Une courbure de l'espace-temps (saison 2)
Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 2, épisode 8, autour de 38:08 (juste avant la scène où Allison et Raymond finissent d'enrouler le suédois dans le tapis, et l'arrivée de Diego avec Herb). TW : évocation d'un cadavre, interrogatoire moyennant l'usage d'une électrocution.
---
Vendredi 22 novembre 1963, 11h21
'Hargreevisme'. Nom commun à caractère de néologisme, désignant toute forme de situation improbable - et généralement stressante, dangereuse voire létale - se déroulant de près ou de loin en présence de l'un des Hargreeves. N'importe lequel. Un phénomène bien documenté (par moi et malheureusement par leur père), dont le pouvoir dévastateur tend à augmenter de façon exponentielle lorsque leur nombre croît. A partir de trois, les ennuis sont significatifs. A quatre, vous devez mettre en marche des mécanismes de gestion de l'anxiété. A partir de cinq, l'intégrité même du tissu du réel commence à être menacée, et à 6 (ou 7, si vous comptez que l'au-delà a aussi droit à son lot de perturbateurs), alors l'apocalypse est proche, voire inéluctable. Au moins métaphoriquement.
Je n'imaginais pas - hier - que la flaque de vomi de la ruelle derrière Commerce & Knox puisse finalement être insignifiante, en comparaison de ce qui m'attendait pour la soirée, après être finalement repassée au Manoir pour passer une autre tenue que ma salopette de jardinage. Un jean's simple à taille haute, et une tunique certainement encore trop hippie à mon goût. Croyez-le ou non, j'avais à peine terminé de remettre mes chaussures lorsque le téléphone a sonné et que Jill m'a appelée.
C'était Klaus. Et - avec une voix tout à fait louche - il m'a demandé si je pouvais passer chez Allison pour les aider à "rectifier la déco d'intérieur du salon".
C'est un don, de sembler dire des choses complètement à côté de la plaque, et d'être pourtant aussi factuel et juste. Klaus excelle dans ce domaine : son bullshit fait pratiquement toujours sens, surtout quand le fond de réalité - au delà - est terrible. J'en ai encore eu l'illustration - hier soir - au cours du plus formidable 'Hargreevisme' connu depuis l'Apocalypse de 2019.
Je suis arrivée en taxi. Assez tard. Et là, sur le canapé du petit salon cosy des Chestnut, le cadavre d'un grand baraqué blond rigidifiait tranquillement.
J'ai su qu'Allison et Raymond avaient été attaqués dans leur propre foyer, pour des raisons qui me sont floues, mais que je suppose être de nouveau en lien avec les agissements de Cinq. J'ai su qu'Allison avait utilisé une Rumeur et poussé l'un des assaillants à tuer son propre frère. Elle ne se sent pas très bien, et moi non plus, je l'avoue. Et même si Klaus a fanfaronné un moment sur ses prétendues aptitudes à se débarrasser des 'objets encombrants', sachez toutefois qu'il n'a pas fait mieux que nous autres : à savoir de rester plantés là toute la soirée, écroulés autour de la table. Choqués, sans pouvoir décider quoi faire.
Alors pourquoi Klaus m'a fait venir ? Il s'est dit que je pourrais téléporter le bonhomme dans un endroit qui aurait fait disparaître toute preuve : directement au dessus d'un incinérateur de la déchetterie, ou sous les fondations d'un gratte-ciel en construction. Rien que de très logique, dans son cerveau à lui. Mais je suis incapable de m'approcher de cette figure immobile aux yeux révulsés, son expression figée dans la douleur, la surprise et l'incompréhension. Je ne le pourrais pas. Et j'ai dormi dans la véranda du perron, incapable de remettre un pied à l'intérieur, même pour aller monter les escaliers.
Assise à même le trottoir près de la jolie pelouse baignée dans la lumière ambrée du matin, je passe une main sur mes yeux. La vérité est que je n'ai jamais vu de cadavres, à deux exceptions près : les tireurs d'élite du théâtre Icarus, déshumanisés sous leurs masques semblables à ceux d'immenses fourmis, et malheureusement ma mère, dans un passé dont je préfère ne pas me rappeler. Voir des fantômes dans l'énergie spectrale est autre chose. Paradoxalement, ils ne m'inspirent rien d'autre qu'une puissante et violente pulsion de vie, là où ces corps inertes ne sont plus rien que du néant.
Je serre mes genoux contre ma poitrine, et je regarde les gens du quartier aller et venir. J'ai passé une large partie de ma matinée à observer les familles qui circulent, ignorant tout de ce qui se passe à l'intérieur de la coquette maison de leurs voisins. Certains portent leurs vêtements du dimanche, alors que nous sommes vendredi : ils sont en route pour se rendre sur Grassy Knoll, voir la visite de Kennedy à laquelle mon esprit ne parvient même plus à penser.
En tendant l'oreille, je peux entendre que les discussions sans fin ont repris à l'intérieur du salon. Je viens d'entendre glisser des meubles et soulever le tapis. J'espère qu'ils n'ont pas l'intention d'enrouler le type dedans pour pouvoir le déplacer plus facilement. Dans mon dos, j'entends toutefois le grincement maintenant familier de la porte de la véranda, et le bruit de trois pas descendant les petites marches. Puis une voix grave, belle et profonde quoique perturbée en cet instant, qui me dit :
"Tu ne veux toujours rien manger ?"
Je secoue la tête et regarde rapidement par dessus mon épaule, vers celui que j'ai finalement enfin formellement rencontré hier soir au milieu de cette situation dramatique. Celui qui sent le bois de cèdre, et qui transporte une érudition charmante, sous le nom de Raymond. Ray, que nous avons libéré il y a quelques jours, et que j'aurais souhaité apprendre à connaître dans d'autres conditions que celles-ci.
"Je n'ai pas tellement faim", je lui réponds honnêtement. Et je vois à son air qu'il n'est pas plus habitué que moi à ce genre de situations.
Celle-ci pourrait d'ailleurs être terrible pour eux, pour lui, surtout avec ses précédents carcéraux des derniers jours. Le corps d'un homme décédé à son domicile, blanc comme un glacier nordique qui plus est. Je tremble pour lui comme pour Allison, et je regrette d'être tellement incapable d'aider.
"Je suis désolée, Ray... de ne pas pouvoir faire plus".
Il vient s'asseoir à côté de moi sur le trottoir, et sa présence me tranquillise quelque peu. Il dégage une forme de phlegme digne que je ne saurais pas bien décrire, mais que je peux comprendre qu'Allison ait aimé. Il est choqué par ce qui arrive, lui aussi. Et il me dit :
"Tout ça n'a aucun sens. Je n'aurais même pas imaginé que tu aurais pu... transporter 'ça' en un clin d'oeil..."
Je le fixe, même si lui regarde en direction de la façade de la maison de ses voisins. Je devine qu'il ignorait tout de la vie passée d'Allison il y a encore peu de temps, et qu'il est tombé de très haut ces jours-ci, confronté à l'idée-même de 'pouvoir' pour la première fois. Il me semble en lutte contre un chaos intérieur encore pire que le mien, et j'imagine que quand un 'Hargreevisme' de cette nature vient fracasser tout ce qu'on croyait savoir sur son mariage, il est encore moins facile à supporter. Et il me demande, à mi voix :
"Combien vous-êtes, exactement ? Il semble en arriver toujours plus..."
Je souffle avec un faible sourire, réalisant qu'il m'assimile à Allison, Klaus, et - j'imagine - Luther, sans faire la distinction que moi j'ai toujours fait. Mais je devine aussi qu'il ne sait rien de ce dont nous venons, rien non plus au sujet de l'Umbrella Academy. Et ce n'est pas à moi de lui raconter tout ça.
"Allison a six frères", lui dis-je simplement. "Il y en a un que tu ne verras pas".
Mais qui se trouve présentement dans son salon, et ça, je ne peux pas le lui déclarer ainsi à la légère, au dessus de son gazon. Il n'a pas besoin de ça.
"Tu ne fais pas partie de la famille ?", demande-t-il au dessus de sa chemise couleur brique à présent froissée, et je pince les lèvres.
"Non. En tout cas pas dans le sens où on comprend conventionnellement le mot 'famille'".
La vérité, c'est que l'essence-même de ce que nous sommes est de plus en plus floue, pour moi, surtout depuis que je sais que Reginald Hargreeves a délibérément choisi de me faire 'pousser' sur un terreau extérieur, mais malgré tout choisi par lui. Et forcément, même si je n'en parle jamais, je me pose aussi de plus en plus une question à laquelle je doute de pouvoir trouver une réponse, mais que Ray exprime immédiatement à voix haute :
"Qu'est-ce que vous êtes tous, exactement ?"
Je serre un peu plus mes genoux contre moi, je pose mon menton dessus. Et tandis que trois jeunes gens passent devant nous en agitant de petits drapeaux imprimés de la tête de Kennedy, j'hausse les épaules avec impuissance.
"Je n'en sais rien. Je ne crois pas qu'aucun de nous en ait la moindre idée. Je peux juste percevoir..."
Il me coûte de le formuler à une autre que Cinq.
"... que nous sommes faits différemment".
Et il me demande, d'une façon qui me fait réaliser à quel point toute cette situation est perturbante, pour quelqu'un tout juste propulsé dedans :
"Vous n'utilisez pas ces facultés à mauvais escient, n'est-ce pas ?"
"Non, bien sûr que non...", je lui réponds.
Pourtant, je reste à le regarder, parce que la réponse n'est en réalité pas aussi triviale, surtout maintenant qu'un type est mort sous l'une des Rumeurs d'Allison. Dans une claire situation de légitime défense, certes, mais qui fait écho à tant de choses qui ont déjà pu arriver, y compris une Apocalypse ayant éradiqué l'humanité. Sans même aller jusque là, je pense à mes petits boulots illicites du passé. A un certain culte, ayant eu un impact sur tant de vies. Et vraiment, je me demande parfois où se situe la limite dans le fait que nos existences soient bénéfiques ou non. Je soupire.
"Nous faisons tout pour essayer d'arranger les torts que nous causons, en tout cas. Mais..."
Je vais lui faire un aveu, et je ne fais pas facilement :
"... aucun de nous n'a choisi de naître ainsi, et c'est surtout beaucoup d'ennuis, pour ne pas dire de souffrance".
Après avoir parlé avec Luther, j'ai cette certitude : aucun des Hargreeves n'a été épargné. Rétrospectivement : même moi, je ne l'ai pas été. Mais ce qu'il a besoin de savoir en premier lieu est :
"Pour Allison y compris".
Ray regarde vers le ciel bleu limpide de Dallas puis repose les yeux sur moi. C'est un homme intelligent, incroyablement même, et à son regard pénétrant, je devine immédiatement de l'empathie, même s'il lui fait mal de réaliser que son Allison ait pu avoir une vie bien différente de ce qu'il avait cru. Il hoche la tête, lentement, conscient de tout ce qu'il ignore d'elle en dehors de la réalité qu'elle s'est construite ici de toutes pièces. Sans Rumeurs, à la sueur de son front et de son âme, mais une nouvelle fois sur des sables mouvants. Il prend une grande inspiration.
"Au moins vous êtes plusieurs", dit-il. "L'esprit oublie toutes les souffrances quand le chagrin a des compagnons et que l'amitié le console".
Cette citation - pour une fois bien différente de paroles de Beyonce - me semble appartenir à Shakespeare. Elle me fait à la fois du bien et du mal, parce qu'elle rejoint aussi l’interrogation de Reginald Hargreeves à son 'dîner léger', à savoir 'pourquoi ne faites-vous pas équipe ?', et je lui réponds, avec toute la gentillesse que je possède :
"Il me semble souvent que nous sommes juste bons à être un assemblage de gens seuls".
À ce moment, la fenêtre du salon s’entrouvre, et la tête chevelue de Klaus passe dans l’entrebâillement au milieu des rideaux de coton orange.
"Ray... Eh, mon beau-frère préféré, tu peux venir prendre le relai ? J'ai besoin de m'asseoir cinq minutes dans ce joli sofa..."
Raymond se relève, et replace ses mains dans les poches de son pantalon bien coupé, tandis que je lui rends le sourire discret qu'il m'adresse. Je repose mon menton sur mes genoux, et je me concentre de nouveau sur mon souffle et la vie quotidienne du quartier, convergeant vers des événements historiques dont l'échéance se compte dorénavant en minutes. L'air de Dallas porte à présent presque les clâmeurs de la foule attendant le passage de la voiture de JFK. La fatigue de la mauvaise nuit dans la véranda me saisit, et je ferme les yeux un moment.
Cinq minutes, peut-être dix. Jusqu'à ce que le bruit de la porte ouverte avec force derrière moi me fasse soudainement revenir à moi.
"Rin-Rin, en piste !", me lance Klaus en me tirant de ma torpeur et me tractant sur mes pieds comme un sac. "On a pour de bon un début d'apocalypse sur le feu".
"Un début de..."
Mes yeux se posent sur Diego, que je n'avais pas vu arriver. Est-ce qu'il l'a fait pendant que je dormais ? Et il pose, résolu, ses yeux presque ardents :
"Viktor s'apprête à faire imploser un immeuble du FBI sur Dealy Plaza. Mauvais endroit, mauvais timing."
Klaus lève un index tout en ouvrant la porte de la voiture où Allison s'est déjà installée au volant.
"Et contexte géopolitique exécrable. Diego, combien de temps mettent des nukes intercontinentaux pour arriver d'Eurasie ?"
Tandis que ce dernier s'insère souplement sur le siège passager, le sommeil est balayé de ma conscience, et s'impose à mon esprit la chaîne causale qui me manquait à expliquer la vision que j'ai eue il y a deux ans au travers des yeux de Cinq. Si quoi que ce soit du pouvoir de Viktor a effectivement éveillé l'attention du FBI - surtout ici à Dallas en cette année 1963 - alors les conséquences pour lui seront possiblement terribles. Et lorsque quoi que ce soit de terrible arrive à Viktor...
"La bagnole c'est trop lent", dis-je en posant ma main sur la carlingue puis en refermant la portière, une fois Klaus assis à l'arrière.
Il m'adresse par la fenêtre ouverte des yeux interrogateurs pour ne trouver en face que mon expression résolue. Je recule, je regarde derrière moi. Déjà, mon esprit balaye les possibilités de saut dans l'espace sur lesquelles je peux compter pour me téléporter là bas, en plusieurs fois. Le sang tappe à mes tempes, aussi vite que bat mon coeur et que ronfle le moteur de l'auto. Je me penche à nouveau à la fenêtre, je les regarde tous les trois, et je leur dis en faisant un pas pour partir :
"Je vais essayer de vous faire gagner du temps".
---
11h42
Je suis arrivée sur les lieux en à peine cent-vingt secondes, autant que mes aptitudes me permettent de le compter. À la faveur de sept téléportations successives, pour couvrir toute la distance qui séparait la petite maison d'Allison de l'immeuble du FBI surplombant Dealy Plaza. Je suis essoufflée comme si j'avais couru alors que ce n'est pas le cas, tandis que je me cache entre deux conteneurs à ordures de l'autre côté de la rue. Partout autour, s'élèvent les clameurs de la foule venue voir passer le cortège présidentiel : un son ayant favorablement couvert le craquement de l'air à mon arrivée.
L'immeuble évoqué par Diego se dresse au dessus de moi, sans aucun signe ne me permettant de deviner que Viktor s'y trouve, possiblement interrogé, avec des moyens de pression que je n'ai pas envie de tenter d'imaginer. Une façade massive, blanche aux fenêtres carrées et noires. Je ne dois pas perdre de temps : je me rends invisible et immatérielle avant que quiconque ne puisse m'entrevoir sur les lieux. Entrer par effraction dans un immeuble fédéral ? Et moi qui m'étais promise de ne plus jamais faire ça...
Aussi normalement que vous passeriez les portes d'une supérette, je traverse celles du rez-de-chaussée, arrivant dans un hall que des employés arpentent chargés de dossiers, sans me voir. C'est un immeuble de bureaux ordinaire, au mobilier défraîchi, même pour l'époque. Tous les gens en présence mènent une activité normale, rien ne semble attirer leur attention. Et pourtant, moi je peux la percevoir, cette agitation de l'énergie environnante. Comme un son discret mais continu issu d'un diapason, à la frontière du spectre audible. Pulsant - parfois - à la manière d'un sanglot. Je ne sais pas ce qui est fait à Viktor en ce moment, mais l'énergie-même de cet endroit me transporte en cet instant sa souffrance.
Je dois le localiser. Je ferme les yeux, je me concentre. Je recherche autour de moi ces traces d'énergie singulière que j'ai parfois évoquées avec Cinq : ces particules dorées, vives, limpides à mes sens lorsque je suis proche des Hargreeves. Celles que je possède moi aussi. Et je peux les sentir. Là haut, au dessus de ma tête, dans les étages. Au quatrième. Non. Au cinquième étage. *Crac !*
Se téléporter sans être déjà allé physiquement à l'endroit que vous visez est un risque énorme, que je me souviens avoir discutté avec Cinq à notre rencontre, quand nous avons réalisé que je n'étais malgré tout 'pas un autre lui'. Et pourtant, c'est ce que je viens de faire, car je ne peux pas perdre de temps, en tablant sur le fait que les couloirs soient toujours centraux, et identiques à tous les étages du bâtiment. Celui dans lequel j'apparais sous couvert de mon invisibilité est assez large, desservant plusieurs bureaux, avec une partie délimitée par un petit comptoir. Il ne me faut que quelques secondes pour situer de nouveau Viktor, dans la pièce du fond dont les néons vacillent d'une façon malheureusement familière. Je me tapis dans mon immatérialité et mon invisibilité, je me glisse à travers un mur à la peinture au plomb.
Pour immédiatement me figer.
Là, dans cette petite pièce aux fenêtres calfeutrées, Viktor se trouve en présence d'un interrogateur en costume et d'une femme vêtue de blanc rangeant soigneusement une bouteille de LSD. Ses pieds baignent dans une solution saline, tandis qu'il est attaché sur un fauteuil électrique, me semblant destiné à lui administrer des décharges. Son visage est celui de la souffrance, derrière ses yeux fermés. Et le son comme l'énergie pleurent autour de lui - littéralement - dans ce qui me semble être une lutte avec lui-même, plus encore qu'avec ceux qui essayent de le faire parler.
"Redonnons-lui un peu de motivation", suggère la femme en blouse blanche, tandis que son collègue manipule une console de contrôle, provoquant immédiatement une décharge venant secouer Viktor. Mes yeux s'ouvrent avec horreur, tandis qu'il lui en administre une seconde.
"Nous arrêterons dès que vous nous donnerez le nom de votre commanditaire".
Je sens les ondes sonores s'agiter, autour de Viktor, entrainant une accumulation terrifiante d'énergie potentielle, parfaitement indécelable pour le moment aux deux agents fédéraux, qui ne savent pas à quoi ils exposent le monde par leurs actes. Pourtant autour de nous, à l'oeil nu, le monde autour semblerait totalement immobile.
Je le vois s'agiter sur la chaise, j'ignore tout de ce qui se déroule à l'intérieur de son esprit terrifié. Mais autant que je le peux, j'essaye de contrebalancer les vibration d'énergie qu'il agite. Je ferme juste les yeux. Je tente de les annuler, de les faire taire, pendant de longues minutes : un temps qui me semble infini.
"Je n'ai pas envie de continuer à vous faire ça", prononce l'agent, avec un calme qui me fait plisser les yeux de douleur tandis que je m’accroupis derrière la chaise électrique. Les convections d'énergie retombent, je m'accorde un peu de répit moi aussi, mais je sais que l'homme ne s'en tiendra pas là, et il continue :
"Mais j'ai une responsabilité envers la population, et je dois savoir".
Prend-il Viktor pour un espion soviétique ? Si tel est le cas, je me doute qu'il ira jusqu'au bout, dans ses moyens de le faire parler. Ce que je sais, c'est que pour en arriver à cela, l'état émotionnel de Viktor doit maintenant être celui d'une partition déchirée. Et l'homme assène, sa main de nouveau sur le bouton commandant une nouvelle décharge :
"Qui. Êtes. Vous".
Comme si cette question avait un écho terrible avec ce que Viktor mobilise à l'intérieur de son être, je sens immédiatement une nouvelle impulsion d'ondes sonores, cette fois plus puissantes. Son siège s'agite à présent de soubresauts secs, pratiquement comme s'il convulsait. Je n'ai pas le temps de penser. D'instinct, je provoque l'enrayement de la machine électrique, puis je m’agrippe de nouveau à l'agitation énergétique provoquée par les sons de Viktor. Je dois gagner du temps, même s'il se compte en seconde. Je dois tout faire retarder le moment où il provoquera une déflagration. L'empêcher, malheureusement, je pense que je ne le pourrai pas.
"Mais qu'est-ce qui se passe ?" demande la femme, affolée, tandis que les néons s'agitent, autant sous la souffrance de Viktor que de mes efforts à présent.
"Il faut qu'on l'arrête ! Il faut arrêter ça tout de suite !"
"C'est ce que j'essaie de faire !"
Mais les néons clignotent plus fort encore, et un halo semble naître de toute chose dans la pièce, dont l'épicentre est Viktor. Si je pouvais parler, j'implorerais son nom, tandis que j'essaye une dernière fois de contenir l'impulsion qui s'apprête à déferler. Qui grandit, encore et encore, les ondes sonores tourbillonnant au delà du spectre audible, frottant la matière qui finit par craquer de toute part sous la forme d'un rayonnement d'énergie. À présent, il rayonne dans toute la pièce, brillant, comme celui qui avait un jour envahi les beaux velours du théâtre Icarus. Et le corps de Viktor tremble de toute part, sans que je n'y puisse rien.
"Comment il peut encore être en vie ?"
Cette question est dérisoire, de la part d'un homme qui s'apprête en toute vraisemblance à perdre la sienne, de vie. Car d'un coup, quelque chose change à nouveau. Subitement, ce qui n'était qu'une pulsation s'élève comme une tempête faite d'énergie pure, faisant lâcher les minces digues que j'arrivais à imposer et trembler mon âme tout autant que le réel.
"Je me rappelle", murmure Viktor au milieu du chaos de lumière blanche qu'il déverse, et je recule avec impuissance.
D'un coup, l'énergie se propage, et je la devine envahir tout le couloir qui irradie de façon aveuglante. Un entrechoquement du couple matière-énergie mis en marche par les ondes sonores, presque insoutenable pour mon être dont le pouvoir résonne. Si j'avais été tangible, j'aurais incontestablement connu le même sort que les deux employés fédéraux, projetés comme des pantins exsangues au plafond. Et malheureusement, je me trouve moi-même réduite à un flux vibratoire, ballotée dans cette tornade comme une bouée dérisoire à la surface d'un océan furieux. Sidérée et impuissante, ne pouvant plus que contempler ce que je n'aurai fait que repousser de quelques instants.
A moins que...
Dans un dernier effort, un dernier espoir, je tente de dresser autour de Viktor une sphère d'énergie semblable à celle que j'ai parfois soulevé ces dernières années, y compris pour me protéger moi. Elle est à peine perceptible, au milieu des torrents qu'il déverse, dans de nouveaux mouvements de convulsion. A présent, je dois lutter pour maintenir mon intégrité énergétique, j'en prend conscience péniblement. Et je réalise qu'il ne me sera pas possible de maintenir à la fois cette sphère et mon homéostasie, face à cet ouragan.
Je vacille, je lutte, mais je dois maintenir cette bulle autant que je le peux. Aussi longtemps que possible. Jusqu'à ce que les autres arrivent, oui. Empêcher toute explosion qui serait perçue du dehors. Jusqu'à ce qu'ils soient là pour prendre le relai, même si j'ignore comment. Si je n'étais pas intangible, mes dents se serreraient à s'en fendre. Mais c'est dans mon énergie-même que se déroule la lutte, tandis que je tente perpétuellement d'empêcher mon être de se déliter dans ces tourbillons éthérés.
Je ne sais pas combien de minutes s'écoulent, combien de temps je résiste dans un état proche de la méditation à laquelle Klaus m'a si souvent poussée à m'exercer, du temps des voyages des 'Enfants'. Je crois que je viens de comprendre à quoi lui servaient ses foutus mantras : à se recentrer, à laisser le monde couler autour de lui sans en être affecté. À tenir plus longtemps sous les attaques inlassables, aussi insupportables que celles que j'endure à présent. Je dois tenir encore quelques instants, juste quelques uns...
Là bas, à l'autre bout du couloir, par delà les portes closes de la petite salle d'interrogatoire, je viens de percevoir l'infime mouvement électrique et mécanique indiquant la montée de l'ascenseur. Diego. Klaus. Allison. D'autres particules de lumière dorée. Ce ne peut être qu'eux : qui serait assez fou pour monter dans cet enfer ?
Je tiens encore, tout mon être vibrant d'une forme de rage. Mais une nouvelle volée naît des convulsions de Viktor, dont la poitrine se secoue au coeur de ma sphère d'énergie qui se délite de toute part. Une vague plus forte que toutes les autres, que je peinais déjà à contenir. Mes yeux se ferment. Je pousse un cri qui n'a pas de son.
Nul doute, une déflagration de plus en serait une de tr-
---
Notes :
Un cliffhanger, à la moitié d'un mot ? J'espère que vous ne m'en voudrez pas...