Une courbure de l'espace-temps (saison 2)
Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 2, épisode 7, autour de 17:50 (au moment de la possession de Klaus par Ben, au manoir de Kitty, juste avant qu'il rejoigne le potager).
---
Jeudi 21 novembre 1963, 13h03
"Tu vas aller les planter ailleurs, alors ?", me demande Jill.
Au milieu du potager du Manoir, non loin des orangers du verger, je suis en train d'organiser le matériel dont je vais avoir besoin en ce début d'après-midi. Quelques outils de jardin, un sac de terreau, et la jardinière de transport que nous avons préparée ensemble, elle et moi.
"Oui, c'est pour planter devant la maison... d'un ami".
Jill contemple les plants de marguerites que j'ai ajouté aux trois chrysanthèmes que les graines de Wayne Wilson ont donnés, sous le grand ciel bleu de novembre.
"C'est un symbole de bienveillance", me dit-elle, "et une belle attention pour ton ami".
Je lui souris.
"Elles n'ont pas besoin de beaucoup d'eau, les quelques pluies suffiront. Parce qu'il... ne pourra pas les arroser".
Jill touche son lobe d'oreille, et sourit adorablement avec ses dents si blanches, sous ses lunettes.
"Je suis sûre qu'elle lui apporteront beaucoup de joie".
Depuis des mois et des mois, j'ai oeuvré à donner vie au contenu de la sacoche du vieux jardinier. A présent, le jardin de Kitty, devenu littéralement celui de Jill depuis le retour des 'Enfants' s'est paré d'une infinité de couleurs. Les dahlias se mêlent aux asteracées, aux soucis d'Inde, et grandissent avec toute l'attention que leur portent ces hippies. En ce jour, je vais achever ma tâche. Et je vais aller offrir au vieux fantôme, ce que j'ai compris - aux notes de son petit carnet - avoir été ses fleurs préférées. Jill s'appuie sur sa bêche.
"Tu as préparé la terre pour les navets", lui dis-je tandis qu'elle s'essuie le front au dessus du large rectangle de sol, tout prêt à être planté.
Mon coeur se pince, ce matin, même si j'essaye de vivre la chose différemment de la terreur que j'avais ressentie en 2019. Cette fois, je contemple l'Apocalypse - celle que Cinq a annoncée pour demain - avec une forme de sérénité. Peut-être que les navets que Jill va planter aujourd'hui ne sortiront jamais de terre. Ou peut-être - au contraire - que cette fois rien ne va arriver.
"Il seront délicieux", lui dis-je, et cette parole en soi est un affront au destin.
Je lui souris une dernière fois, et je pousse mon petit chariot dans l'allée. J'ai choisi de marcher sous le soleil, et de rejoindre la maison de Wayne Wilson à pied, par les ruelles arrières qui serpentent entre les petits jardins et les hangars. Je salue Faiza, qui boitille gracieusement dans sa robe marocaine bleu-Tiffany. Quand je pense que j'ai un jour pris du Xanax pour faire face à la fin du monde. Aujourd'hui, je ne me sens même pas stressée.
Tandis que je remonte en direction du Manoir, je me surprends à mieux comprendre pourquoi. Si vraiment, Reginald Hargreeves a un "grand plan", si vraiment il est sûr que nous allons "collaborer" dans le futur, alors c'est que nous ne mourrons pas demain. Je suis navrée d'être rassurée par l'attitude abjecte de ce vieil enfoiré. Mais s'il y a une chose que je suis obligée d'apprendre à faire pour ne pas péter les plombs, c'est de voir le positif au milieu des manipulations qu'il opère sur nos vies. Et d'ailleurs, une autre de ces 'choses positives' qui me sont arrivées par son fait est en ce moment en train de descendre les marches de la terrasse arrière de la maison.
Dans sa chemise texane et son jean à la coupe sixties, Klaus a une meilleure mine qu'hier soir, c'est évident. Je ne suis pas sûre de voir d'un bon oeil que Ben l'ait 'possédé' sans lui demander son consentement. La façon dont il s'est senti souillé et violé m'a rappelé quelques heures assez obscures du passé. Je suis reconnaissante envers Luther et Diego de nous avoir raccompagnés : très honnêtement, je n'aurais pas pu le téléporter sur une si grande distance, et les bus de nuit sont bien moins pratiques que ceux de The City à notre époque.
Mais il a l'air bien, ce matin, même si je sais qu'il n'a pas dormi pour éviter de baisser sa garde, de peur que Ben puisse recommencer. Il a même l'air étonnement frais, tandis qu'il contemple le jardin comme pour la première fois. Je fronce les sourcils. Il me semble tenir sa tête plus droite que d'habitude, marcher de façon plus rectiligne et fluide... et il ne fait pas de gestes avec ses mains. J'arrête mon pas sur le gravier, ma main sur la poignée du chariot.
Je le connais par coeur. Et - vraiment - je peux jurer qu'il y a quelque chose d'anormal.
Dans le crissement de ses bottes sur le gravier, il approche sans me regarder. Ses yeux étrangement brillants s'attardent sur chaque statue du jardin, chaque reflet sur les feuilles. Chacune de ses inspirations me donne l'impression qu'il est en train d'humer l'air à la recherche de parfums. Et il vient de fermer les paupières pour apprécier la lumière et le vent sur sa peau. Je plisse les yeux. Parce que je suis certaine qu'il n'est sous l'effet d'aucune substance chamboulant sa perception.
"Est-ce que tu es au seuil du nirvana ?"
Il se fige encore plus, plus immobile que tout ce que le système nerveux de Klaus peut réellement permettre, aucun doute là-dessus.
"Redit-le".
"Quoi ?"
"Parle encore".
Cette fois, mes sourcils grimpent haut sur mon front.
"Est-ce que... tu... es... au seuil du nirvana ?"
Il ferme les yeux, comme s'il allait pleurer d'entendre ça, et je penche ma tête de côté tandis qu'il me dit :
"Ta voix ne sonne pas du tout comme je le pensais".
"Putain de merde".
Sous cette exclamation, Ben saisit que j'ai compris. Je ne sais pas si de m'entendre jurer lui fait retrouver un timbre plus familier pour ma voix, mais je comprends, maintenant, pourquoi Klaus me donne l'impression de contempler le monde de façon inédite. Par ce que c'est en réalité Ben que j'ai en face de moi, et qu'il contemple sensoriellement de nouveau vraiment le monde... pour la première fois depuis ses dix-sept ans.
"Ben, qu'est-ce que t'as fait ?"
Je lâche mon chariot, et j'avance vers lui avec une véhémence qui le fait reculer, jusque contre le tronc d'un pin. Je crains de ressembler vraiment à ma grand-mère, quand je suis en colère, mais Ben ne perd pas son air émerveillé.
"Je peux... utiliser le corps de Klaus..."
Je fulmine.
"Non, c'est lui qui peut te canaliser, et c'est très différent. Merde, Ben, tu as recommencé ? Tu l'a encore pris en traître par derrière ?"
Mes poings se serrent pour contenir mon irritation, ce qui est un faible mot, et il lève les mains 'Hello' et 'Goodbye' qui ne sont pas les siennes, sobrement, en signe de bonne foi. Exactement comme la version spectrale de lui-même l'aurait fait, et Klaus certainement pas.
"Non ! Non je te promets ! Il est d'accord ! Il a dit oui !"
J'arrête mon geste.
"Il m'a donné plein de règles, et j'ai promis de les respecter".
Je recule, et je le contemple un instant, percevant l'énergie spectrale filtrer par chaque pore de cette peau qui n'est pas la sienne. Le vert marécageux des yeux qui me regardent est le même, mais leur expression ne porte rien en commun. Et je me dis réellement - en cet instant - que nos êtres sont vraiment le vaisseau de ce que nous sommes en dedans.
"Tu veux... parler à Jill...", lui dis-je.
Je le sais. Bien sûr, qu'il s'agit de ça, et de voir le sourire avec exaltation me pince un peu le coeur. A-t-il conscience que c'est pour quelques instants ? Que cette réalité corporelle et vivante dont il s’enivre, il va devoir la rendre, car elle n'est pas la sienne ? Il est vain de le faire réfléchir. A ce moment, comme le scorpion de la fable, Ben non plus ne peut pas s'en empêcher.
"Je n'arrive pas à croire qu'elle va me regarder".
Mes lèvres se pincent avec douleur, car - à ma différence - je sais que c'est Klaus, que Jill va contempler. Elle ne le connaît pas aussi bien qu'elle le croit. Elle ignore aussi tout de Ben, jusqu'à son existence-même. Elle ne parlera qu'au prophète qu'elle s'est construit, et je suis triste de ce qui est en train de se passer. Tellement triste pour eux tous.
Depuis que je les connais, Klaus a toujours été l'interface de Ben avec le monde. Mais depuis que je les ai retrouvés en '62 - et surtout depuis la sobriété de Klaus - j'ai observé Ben revendiquer de plus en plus son droit à exister. A influencer les décisions de leur tandem jusqu'à juger ou parasiter les choix de son frère quant à sa propre vie. Comme au moment où Klaus a décidé de quitter San Francisco, contre son avis. Ben va trop loin, aujourd'hui, c'est mon avis.
Je ne pouvais pas m'être plus lourdement trompée en lui demandant s'il avait 'atteint le nirvana', à savoir l'extinction du désir des sens, et de celui d'exister par delà la mort, s'entrechoquant avec la crainte d'un Vide final. Oui. Ben brûle aujourd'hui de ces trois 'soifs', au point de se consumer. Finalement, cette 'possession' n'est que l'étape ultime et vaine de sa fureur de vivre.
"Est-ce que tu t'imagines que tu vas pouvoir recommencer ça tous les jours ?", je lui demande. "Si Klaus te donne une heure aujourd'hui, demain tu en voudras deux ? Puis trois ? Jusqu'à quoi ? Lui réclamer une semaine sur deux ?"
Il baisse la tête, regardant chaque détail de l'allée et touchant le tissu de la chemise de Klaus entre ses doigts, et il murmure :
"Il est injuste qu'il ait cette réalité et pas moi".
Je le regarde, ainsi, sous les traits de Klaus. Je sais que l'apparence spectrale de Ben - celle que je lui connais - n'est pas celle sous laquelle il est mort. Comme s'il avait voulu continuer à grandir et mûrir, de la même façon que s'il avait été vivant. Comme s'il avait souhaité nier sa fin. Mais sous ses traits apparents de trentenaire, je constate parfois aussi douloureusement que Ben est resté un enfant. Émotionnellement, il est resté figé en cet ado que ses frères et soeurs ont enterré. Je cligne des yeux, essayant de lui parler gentiment.
"Ben. C'est sa vie avant d'être la tienne."
Je suis franche. Je sais que ce n'est pas facile à entendre, et je ne peux pas non plus dire à Ben frontalement que la réalité vivante qu'il regrette et qui l'obsède, il ne pourra jamais plus l'avoir. Car telle est sa tâche inachevée en ce monde, j'en suis certaine : comme tant d'autres, Ben n'avait tout simplement pas fini de vivre à l'heure de sa mort.
"Ne devient pas comme eux. Ne deviens pas comme tous ces connards de fantômes qui le harcèlent parce qu'ils veulent juste exactement la même chose que toi".
Il secoue la tête.
"Non. Je promets que c'est juste pour aujourd'hui".
Mes lèvres se pincent, car je n'y crois pas.
"Ce n'est jamais 'juste un joint', 'juste un fix', 'juste un verre', 'juste une fois'..."
Je n'ai pas utilisé ces mots au hasard, parce que je sais ce dont il a été témoin en vivant dans le sillage de Klaus au cours de ses années les plus rudes. Tristement et paradoxalement, Ben est devenu addict à la vie.
Je ne vois plus que deux options maintenant. Soit l'événement de ce jour lui sert d'overdose et le fait douloureusement prendre conscience de la réalité de sa mort, comme une limite qu'il aurait eu besoin de franchir pour revenir à la raison et peut-être se laisser partir... soit il sombrera dans une dérive possiblement délétère pour Klaus, comme les autres esprits qui le hantent. Mais je suis sûre d'une chose : quoi qu'il arrive maintenant, ce jour marquera un tournant.
"Klaus me doit bien ça", me dit-il tandis qu'une bourrasque de vent passe, et agite les feuilles en provoquant une nouvelle fois son extase.
Je ne sais pas de quoi il parle. S'il parle de toutes ses années où - comme moi - il a tenté de le maintenir à flot, ou s'il y a autre chose. Je ne sais rien des circonstances de sa mort, en dehors du fait qu'elle est pour toujours liée au nom de 'Jennifer'.
"Est-ce que tu lui en veux ?", je lui demande avec prudence, car je la connais, leur dynamique, depuis treize ans : entre un besoin mutuel profond et une forme de rancoeur permanente, profondément ancrée.
"Est-ce que tu lui reproches de ne pas t'avoir ramené, ce jour-là ?"
Ben ferme les yeux.
"Il ne l'aurait pas pu", murmure-t-il. "Ce n'était pas comme pour toi".
"'Comme pour moi' ?"
Je me fige, les yeux grand ouverts. Ben sait, car bien sûr, il était là. Il a été témoin de ce jour lointain où je suis certaine d'être revenue à la vie juste après l'avoir quittée. Autour de nos seize ans, alors que nous étions tous en mission : moi pour espionnage... et 'l'Umbrella Academy' pour arrêter l'être invisible et insaisissable que j'étais. Je reste immobile, à le regarder. En vérité, je ne sais toujours pas bien ce qui m'est arrivé, ce jour-là.
"En quoi était-ce différent ?", je lui demande avec une voix hésitante, et sans doute en tremblant un peu. Il se baisse et inspire à nouveau le parfum des soucis d'Inde, ses yeux se fermant de bonheur.
"Peu importent les circonstances. Mon pouvoir n'est pas le tien."
Je fronce les sourcils, cherchant à comprendre ce qu'il veut dire. Mais il se relève avec une poignée de verveine-citron dont il frotte les feuilles odorantes sur sa joue, et - avant que je puisse dire quoi que ce soit de plus - il me demande, à nouveau avec son air enivré :
"Est-ce que tu sais où est Jill ?"
J'essaye de regagner mes esprits, de chasser toutes mes questions, et je soupire, avec un sourire toutefois. Même si je désapprouve la situation, je suis aussi tiraillée par la pureté de ses sentiments envers celle que je tiens aussi pour amie.
"Elle prépare la terre pour repiquer les navets au potager".
Je reprends la poignée de mon chariot, je fais un pas sur le gravier, m'apprêtant à partir, mais Ben me rattrape, et il saisit mon bras. Un contact qui est sans doute le premier depuis qu'il est entré dans son 'vaisseau' temporaire d'un mètre quatre-vingt-trois.
"Quoi ?", je lui demande, mon réflexe premier étant de vouloir dégager mon bras, alors que je ne l'aurais jamais fait s'il s'était agi de son frère.
Un frisson me parcours, tandis que je réalise que je vis par ce geste non sollicité un peu de ce qu'il a fait hier à Klaus de façon bien pire, en entrant à l'intérieur de lui sans son accord. Je déteste qu'il ait fait ça, véritablement. Mais puisque Klaus a consenti à le laisser faire aujourd'hui, je décide finalement de le laisser faire, moi aussi.
Il cligne ces longs cils qui ne sont pas les siens, il m'adresse le sourire du gamin dont l'existence a été interrompue en 2006, et dans le parfum de la verveine, il me dit :
"Je suis content d'avoir pu te parler face à face au moins une fois".
---
Notes :
Il était important pour moi de montrer dans ce chapitre le cheminement de Ben, qui va au bout de sa fureur de vivre, et qui va bientôt se heurter douloureusement au fait qu'elle est impossible.
Ben a autant envie de vivre que peur du Vide. Son chemin vers le nirvana se fait dans une forme de violence que Rin désapprouve clairement. Mais je suis heureuse que Klaus ait accepté de le laisser le posséder, car il avait besoin de ça, et pourra bientôt se laisser partir.
Vous voyez revenir ici le lourd secret de Rin, ce qu'elle n'a jamais réussi à dire de nouveau à Klaus, depuis "Le jour qui n'a jamais été". Si vous avez (re)lu le chapitre de la saison 1 intitulé 'L'antichambre de l'au-delà', vous comprendrez qu'il s'agit de ce jour où elle suppose que Klaus l'a ramenée à la vie. Ben sait quelque chose. Et bientôt, Rin le comprendra aussi.