plus et ils auraient déjà eu six gosses."


J'essaye de lever la tête, peinant à fixer mon regard dans le sien. Alors c'est elle, la fille qui était avec Diego le soir où Cinq m'a proposé de m'héberger chez Eliott. Mais je me fiche un peu des ragots croustillants, là tout de suite, franchement.


"Tu... tu me vois encore...", je balbutie, et il soupire en contemplant le bazar que je suis.

"Quel patchwork d'énergies, Rin. Tu ressembles à un manteau Desigual".


Je convulse presque, une fois, comme si je toussais. En moi, l'énergie spectrale continue de transmuter vers l'énergie ordinaire. Je ne me souvenais juste pas que c'était aussi perturbant.


"Je ne me suis jamais foutue de ta gueule quand toi tu étais misérable, Klaus..."


Il rit doucement, ne réalisant clairement pas à quel point ce qui est en train de m'arriver est crucial pour moi. Mais il tourne soudain la tête en entendant un appel affolé. Diego. Un peu plus loin, ce dernier se trouve coincé sous le poids d'un tracteur, projeté lui aussi là par la seconde déflagration.


En quelques secondes, Klaus converge jusqu'à lui tout comme Allison, Viktor et Luther, et fait littéralement semblant d'aider ce dernier à soulever le tracteur, juste pour pouvoir prétendre avoir participé. Bien plus lentement et péniblement, je traine ma carcasse invisible et intangible jusqu'à eux, et je m'écroule de nouveau aux pieds de Klaus, tandis que les dernières bribes d'énergie spectrale qui me restent continuent de revenir à la vie.


"Team Zero, inarrêtables !", lance Diego en tapant dans la main de Luther, son enthousiasme ne trouvant une nouvelle fois aucun écho et faisant un bide complet. Allison se contente même de regarder partout autour de nous.

"Ok, vous savez où Cinq est passé ?


Luther se retourne brièvement en direction du mur de brique écroulé de la maison tandis que je tousse de nouveau.


"J'sais pas, il ne doit pas être bien loin. Et au fait Diego : ton ex peut se téléporter comme Cinq".

"Elle m'a lancée une rumeur pour m'empêcher de respirer".

Entre deux hoquets, je cligne trois fois des yeux et prononce sans savoir si quiconque m'entend :

"Elle a dressé une sphère d'énergie de protection, comme moi..."

Et Klaus ajoute :

"Et elle a détruit la moitié de la ferme avec une onde de choc. Quel manque d'originalité".


Elle peut faire tout ça ? Elle manipule le son, l'énergie, elle voit les fantômes, elle peut exercer un contrôle mental comme Allison ? Cette belette explosive - comme l'a appelée Klaus - et pour paraphraser les mots que Cinq a un jour eu envers nous - est bien plus que juste "une autre nous", ce que Viktor résume en un instant.


"Si elle peut faire tout ce qu'on peut faire, c'est comme si c'était l'une des nôtres".

"Ouais, c'est ça oui...", rit doucement Luther avant que les mots finissent par lentement venir percuter son cerveau. "Non. Non, arrêtez, c'est pas possible..."


Je soupire dans mon invisibilité tandis que mes sens revenus semblent enfin se calmer. Mon entrée en scène dans le panorama des Hargreeves - il y a plus ou moins longtemps en fonction de celui que vous considérez - a clairement préparé certains d'entre eux à accepter rapidement cette éventualité. Et malgré tout, il est sidérant - même pour moi - de le réaliser.


"C'est une hypothèse qui se tient", soupire Allison.


Un silence troublé passe au dessus de notre conciliabule estomaqué, du genre de ceux que Klaus brise en général par une blague douteuse. Je le vois baisser les yeux vers moi, signe qu'il voit encore les dernières bribes de l'énergie spectrale qui achève de me quitter. Son sourcil se lève de façon infime, tandis qu'il dit en me fixant avec un diabolique et impassible sarcasme :


"Ouais, mais on a toujours été que sept..."


Je ris presque, je laisse un léger fourmillement se saisir de ma main. Et lentement mais sûrement, je laisse la matérialité revenir à mon poing.


Pour mieux lui écraser le pied.


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Notes :


J'ai pris un plaisir fou à écrire ce chapitre et ce début de "bataille". L'occasion pour moi de combler ici deux vides scénaristique : la façon dont Viktor comprend que les 'marigolds' sont passés à Harlan, et la raison pour laquelle les deux cowboys - nos amis Duke et Luke - rattrapent Klaus lorsqu'il se fait projeter.


Harlan est déjà capable de sentir les 'marigolds', tout comme Rin et - en réalité - Viktor. Un fait qui sera crucial pour la saison 3, et que j'ai choisi de déjà introduire ici. A présent, vous saurez aussi que la sphère de protection dressée par Lila pour se protéger de l'onde de choc de Viktor... était en réalité empruntée à Rin.


Je me suis longtemps demandé comment gérer la phrase de Klaus, au sujet du fait qu'ils n'étaient que sept. La solution s'est tranquillement imposée à moi au fil de l'écriture, au point que je la regarde en face et en face le titre du chapitre.

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