Une courbure de l'espace-temps (saison 2)

Chapitre 23 : L'azur par delà le Vide

3051 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 17/05/2024 09:08

Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 2, épisode 7, autour de 28:20 (environ au moment où Diego vient trouver Klaus au Manoir pour lui dire de venir au point de rendez-vous, puis au moment où Cinq est contraint d'abandonner la mallette).


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Jeudi 21 novembre 1963, 13h41


"Mark. Eh, Mark".


Autour de moi dans Avon street, les gens me regardent comme si j'étais le summum de l'étrangeté. Parce que je suis habillée en tenue de jardinage, peut-être. Mais plus probablement parce que je suis en train d'essayer de réveiller celui qui est encore plus invisible que je n'ai jamais pu l'être, aux yeux des habitants du quartier.


"Eh, salut mon pote".


Les yeux du sans-abris s'ouvrent vaguement sur l'étiquette de sa bouteille de Jim Beam, et il lutte un instant pour faire le focus, avant de sursauter en réalisant que c'est moi.


"La fille au Zeppelin ! Merde !"


Il recule, assis contre le mur latéral du cinéma où il a élu domicile. En ce jour ensoleillé de novembre, son 'spot' - devant la banque - est occupé par le camion du marchand de glaces dont la petite musique résonne dans le quartier.


"Tout va bien, tout est okay", lui dis-je, "je ne vais pas encore m'enfermer pour chialer, je te promets..."


J'ai bien conscience d'avoir été rude avec lui l'autre soir, après ma dispute avec Lloyd et Klaus, alors qu'il ne faisait que s'inquiéter. Je réalise aussi que je lui ai fait peur avec mon réflexe d'auto-préservation, et je ne sais d'ailleurs pas trop ce qu'il a pu en penser.


"T'enfermer ? T'as dressé une grosse bulle crépitante autour de toi, la môme, alors tu comprends que je sois en train de transpirer comme une fille de joie à l'église..."

"C'était une sphère d'énergie".

"J'ai vu. Et j'aurais cru que la gnôle avait fini par noyer mon cerveau, si Eliott ne m'avait pas confirmé que c'était bel et bien vrai".

"Je suis désolée".

Je lui dois bien des explications.

"Peine de coeur. Je n'ai pas géré correctement la situation. Et je te demande pardon".


Il me regarde comme si j'étais réellement l'une de ces extraterrestres que le dénommé Eliott attend depuis si longtemps. Étant donné la façon dont Mark m'a parlé de la maison de Wayne qui était hantée, à mes tous premiers jours ici, à sa façon de réagir à présent, je me rends compte qu'il est ouvert à l'improbable, à l'impensable. Et que peut-être sa solitude alcoolique l'y prédispose, malheureusement. Mais surtout, il y a une autre catégorie de choses inadmissibles, à laquelle il est habitué.


"Ça va, ça va", me dit-il. "T'avais besoin de couiner toute seule, okay. Et tu sais, les gens me traitent souvent encore moins bien que ça d'habitude.


Je sais que Stadler l'a chassé en lui jetant son marc de café, récemment. Et je ne peux me résoudre à supporter que l'on traite mal quelqu'un qui souffre déjà tellement. Mais aujourd'hui... je ne me trouve pas là par hasard. Je ne suis pas juste venue le saluer en passant, non. Je suis ~aussi~ venue pour lui.


"T'as quelque chose de prévu cet aprem ?", je lui demande, et il semble qu'une telle parole ne soit plus parvenue à ses oreilles depuis plus de dix ans. Une parole si quotidienne, pour beaucoup d'entre nous, que lui pleurerait presque d'entendre sonner à nouveau. D'un coup il me fait penser à Ben, lorsqu'il a rouvert les yeux sur le verger pour la première fois depuis sa mort, même si je ne le lui pardonne toujours pas. Et même si Mark, lui, est bien vivant malgré une forme de 'mort sociale' qui me peine.


"Je... non...", balbutie-t-il. "Je n'ai rien de prévu à part roupiller ici..."

Il se redresse maladroitement et me regarde en plissant ses paupières flasques, au milieu de son visage grêlé.

"Toi... t'as une idée derrière a tête, gamine".


Je souris un peu espièglement, je tire sur son bras pour le relever de son carton. Et en l'entraînant dans la ruelle qui s'enfonce dans le quartier derrière le cinéma, je lui réponds :


"Tu vas voir. Là bas il y a un vieil ami qui se souvient de toi".


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14h00


"Un, deux, trois !"


Dans un bruit de vieux bois brisé, la première planche qui murait la porte de la maison de Wayne Wilson cède sous la traction simultanée que nous exerçons, Mark et moi. Nous la laissons tomber au sol, par dessus le tas de planches déjà retirées de la fenêtre du salon. L'intérieur n'est pas réellement lumineux, il ne l'a jamais été, dans cette petite rue encaissée de la périphérie de Dallas. Mais au moins, l'air frais s'engouffre maintenant dans la bicoque, en faisant joyeusement danser la poussière.


Je n'ai pas eu besoin d'utiliser le ouija, un peu plus tôt, quand je suis arrivée avant d'aller chercher Mark. Wayne était là, il n'a en réalité jamais vraiment quitté l'endroit depuis le moment où je l'ai 'rencontré', en 1961. Il a attendu, ardemment, avidement, comme savent le faire les fantômes. Mais d'une certaine façon, il a veillé. Il s'est inquiété pour moi autant que Mark, l'autre jour. Et aujourd'hui, il m'a accueillie en me donnant une certitude lorsque j'ai matérialisé ses cordes vocales : il est possible de voir un fantôme heureux, fugacement, quand on lui donne ce qu'il veut le plus au monde.


"Alors tu dis que le vieux Wilson est toujours là ?"


Mark n'est même pas si étonné. Je vous l'ai dit : il est plus enclin à croire à l'au-delà que bien des gens. C'est grâce à lui que je me suis retrouvée ici. Et j'ai compris que ce n'était pas un hasard s'il m'avait parlé de cet endroit en '61.


"Tu avais raison, Mark. Elle était bien hantée, cette maison. Et tu m'as aidée d'une façon que tu n'imagines pas, en me donnant ce tuyau, ce jour-là".

"C'est tant mieux. Moi je l'aimais bien, le vieux Wilson".


Je souris, et je regarde à l'intérieur de la maison, dans l'obscurité résiduelle, en direction de la forme spectrale de Wayne que Mark ne voit pas. J'ai pu discuter un peu avec lui tout à l'heure... Une conversation qui a été fructueuse, je le crois.


"Il m'a dit que tu rendais parfois visite à sa boutique, dans le temps. Que tu étais même l'un de ses derniers clients".


Il est difficile d'imaginer Mark dans ses jeunes années, tant son physique est aujourd'hui marqué. Pour un peu, il aurait presque l'air d'un vieil homme, alors qu'il n'a pas cinquante ans. Il hausse ses épaules décharnées, et avec moi, il empoigne la planche vermoulue suivante, que nous retirons sans aucun mal. Il y a énormément de clous, nous devons faire attention à ne pas nous blesser. Et il me dit :


"J'avais... un certain goût pour les orchidées, autrefois. Avant."


Il arrache la planche suivante, seul, et l'envoie sur le tas. Par derrière ses petits rideaux, la voisine nous regarde. Je crois qu'elle n'est pas très contente de ce qui est en train de se passer, mais ça ne la regarde pas.


"Avant quoi ?", je risque tout en le laissant finir, et m'approchant de mon chariot où les chrysanthèmes et marguerites de la jardinière attendent leur heure dans le soleil. Mark soupire, et inspecte l'état du montant de la porte.

"Avant... d'être envoyé au 'Pays du Matin calme'".


Tandis que son incroyable accent texan prononce cette parole, je me fige au dessus des fleurs. A l'intérieur de la maison, je sens que Wayne vient d'avoir exactement le même sursaut, et je le sens se rapprocher de la fenêtre : comme pour écouter, tandis que Mark regarde au sol.


"Tu as servi... pendant la guerre de Corée ?"

Il dégage la dernière planche, et je devine au port qu'il a finalement, à ce moment, un peu du soldat qu'il a été, lui aussi.

"Je suis parti en même temps que Brian Katz. À ce moment, je pouvais encore dire que c'était 'un ami'".


Dans ce quartier de Dallas, tout le monde se connaît, et les gens de la même génération sont parfois littéralement des cousins. Alors, Mark a fait partie de ses soldats de l'époque, quelques douze ou treize ans en arrière, qui ont embrassé de belles paroles et vu leur avenir bouleversé à jamais. Je soulève la jardinière, et Mark vient rapidement m'aider.


"Tu ne reviens jamais indemne d'horreurs comme ça, la môme, jamais".

Nous déplaçons ensemble les fleurs, et je contemple ses mains usées par la rue. J'ignore de quelle façon Klaus n'a pas fini dans cet état.

"Je le sais en partie", je lui murmure.


Parce que je peux contempler - chaque jour et un peu trop à mon goût - ce qu'une autre guerre, en une autre année, a pu faire à celui que je tiens pour l'être le plus cher que j'ai. Je regarde Mark avec prudence, tandis que Wayne s'appuie dans l'ombre de la fenêtre.


"Qu'est-ce qu'il s'est passé quand tu es revenu ?"


Nous déposons la jardinière sous la fenêtre, et je prends aussi sur le chariot les trois petits plants de marguerites que je destine aux pots de céramique abandonnés là depuis des années.


"Mary... ne m'avait pas attendu", murmure-t-il. "Et les cauchemars, eux, m'ont rattrapé".


Je ne sais pas qui elle est, mais elle pourrait être tant de gens. Des histoires de vie comme celle de Mark, il y en a eu tant, au fil de ce siècle. L'Histoire n'a jamais épargné les humains. Je suis désolée pour lui, je sais ce que sont les nuits, quand de tels traumatismes remontent. Et il secoue la tête.


"Il est... vraiment difficile de ne pas se déconnecter de la société", me dit-il. "Oh Brian peut avoir l'air bien propre, mais il l'a fait aussi. En s'enfermant dans son putain de patriotisme, en ne regardant pas plus loin que ses pots de peinture, et en entraînant tous ses neveux avec lui".


Mes yeux se plissent douloureusement. Brian est devenu dur. Desséché de toute compassion, xénophobe : n'ayons pas peur des mots. Il est aussi seul que Mark, même s'il a un toit, et ne peut plus aujourd'hui l'exprimer que par sa volonté de façonner Dave à l'image d'un idéal qui l'a lui-même pourtant brisé. Je ne le déteste pas moins. Mais je le vois d'un coup lui aussi comme une victime, quelque part, au même titre que son neveu, que Mark ou Klaus.


"Tu n'as jamais réussi... à reprendre ta vie où tu l'avais laissée..."

Il hoche vivement son front dégarni autour duquel tombent ses cheveux gris et filasses.

"La banque n'a plus voulu d'un pochtron, la môme. Qui ferait confiance à un banquier aviné ? Je voyais double les billets..."

Cette banque. Celle-là même contre laquelle il pose encore son carton, au pied du mur de briques où je l'ai rencontré. Et il souffle avec ironie.

"Alors tu vois... les orchidées sont loin maintenant. Mais j'aimais bien le vieux Wilson, oh ça, je l'aimais bien".

"Il t'aimait bien aussi. Il est vraiment navré de ce qu'il t'est arrivé".


Je tape gentiment sur l'épaule de Mark, et j'emporte mon plant de marguerite à repiquer sur le rebord de la fenêtre juste derrière laquelle se trouve Wayne. Je soulève l'un de ses anciens pots en céramique vide pour le poser également sur le rebord. J'en retire l'accumulation de feuilles, de mégots et de papiers de chewing-gum que le vent y a apporté, et j'y place une belle quantité de terre riche que je répartis avec mon outil avant d'y laisser un trou.


"Mark, tu devrais aller voir sur la table basse, à l'intérieur...", dis-je avec un sourire par dessus mon épaule. "Et Wayne, est-ce que vous voulez la planter vous-même ?"


L'expression interloquée de Mark fait écho à celle du vieux fantôme, même s'ils ne se voient pas. Ils restent un instant tous les deux figés, mais Mark finit par entrer dans la petite maison, et Wayne par s'approcher un peu plus du pot qui se trouve maintenant devant lui.


Je regarde ce que je perçois de ses yeux spectraux. Je ne peux pas le matérialiser complètement comme je le ferais pour moi, mais rendre tangibles ses vieilles mains noueuses, je le peux. Ça ne m'est pas difficile : je l'ai tant fait pour Ben, depuis ce jour de 2019 où je lui avais permis de mettre un bon coup de poing à Klaus. Sans peine, je matérialise les doigts du vieux fantôme, prenant l'une d'elle dans la mienne et y déposant le plant de marguerite. Il en tremble, tout comme Ben tout à l'heure. Et avec une émotion fébrile, il dépose la fleur dans le creux de terreau qui sera la demeure de sa petite vie.


"Il y a des gestes qu'on oublie pas", lui dis-je, admirative.


Je ferme les yeux. À ce moment, je peux le sentir presque aussi matériel que moi, du bout de ses doigts à son poignet, son énergie spectrale résonnant avec la mienne. Je me sens capable de remonter jusqu'à son avant bras, son coude, presque comme je le fais avec ma propre matière, tous les jours. Si Klaus était là, nul doute : nous serions capables de le ramener un moment.


Tandis qu'il installe la petite fleur, il réalise que ce qui lui arrive est bel et bien vrai, à mesure qu'il ramène la terre brune par dessus les jeunes racines. Un geste mille fois accompli dans son passé d'horticulteur, qui lui avait terriblement manqué. J'ai planté pour lui tout le contenu de sa sacoche. Mais ce travail, aujourd'hui, c'est bien lui - et non moi - qui est en train de l'achever.


"Vos fleurs ont une grande importance pour mes amis... qui rêvent d'un avenir plus proche de la nature".


J'ai envie qu'il le sache. Car Wayne Wilson aura définitivement eu quelque chose à voir avec les fondements du Flower Power et toute une génération de hippies, je le crois. Il contemple encore la petite fleur, ses yeux spectraux traversés de reflets purs d'énergie bleue. Si les fantômes avaient des larmes, je peux assurer qu'il en pleurerait.


"Qu'est-ce que c'est ?", prononce Mark, qui a traversé le salon et se penche à présent au dessus de la table basse où se trouve une feuille de papier de couleur crème.


Ce que c'est ? Je souris. Mais sa question concerne-t-elle ce document, ou les discrètes paillettes d'énergie bleutée qui commencent à sillonner l'air frais du salon ? Wayne Wilson regarde ses mains, pour l'instant encore tangibles. Dans une agitation magnifique de l'énergie spectrale autour de lui, une partie de son être est en train de se déliter en poussières azur. Et je sais que Mark, en cet instant, et peut-être même les gens qui passent dans la rue, pourraient les voir aussi.


"Merde alors", souffle Mark, car je vois qu'il comprend.


Je pense que fugacement, il le devine. Et en tout cas, il comprend que l'esprit du vieux Wilson est en train de se dissiper, paisiblement vers l'Au-delà, comme les âmes tranquilles des rives du Gange à Varanasi.


"Je crois que quelqu'un ici n'a plus de tâche inachevée", lui dis-je, avec un sourire, mais Wayne secoue la tête dans un sourire.


Il n'en a pas complètement fini, non, et il a conscience de devoir le faire vite. Autour de lui, de plus en plus de particules bleutées s'envolent, comme autant de pétales azurs d'énergie spectrale. Il se tourne, irréel comme savent l'être les fantômes, il glisse presque jusqu'à la table basse où se trouve le document qu'il m'avait demandé de préparer. Un acte de transmission de propriété qu'il n'avait jamais rempli, faute d'avoir un héritier.


Moi qui était restée au dehors contre le bord de la fenêtre, je passe enfin la porte qui ne sera dorénavant plus obstruée, j'entre au côté de Mark, je croise les bras, et je souris au milieu du tourbillon bleuté dont les paillettes s'exfiltrent à présent par toutes les issues ouvertes de la maison. Jusque sur le grand ciel de novembre, comme une nuée de papillons. Par delà cette frontière que Klaus a parfois décrite, ce Vide au delà duquel il ne peut lui-même pas voir.


Sans attendre, la main droite de Wayne que je maintiens matérielle saisit le stylo qui n'a pas écrit depuis plus de 10 ans. Il sourit, il nous permet de lire sur ses lèvres : "Merci".


Et dans un dernier tourbillon d'énergie bleue brillante, au dessus de sa signature tremblante qu'il ne tracera plus jamais, il écrit en lettres fines deux mots qui permettront à un autre de continuer à vivre derrière lui :


"Mark Chapman".


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Notes:


Tous les personnages ont une histoire, même ceux que l'on ne voit que très peu. J'ai choisi ici de lier Mark à Brian, d'une certaine façon. Deux vies marquées par la guerre de Corée, de façon opposée mais connexe. Je sais que vous détestez toujours Brian. Mais comme Rin, peut-être que vous en comprenez maintenant les fondements.


J'aime penser que Mark ne sera plus à la rue, et qu'il continuera à arroser les marguerites et les chrysanthèmes devant la porte de l'ancienne maison de Wayne. Rin a tenu ses promesses. Et elle a été témoin du fait que tous les fantômes ne terminent pas comme ceux qui nuisent tant à la vie de Klaus.

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