Une courbure de l'espace-temps (saison 2)

Chapitre 15 : Le Scorpion et la Grenouille

4183 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 22/03/2024 10:11

Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 2, à la toute fin de l'épisode 3 ou au tout début de l'épisode 4 (après qu'Allison soit rentrée avec Klaus après l'incident du sitting à Stadler's).


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Dimanche 17 novembre 1963, 20h33


C'était une mauvaise idée de sauter la pause déjeuner aujourd'hui. Et de râter une heure qui aurait pu servir au boulot. Non pas que je regrette la libération de Raymond Chestnut, bien au contraire, mais je me suis encore mise dans le pétrin en faisant ça. Même en mettant toute mon énergie à la tâche, littéralement, je ne pense pas arriver à faire ce qui est attendu de moi au sujet des télés.


Les parents de Lloyd ne sont pas si différents de la faune locale de ces quartiers de Dallas : ils ne voient pas d'un très bon oeil que je travaille à leur boutique, et encore moins que je fréquente leur fils. Les remous sociétaux des derniers mois - qui s'accélèrent aujourd'hui avec la venue de Kennedy - jouent contre moi. S'ils avaient la moindre occasion de faire pression pour me virer, ils le feraient. Ma présence ici ne tient réellement qu'au fait que Lloyd leur tienne pour l'instant tête, et qu'il soit maintenant administrativement le patron.


Il est déjà tard, une fois encore, quand j'entends la clochette de la boutique tinter dans l'ouverture de la porte. Malgré moi, je me surprends à avoir un espoir sourd : celui que ça soit Klaus. Je suis partie directement du commissariat, dans le craquement discret d'une téléportation invisible. Je ne sais pas de quelle façon s'est déroulée sa visite à la quincaillerie des Katz, ce qui m'angoisse pour le moins. La seule chose dont je sois sûre, c'est d'avoir reconnu le moteur de sa Chrysler tandis qu'elle faisait un demi tour sur route devant ma vitrine, juste avant la tombée de la nuit. Au moment où un cortège sans fin de bagnoles de flics a commencé à débouler en direction d'Avon Street.


La clochette tinte une seconde fois tandis que la porte se referme, et j'entrevois Lloyd qui avance vers moi, entre les deux tours de boîtes de tubes cathodiques qui culminent sur mon plan de travail. Je lui souris vaguement. Au moins, ceci signifie qu'il en a fini pour la journée avec les postes de radio, à l'autre boutique. Il a l'air aussi fatigué que moi.


"Je connais cette tête", me dit-il. "C'est celle d'une personne qui ne peut plus voir en peinture le moindre condensateur".


Mes sourcils se pincent de façon un peu douloureuse. Il a raison : fondamentalement, c'est vrai que j'arrive à saturation, alors que j'adore littéralement les machines. Mais il me tord un peu l'estomac de réaliser que - non - il ne 'connaît pas assez ma tête' pour deviner qu'il y a plus que ça. C'est aussi de ma faute. Je ne lui ai donné aucun détail concernant la réapparition de Klaus. Je soupire.


"Je ne crois pas que j'y arriverai d'ici jeudi soir, Lloyd", lui dis-je en toute sincérité. "Même si je travaillais nuit et jour sans manger".

Il regarde tous les postes de télés en attente, partout dans la boutique, puis penche la tête et cligne des yeux.

"Ce midi, je suis passé, et tu n'y étais pas".


Mon souffle s'arrête un court instant, et ma poitrine se vide brièvement de tout son air. Je relève la tête, et je bredouille :

"Klaus avait besoin... d'un autre coup de main".

"Encore".


Il était stupide de ne pas le prévenir. Déjà hier soir, j'ai décommandé les deux pauvres heures que nous étions supposés passer ensemble pour rester au Manoir. Je déteste les secrets, je pense qu'ils consument tous types de relations. Mais je crois que je ne lui ai rien dit pour le protéger, et que je récolte l'inverse de ce que j'avais espéré. J’éteins mon fer à souder et le dépose devant moi pour l'attraper par le bras et le tirer vers moi. Il se laisse faire et caresse même mes cheveux tandis que j'enlace sa taille. Mais quelque chose dans sa posture et l'énergie qui le sillonne me murmure que tout ne va pas si bien que ça.


"On devrait se planifier une vraie soirée, tu ne crois pas ?", lui dis-je. "Pas juste une visite à l'arrache, quand le reste du monde le permet".

Il hoche la tête, en silence, et j'ajoute :

"Je peux aller chercher des tamales pour demain soir, à 'La Cocina del Valle'".


Lloyd soupire mais sourit en continuant de jouer avec mes cheveux de ses doigts. Il sait bien que ceux que nous avions mangés tous ensemble sur la plage à Baja se rapprochent de la conception que j'ai du paradis.


"D'accord", dit-il.

Et pendant un instant, un sentiment plus tranquille passe sur la petite boutique submergée de cartons. Il inspire profondément puis me dit :

"Ce soir, j'ai bien failli ne jamais être autorisé à venir jusqu'ici".


Je fais tout de suite le lien avec le lourd déplacement de voitures de police. J'ai été tellement noyée de travail et d'inquiétude que j'ai fait abstraction, mais à présent, un doute me saisit.


"Il s'est passé quelque chose sur Avon Street ?"

Tandis que je le regarde là au dessus de moi, Lloyd me lâche et s'appuie contre le bureau en croisant les bras.

"Il y une action de protestation communautaire qui a dégénéré. Chez Stadler's".


J'ai un mouvement de recul, parce que je comprends tout de suite de quoi il s'agit. Je n'aurais pas appelé ça comme ça, pour ma part, mais ce n'est pas ce qui est le plus important. Ce matin, Allison a parlé d'un 'sitting', prévu pour cet après-midi, et ma gorge se noue quelque peu.


"Il y a eu des blessés ? Des arrestations ?"


Figée, je crois que j'en tremble un peu. Je crains pour Allison. Et aussi pour le fait que Klaus ait pu avoir l'idée de se rendre sur les lieux voire d'interférer.


"Je ne sais pas", répond Lloyd avec un haussement d'épaules. "Tout le quartier a été bouclé pendant plusieurs heures. Quand ils ont réouvert il y a vingt minutes, Jerry Stadler était en train de balayer tranquillement devant sa porte".


Je me doute douloureusement du fait que le groupe de lutte pour les droits civiques d'Allison n'aura pas été en position de force, et que Stadler fera tout pour ouvrir comme d'habitude à l'heure, demain. Pour ne pas laisser croire qu'il en a été impressionné ou mis à mal. D'un coup, j'ai peur que Raymond Chestnut n'ait déjà été remis entre les barreaux. L'euphorie de ce matin me semble loin, très loin. Mais alors que je m'apprête à poser une autre question, le téléphone se met à sonner, quelque part entre les postes de télé.


"Où est ce truc ?", peste Lloyd tout en cherchant.

Pour moi, il n'est pas difficile de repérer le poste, dans l'énergie qui en remonte le fil, jusqu'à la bakélite du combiné. Je le lui montre l'emplacement du doigt et il décroche.

"Metroplex Radio & Electronics, j'écoute ?"


Je sens qu'il y a un blanc à l'autre bout du fil, puis je distingue vaguement les bribes assourdies d'une voix féminine.

"Nous ne restituons pas les postes de télévision en dehors des horaires d'ouverture", prononce-t-il de façon un peu automatique, mais la voix reprend.

Il y a un moment de flottement au cours duquel je le vois froncer les sourcils. Puis il finit par demander :

"Attendez, à qui vous voulez parler, exactement ?"


Il y a un grésillement qui possiblement est de mon fait, un très court mot à l'intérieur du combiné, que je n'entends pas mais que je devine au gré des signaux analogiques. Puis Lloyd relève la tête, se tourne vers moi, et avec un peu de peine au dessus de sa chemise Merelec, me demande :


"Tu connais une dénommée Allison ?"


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21h32


Sur Avon Street et Glen Oaks, on m'avait décrit Dallas Sud comme une forme de zone de non-droit, que j'avais fini par me représenter comme les bas quartiers de The City, que je fréquentais un peu trop à dix-sept ans. La réalité, que le taxi que j'ai pris traverse ce soir dans la nuit noire, me semble être toute autre. Sous de belles rangées d'arbres anciens, des petites maisons aux façades recouvertes de briquettes rouges s'alignent le long des pelouses et des allées, exprimant une forme de souhait silencieux de vivre en paix. Ici, les familles afro-américaines de l'Amérique de 1963 se préparent à aller dormir, même si la rumeur des événements du jour chez Stadler's s'est répandue, et que la répression du sitting est ce soir dans toutes les pensées.


Tandis que le taxi remonte la rue éclairée de quelques lampadaires, faisant défiler les fenêtres s'ouvrant sur des intérieurs tapissés de motifs floraux de orange ou de brun doré, je pense à Lloyd. Il me retourne l'estomac d'avoir quitté la boutique sur l'appel d'Allison. Et encore plus qu'il m'ait laissée faire sans un mot. Mais ce soir, je ne crois pas pouvoir vivre sans savoir ce qui est arrivé à Klaus. Sans savoir comme s'est passé son entrevue avec David à la boutique. Demain, je ferai de mon mieux pour me faire pardonner, avec tout ce qui me reste d'énergie et de coeur, et avec des tamales. Je me le promets, tandis que la voiture ralentit et s'arrête devant une petite maison avec de jolis rideaux aux fenêtres. Puis, après avoir payé les trois dollars que je dois, je salue le chauffeur qui me laisse là, seule dans la nuit.


Quelques pas me font traverser le trottoir, et je grimpe les trois marches bordées d'une rampe blanche, donnant sur une petite véranda qui abrite la porte d'entrée. Il n'y a pas de sonnette. Alors je toque trois fois. Une lumière ambrée me parvient par delà les petits rideaux : je ne peux m'empêcher de me dire qu'Allison est bien ici. Et qu'effectivement, si elle a gagné cette vie sans Rumeurs, alors elle doit la chérir.


Elle est déjà dans une robe de chambre rose pâle molletonnée, lorsqu'elle m'ouvre la porte, et son air est soucieux, contrastant pour le moins avec les yeux de chat pétillants que je lui ai vus ce matin. Elle porte les marques de la fatigue, de la déception, de l'inquiétude. Et j'ai déjà compris - au téléphone - qu'elle avait déjà bien assez à gérer ce soir dans sa propre vie, pour en plus devoir porter son frère à bout de bras.


"Hey", lui dis-je, et elle m'ouvre juste la porte en grand, avec un geste qui montre qu'elle m'attendait.

"Tu peux prendre des chaussons", me dit-elle, et je réalise que l'odeur de son pallier est celle de la naphtaline, du bois de cèdre et de la cire à parquets, comme elle l'était chez ma grand-mère, lorsque j'étais enfant.

"J'ai trouvé ton numéro dans la poche de Klaus", me dit-elle. "J'espère que je ne t'ai pas dérangée".


Je soupire. J'ai délibérément laissé mon numéro à Klaus à côté de la citronnade, ce matin, pour organiser la libération de Raymond et pour qu'il me donne des nouvelles ce soir. J'aurais pu - quelque part - anticiper que ça se passerait comme ça.


"Pas de problème", lui dis-je alors que c'est fondamentalement faux. "C'est très joli, chez toi".


C'est la vérité. Je peux sentir à quel point Allison et Raymond ont mis tout leur être dans cet endroit, dont les abat-jours distillent une lumière cosy et heureuse. Ils se sont installés pour toujours, ici. Mais je comprends tout de suite que quelque chose ne va pas, à la façon dont Allison se presse de caler sous son bras son annuaire et son carnet, déjà prête à s'en aller monter l'escalier. Elle n'attendait que mon arrivée pour se débarrasser de Klaus. Elle a clairement un millier de coups-de-fil à passer.


"Raymond n'est pas là ?", je lui demande, alors que je passe les chaussons qu'elle m'a indiqués, et ses sourcils se pincent avec une douleur qui fait se serrer mon estomac. Elle secoue la tête. Je balbutie :

"Il n'a quand même pas été ramené en prison..."

"Non. Non je ne crois pas. Je ne sais pas... je cherche à le localiser..."

Je sens que mes questions la transpercent, sans que je puisse bien comprendre pourquoi.

"Le sitting s'est fini dans un tel chaos que... je... nous avons été séparés à ce moment-là..."


Je ne sais pas si elle me ment ou pas. Je devine qu'il y a plus, au frisson qui remonte ses nerfs, mais je sens que je ne dois pas insister. Je la vois faire un pas de plus vers son escalier pour aller passer ses appels tranquillement, à l'étage. Et elle me désigne les lieux avec un index pressé.


"La cafetière est pleine dans la cuisine au fond, les toilettes sont là bas, et Klaus est sur le sofa".

Boire du café, pisser, gérer Klaus. Ce qui est strictement vital, quoi. Je manque d'en rire, mais j'acquiesce.

"Il a picolé ? Il a pris quelque chose ?"

Je le demande pour savoir avec quoi je vais devoir composer, et elle secoue la tête.

"Non. Il est juste crevé et paumé".

Je cligne des yeux.

"Ok. T'en fais pas. Occupe toi de toi, ne te stresse pas pour ce qui se passe en bas".

Elle me sourit faiblement, et tout en commençant à grimper les marches vers l'étage, elle m'adresse finalement :

"Merci".


Tandis qu'elle disparaît, je m'avance sur le plancher dans mes chaussons fourrés, passant dans le salon confortable abritant aussi la salle à manger. Sur les canapés, des couvertures de laine tricotées main s'accordent à la couleur des rideaux. Et là, avachi sur un gros coussin rond, Klaus somnole, dans sa chemise à rayures oranges et bleues du matin. Je m'approche. Je sais qu'il ne dort pas et qu'il m'a entendue arriver.


"Hé, c'est le service de dépannage", lui dis-je en essayant de plaisanter. "Je préfère prévenir tout de suite qu'en tarif de nuit, il y aura une sur-tarification".

Il grogne.

"Tu n'es même plus en uniforme. Et j'ai toujours préféré les plombiers".


Il se retourne, ouvre des yeux épuisés, puis pousse sur son bras comme il peut pour se forcer à se relever. Il n'a pas l'air aussi brisé que ce que j'aurais pu craindre. J'en déduis que rien ne s'est intrinsèquement 'mal passé'.


"Je ne sais pas ce que je dois faire, Rin", me dit-il en passant une main sur ses yeux, comme pour se forcer à émerger. Il est souvent comme ça quand il a trop essayé de réfléchir, en vain.

"Si tu me racontes, je peux réfléchir avec toi", lui dis-je. "Mais j'a besoin du café d'Allison, alors traine ta carcasse jusqu'à la cuisine, tu veux ?"


Il grogne encore, mais se lève, et traine les pieds derrière moi au travers de la salle à manger, jusqu'à la cuisine que j'allume, repérant rapidement la cafetière promise comme compensation à mon dérangement. Klaus se laisse tomber à la table recouverte d'une nappe en toile cirée sur laquelle trône une boîte de chocolat déjà bien entamée.


"Comment ça s'est passé avec David, alors ?", je lui demande en me servant, n'ayant pas l'intention d'y aller par quatre chemins. Et il soupire


"Il était là. Ryan aussi".

"Brian".

Je me retourne avec mon mug.

"Il était là. Ok. Et ?"

Klaus bouge un peu sur sa chaise.

"... il avait un tablier".


Je m'étais attendu à beaucoup de choses, depuis des effusions de larmes jusqu'à de la joie euphorique. Mais alors ça, vraiment, je ne l'avais pas du tout anticipé. Je me doute qu'il n'a parlé de rien avec Allison. Et je comprends mieux que ça soit à moi qu'il ait voulu parler. Je connais David. Et en vérité, je ne crois pas qu'Allison soit au courant de quoi que ce soit qui se soit passé au Vietnam. Pour être honnête, je ne crois même pas qu'elle sache au sujet de son saut dans le temps de 2019.


"C'est tout ? Putain, Klaus, t'a fait quoi, t'es juste entré et t'as fait le tour de la quincaillerie et t'es sorti, ou quoi ?"

Il se balance un peu d'avant en arrière, quelque peu décontenancé.

"J'ai acheté de la peinture..."

Mes sourcils se lèvent très haut sur mon front.

"De la peinture ?"

"Rose. Il n'avait pas 'coquille d'oeuf'".

Mes sourcils se pincent, comme si j'allais pleurer. De rire.

"Sans déconner..."


A la porte de la cuisine, j'entrevois Ben venir s'appuyer contre le montant, et j'en manque presque de sursauter. Pourtant, je suis habituée, mais dans la demie-pénombre, c'est toujours d'un autre effet. Par habitude, je matérialise son larynx, et il se saisit directement de l'occasion, comme si c'était parfaitement normal.


"C'était vraiment gênant".

"Je sais...", couine Klaus en se passant les mains sur le visage, "pour moi aussi, oh bon sang... Ben, tu m'as déjà sermonné".

"Il était perturbé, le môme, il ne comprenait pas ce que c'était que ce weirdo en sandales, à moitié en train de chialer à sa caisse. Tout ce que tu vas faire c'est le détraquer".

"Ben, tais-toi", implore Klaus en serrant ses poings sur sa tête comme si ça pouvait le chasser.

Mais si j'ai bien compris une chose, c'est que Klaus n'a aucune influence sur le fait que Ben s'en vienne et s'en aille. Et Ben lève une main vers moi.

"Quoi, il faut bien que quelqu'un dise à Rin ce qui s'est ~vraiment~ passé".


Je regarde Ben en coin, son visage aussi net pour moi dans l'énergie spectrale que s'il avait été fait de chair. Il désapprouve clairement ce que Klaus a fait, à sa façon comme toujours critique et tranchée. Mais je pense qu'il est à la fois inquiet quant à la façon dont tout ceci pourrait se terminer. Je bois une gorgée de café.


"David prend les situations à l'humour en général, Ben. Et il ne juge pas les gens. Au pire, ça l'aura intrigué, mais perturbé... je ne crois pas. Pas si ça s'en est arrêté à ça".

"C'est le cas", souffle Klaus sans bouger, et Ben hausse les épaules, agacé.

"Je t'ai dis que je m'en fichais, si tu pouvais correctement le gérer".

"Tu t'en fiches, mais tu continues de commenter..."


Ben peste, il lève une main impuissante, comme s'il rendait les armes et se désengageait de toute éventuelle conséquence. Un dernier regard désapprobateur, et il s'en va, se retournant vers le salon pour finalement se dissiper. Et je regarde de nouveau Klaus.


"Tu vas réessayer ?"

Il soupire.

"Aujourd'hui ça ne compte pas. Je dois vraiment arriver à lui parler. Mais à la quincaillerie... en situation de travail... c'est compliqué. Je risque de me retrouver cette fois à acheter de l'anti-termites, ou tout une cuvette de wc".


Un instant, je le fixe en buvant, calculant quel jour on est.


"On est dimanche", je songe à voix haute. "Demain c'est lundi. Avec Brian ils déjeunent toujours chez Stadler's. Ces derniers temps c'est plutôt un brunch à 11h".

Il relève les yeux avec une forme d'espoir nouveau.

"Je peux essayer... Oui, c'est sûrement bien... Je n'ai pas besoin de beaucoup de temps, juste de lui expliquer qu'il sera envoyé au Vietnam s'il s'engage".

"Toi et moi on sait que ça ne sera pas aussi concis..."


Je souris vaguement, mais les coins de ma bouche retombent rapidement.


"Par contre, Brian sera là. Et en privé, il n'est pas du tout aussi poli et dans la retenue que quand il veut vendre de la cire à parquets."

Hors de sa posture de commerçant, je sais même qu'il peut être odieux, mais Klaus écarte tout de suite ce problème, d'un revers de sa main 'Goodbye'.

"Je ne m'en fais pas", dit-il. "Je suis sûr que je peux l'amadouer ou négocier".

Et je ferme tout de suite la porte à ça.

"On ne négocie pas avec des types comme ça".


Klaus soupire. Il reste silencieux un long moment, où nous entendons tous les deux le tic-tac de l'horloge murale. Puis - sorti de nulle part comme souvent - il me demande en perdant son regard sur la toile cirée.


"Allison m'a dit que tu étais avec quelqu'un quand elle a appelé".

Je regarde au fond de mon café, je ne dis rien, et il me demande, assez bas :

"Je suis encore un poids mort. Pourquoi tu es venue ?"

De l'entendre me dire ça me remue d'une façon qu'il aura possiblement du mal à comprendre. Je secoue la tête, cherchant mes mots un moment.

"Pourquoi..."


Je passe ma main sur ma joue. Puis, tout en venant finalement m'asseoir à la table près de lui, je réponds à son interrogation par une autre question :


"Tu connais la fable du Scorpion et de la Grenouille, Klaus ?"

Il me regarde avec des yeux vides. Mais son cerveau a toujours été très réceptif aux comparaisons et métaphores.

"Tu sais", lui dis-je, "le Scorpion demande à la Grenouille de le transporter à travers une rivière, mais elle craint d'être piquée. Il promet qu'il saura se contrôler, alors elle accepte, mais au milieu de la rivière... sa nature reprend le dessus. C'est plus fort que lui : il la pique même s'il sait qu'ils vont couler."


La raison aurait voulu que je fasse passer Lloyd en premier, ce soir, mais quelque chose a aussi été plus fort que ma raison. Comme une nature toxique mais profonde, qui me fait toujours passer Klaus en priorité avant tout. Même si je me promets de ne plus le faire, comme le Scorpion. Parfois au risque de me faire couler, moi aussi. Je prends une grande inspiration. Puis - en me vidant de tout mon air - je finis par lui dire :


"Alors pourquoi je suis venue ? Tu vois... c'était plus fort que moi".


Peut-être est-ce parce qu'une part de mon esprit se dit que tout ceci n'est qu'un énième mirage d'une réalité destinée à être réécrite encore et encore. Avec une forme de conscience profondément ancrée que Klaus - lui - restera au gré des convections de l'espace-temps, lorsque tout le reste disparaitra. Je secoue la tête et j'ajoute très bas :


"J'imagine qu'on a tous des comportements irrépressibles et destructeurs comme ça".

Ses sourcils épais se pincent au dessus de ses yeux vert marais, mais finalement il pose sa main sur mon bras.

"C'est comme moi quand... je finis toujours par retomber dans l'alcool et la dope. Du coup si je suis ça pour toi, je suis tellement flatté".

Je lui souris faiblement, mais je secoue la tête.

"Klaus, ça fait des années que tu n'as rien touché, et je ne crois pas que ça soit une question de 'nature profonde'..."

A son silence, je sens toute la fragilité de sa volonté, à ce moment là. Mais il écarte pour le moment cette éventualité et dit :

"Alors, c'est comme Allison, quand elle voudrait ne plus utiliser les Rumeurs... mais qu'elle finit toujours par réécrire la réalité au risque de tout bousiller".


J’acquiesce tristement, dans cette petite cuisine tranquille où ni l'un ni l'autre n'aurions imaginé nous trouver. Alors que la caféine commence à finalement faire effet dans mes veines pour me donner la force de rentrer chez moi, je pose ma main sur celle qu'il a mis sur mon bras.


"Peu importe ce qu'en pense Ben, moi j'admire ce que tu fais pour David".

Mais j'ajoute, en toute sincérité :

"Par contre, à ma différence... j'espère que tu sauras te protéger toi".


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Comme 'Le scorpion et la grenouille', ce chapitre nous parle de ces comportements toxiques que nous avons tous, et dont Rin est en train de réaliser douloureusement. Tout comme Allison, Klaus, ou même Ben.


Je pense que Klaus a bien compris la fable et son sens. Mais saura-t-il la raconter à Allison, s'il essaye ? Si vous regardez la scène du lendemain (épisode 4 à 09:30), dites-moi ce que vous en pensez...

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