Une courbure de l'espace-temps (saison 2)
Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 2, épisode 3, autour de 18:30 (un peu avant le début de la scène portée à l'écran, où Ben effraye le Brigadier Harris pour faire libérer Ray).
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Dimanche 17 novembre 1963, 12h37
Le ciel est à présent entièrement bleu, sans aucun nuage, tandis que Klaus gare la longue berline Chrysler Imperial Crown - qu'il a emprunté dans les garages de Kitty - dans la ruelle sur le côté du commissariat. Je me demande toujours comment il fait pour manoeuvrer cet engin, étant donné qu'il ne maîtrise déjà pas bien ses propres membres, mais - au moins - j'ai obtenu qu'il ne conduise pas pieds nus. Il a mis d'horribles sandales puantes. Finalement, je me demande ce que je préférais.
Mon estomac grondant quelque peu de faim, je suis assise sur le siège arrière, ayant laissé la place de devant à Ben. Vu de l'extérieur, les gens - qui ne voient pas les fantômes - doivent probablement penser que Klaus est mon chauffeur, ou quelque chose comme ça, ce qui est hautement improbable, étant donné nos dégaines à tous les deux. Il coupe le moteur de la voiture, remet ses lunettes de soleil, et Ben appuie son coude sur le dossier de son siège, avec l'expression d'un colonel sur le point de brieffer ses troupes. Il a échafaudé l'intégralité du plan, et semble sur le point de vivre l'aventure de sa vie.
"Ok", dit-il en ouvrant ses deux mains à plat sur le cuir du siège, en signe qu'il va résumer la stratégie.
"Rin, tu t'occupes du ou des flics de l'aile des cellules en bas, moi de celui du bureau d'accueil dans le couloir du haut. Si on en effraie qu'un seul, il croira qu'il est fou. S'ils sont plusieurs témoins, là ils vont réellement flipper".
Son air a l'intelligence d'un machiavel en hoodie noir et veste à capuche. Il ajoute :
"Invisibilité, immatérialité sauf le nécessaire pour interagir avec les objets du bout des doigts. Pas de hululements débiles ou de caricatures à la Scoobidoo. C'est irrespectueux pour les vrais fantômes. Klaus, tu suis ?"
Klaus penche sa tête en arrière et nous regarde l'un après l'autre. J'ai l'impression qu'il s'est senti quelque peu dépossédé par Ben de cette mission de sauvetage qu'il avait lui-même proposé à Allison.
"Moi, de toute façon, je fais le guet comme d'habitude", dit-il. "Ça me va très bien de m'écrouler sur les sièges, même s'ils font mal au cul. Je vais me trouver une bonne raison d'être là".
Ben se penche vers lui.
"Tu dois aussi matérialiser mes doigts, tu as compris ? Rin sera occupée en bas".
"Oui, oui. Matérialiser toutes tes extrémités, je sais".
"Klaus, je suis sérieux".
"Moi aussi !"
Ben soupire et se retourne vers moi.
"Des petits effets de lumière effrayants, Rin ? Tu as moyen de nous faire ça ?"
Je lui adresse un sourire en coin.
"T'en fais pas. S'il y a quoi que ce soit d'électronique ou de mécanique, je vais m'amuser".
Sans jeu de mot, nous semblons sur la même longueur d'ondes tous les deux. Un instant de silence passe, et je donne une tape sur l'épaule de Klaus.
"Allez, sortons ton beau-frère de ce trou, et faisons ça vite, j'ai des télés à réparer".
Je me rends invisible dans l'instant, afin qu'aucun passant ne voit plus que Klaus descendre de cette voiture. Lui, semble réaliser d'un coup la réalité de ce que je viens de dire. Son visage semble un instant s'éclairer, et - parlant tout seul aux yeux de la dame qui promène son caniche non loin - il prononce :
"Mais t'as raison, c'est littéralement mon beau-frère ! J'adore les châtaignes : son nom est tellement plus facile à retenir que celui de Patrick. Ça m'avait pris des années, et finalement je ne l'aurai jamais vu..."
La dame au chien lui lance un regard méfiant, et il lui adresse un petit sourire charmant tout en traversant la rue. Nous suivons, Ben et moi, et je regarde ce dernier. Il a l'air de partir en mission commando, comme si ça lui avait terriblement manqué alors que je sais qu'il avait toujours détesté ça du temps de l'Academy. Pourtant, à présent, son air ordinairement ténébreux a viré à la résolution espiègle.
Depuis nos voyages, j'ai senti une immense et paradoxale envie de 'vivre', chez Ben. De tomber amoureux, de voir du pays, d'intéragir avec la réalité et de mener des actions comme celle que nous entreprenant aujourd'hui. Je ne sais pas si je m'en sens triste ou heureuse. Ben n'a de cesse que de prouver qu'il existe, parfois au détriment de Klaus, comme lorsqu'il aurait voulu le faire rester à San Francisco en dépit de sa vie à lui. Il revendique son droit à l'existence, en quelque sorte, et je crains qu'il finisse par douloureusement déchanter quand la réalité s'imposera à lui.
Mais là n'est pas la question, ce midi. Il s'agit, dans l'immédiat, de tirer Raymond Chestnut de son incarcération injuste, et je compte bien prendre du bon temps, moi aussi. Nous montons sur le trottoir et marchons en direction de l'entrée du commissariat, sous le soleil, la nonchalance de Klaus n'ayant d'égal que notre hilarité invisible dans son sillage. Il passe les portes vitrées puis celles en bois, s'avance dans le couloir austère carrelé en damiers. Il repère bien les lieux, tourne dans le couloir adjacent où se trouve le comptoir de l'accueil... puis lance au flic qui se trouve là, occupé à fouiller dans son petit sac de déjeuner :
"Bonjour..."
Il regarde son insigne, sa voix toute en miel.
"... Brigadier Harris".
Le type a l'air plus intéressé par la perspective de son sandwich que par lui, mais le regarde avec sa chemise à rayures bleues et oranges, sans sembler pouvoir le resituer. Il faut dire qu'entre le leader de culte d'hier et le simple beatnik d'aujourd'hui, il y a pratiquement un monde, y compris au niveau de la coupe de cheveux.
"J'ai séjourné dans vos confortables installations il y a peu", lui dit-il, "et je voulais savoir si vous n'auriez pas par hasard retrouvé mon... mon alliance. Il semble que je l'ai égarée".
Klaus montre sa main dépourvue d'anneau, et je manque de m'étrangler d'un rire silencieux. Le Brigadier Harris fouille un peu dans les affaires du comptoir, dans un tiroir, puis - ne trouvant rien - lui adresse :
"Je vais passer un coup de fil en bas pour demander s'ils ont trouvé quelque chose. Vous pouvez vous asseoir dans l'espace d'attente".
"Vous êtes un ange", lui répond Klaus avec un sourire en disant certainement un peu trop long par rapport au scénario qu'il a échafaudé. Puis il tourne les talons et s'en retourne dans le couloir par lequel nous sommes arrivés, s'installant sur les fauteuils verts disponibles comme s'il était à la plage.
Le coup de fil du Brigadier prend une brève minute, puis il raccroche et en revient à son sandwich oeux oeufs mayonnaise, qu'il déballe et pose bien en évidence sur le comptoir, devant lui. Visiblement, il en faut peu pour illuminer sa petite journée d'employé de police de bas étage : il ne va pas être déçu. Ben ne me voit pas, mais je fais brièvement vaciller la lumière des néons du plafond pour lui indiquer que tout est en ordre, et - bien planquée dans mon intangibilité et mon invisibilité - je passe au travers des portes vitrées qui font face au comptoir. Un rire inaudible, et je descends vers le couloir des cellules, en bas des quelques marches d'escalier. Je laisse Ben à ses propres méfaits : je sais qu'il sera brillant.
Il m'effraie moi-même de constater à quel point je me repère facilement dans les commissariats. Mais c'est comme faire du vélo ou coucher avec quelqu'un : il semble qu'il y ait des configurations qu'on ne puisse pas oublier. Je descends rapidement, et repère le petit local à l'orée du couloir des cellules, là où deux autres flics sont aussi en train de déjeuner sans s'occuper le moins du monde de 'l'alliance' perdue par Klaus. L'endroit sent un mélange de leur tambouille, du détergent de ménage, de la graisse des gonds des portes de cellules... et de la sueur des pauvres types enfermés là. Tous sont assez silencieux, tristement résignés. Seul un ivrogne déblatère des mots que l'on ne comprend pas. J'ignore lequel est Ray Chestnut. Mais - bon sang - ce que ça me rappelle de bons souvenirs.
Je n'ai pas envie de faire peur aux détenus : ce serait tout à fait improductif que de faire ça. Alors je reste derrière la vitre du local des gardiens, et avec un sourire qu'ils ne verront jamais, je fais vaciller l'éclairage du néon au dessus de leur table. La première fois ne les interpelle guère, mais la seconde leur fait lever le nez. C'est le moment que je choisis pour déclencher leur petite radio, et - d'un coup - Elvis se met à chanter. Ironiquement, la chanson est Jailhouse Rock, ce qui m'aurait fait rire de façon sonore si je n'avais pas été intangible. L'un des types sursaute, celui dont l'uniforme clame qu'il se nomme 'Miller'. Il l'éteint tout en piochant dans ses mac-and-cheese. Et bien sûr... je rallume la petite radio aussitôt.
"Mais qu'est-ce qui se passe avec ce truc ?" dit-il à son collègue dont les sourcils viennent de se froncer au dessus d'un pot de beurre de cacahuète. Celui qui se nomme visiblement 'Thompson'.
"Ce sont les piles", répond-il, inexpressivement.
"Si les piles étaient foutues, ça se contenterait de s'arrêt- Bon sang mais qu'est-ce que c'est que cette flotte !"
Oh, tiens ? Ils viennent de remarquer que j'ai déclenché leur machine à café, et que la cafetière n'était pas en dessous. Le café est en train de couler par terre dans un long filet, et Thomson se lève pour essayer de l'arrêter. Qu'il essaye : je ne compte pas débloquer l'interrupteur avant qu'il n'y ait plus d'eau dans le réservoir. Et j'ai aussi déclenché la bouilloire qui se met à siffler. Pour l'ambiance.
"Merde !" s'écrie Miller alors que la lumière clignotte de nouveau au plafond.
Il attrape le téléphone pour appeler son collègue d'en haut, mais je suis déjà en train de m'amuser à infiltrer l'énergie du cadrant rotatif pour le faire tourner. 6... 6... 6... Et 666 est aussi ce qu'affiche la grosse calculette posée sur la table près des dossiers. Miller laisse tomber le téléphone qui bascule au bord du bureau, jusque sur son pied. Thomson vient de jeter la calculette contre la photocopieuse à alcool que j'étais en train de gentiment faire tourner. Ce que j'ai envie de rire : si ça continue, je n'aurai plus rien à faire, ils mettront leur local à sac tous seuls.
"John ! Qu'est-ce que tu as fait !"
"Mais rien ! Pourquoi j'aurais fait quelque chose ! Et toi, enfoiré ?"
Est-ce qu'ils vont s'enguirlander ? Oh, comme ce serait parfait. Je fais remonter l'énergie dans la colonne électrique. Les néons lumières des issues de secours s'affolent, probablement aussi à l'étage où se trouvent Ben, où j'entends aussi le distributeur de canettes se vider de son contenu.
Je n'ai le temps que de monter le volume de la petite radio pour faire brailler Elvis encore plus, et déjà, des pas affolés se font entendre dans les quelques marches d'escalier. C'est Harris, le brigadier au sandwich d'en haut, qui arrive en courant, échevelé, en ayant littéralement perdu sa casquette au dessus de sa mine effrayée.
"C'est une oeuvre du malin !", couine-t-il pathétiquement, tandis que son expression se remplit d'effroi en voyant les appareils du local de ses confrères mis en marche dans tous les sens autour de leurs têtes désemparées. Si seulement il savait que le malin rigole bien, et que le tango se danse une nouvelle fois à trois.
"Libérez... Libérez Chestnut !", pleure-t-il presque. "C'est lui que le démon veut !"
Pour leur en remettre une petite couche, je refais clignoter les lumières, cette fois dans tout le couloir. Les prisonniers, eux, lèvent à peine le nez. Certains dorment, et la plupart des autres est trop accablée par l'ennui pour s'étonner de quoi que ce soit.
A ce moment, je sens l'énergie de Ben approcher, un petit sourire de jubilation sur son visage si souvent terne ou inexpressif. Il est en train de vivre une aventure comme il lui en avait manqué depuis longtemps. De se sentir effectivement plus vivant que jamais. Je crois que la seule fois où je l'ai vu aussi extatique, c'est quand Jill a décidé de s'essayer à la peinture corporelle. Et pendant ce temps, Harris a attrapé les épaules de son collègue et le secoue avec urgence.
"Miller ! Libère Chestnut !", répète le Brigadier.
"Mais tu débloques, Dustin ? Tu crois vraiment à toutes ces conneries ?"
"La grange de ma grand-mère était hantée ! Tu n'as pas idée !"
Thompson tremble littéralement, j'en ai presque pitié.
"Il a raison, mec. Mon grand-père a bossait à l'ancien palais de justice rouge sur South Houston Street, je ne veux pas qu'on finisse pareil, mon pote !"
Même moi, j'ai déjà entendu parler de ce fameux bâtiment hanté de Dallas, devant lequel JFK passera malheureusement quelques minutes avant de se faire descendre, vendredi. Ben est en train de s'étrangler de rire. Et il choisit ce moment parfait pour aller décrocher le trousseau des clés des cellules de la ceinture de Miller, et le jeter à l'extérieur du local en direction de la cellule où il sait se trouver le mari d'Allison. La grappe de clés glisse sur le sol dans un bruit de chaos métallique, que j'accompagne d'une surcharge électrique venant faire crasher le néon dans une gerbe d'étincelles. J'y suis peut-être allée un peu fort. Mais un petit effet pyrotechnique pour finir, c'est quand même joli.
Les trois flics se regardent, leurs yeux se chargeant littéralement de la terreur la plus glacée. Une seconde passe dans la voix d'Elvis électriquement déformée... puis tous les trois se ruent dans le couloir, se battant à présent presque pour être le premier sur les clés et à la serrure. Ben croise les bras, fier comme un faisan, et je m'approche de lui dans mon invisibilité.
Je contemple une dernière fois sa mine satisfaite de son petit succès, je vois Miller gagner la bataille contre ses collègues et faire tourner la clé dans la grille qui libèrera Chestnut... et je rend la tangibilité à mon larynx, juste ce qu'il faut pour murmurer à mon acolyte de méfait :
"C'est bon, chef ? Maintenant je peux retourner bosser ?"
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Notes :
La fureur de vivre de Ben me semble réellement intéressante à développer, dans cette saison. Je pense qu'autrement, on ne peut pas pleinement comprendre sa déception, lorsqu'il réalise que c'est vain, et que même en possédant le corps de Klaus un moment, cette existence n'est pas viable, et qu'il n'aura jamais plus la même réalité. C'est un cheminement qui est nécessaire pour bien comprendre la scène où il se laisse partir, je crois.
Ici, en tout cas, son enthousiasme et ses talents de stratège espiègle auront permis la libération de Ray... et à Rin de prodigieusement s'amuser.