Une courbure de l'espace-temps (saison 2)
Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 2, épisode 3, autour de 14:30 (A la fin de la scène où Allison parle avec Klaus au bord de la piscine, au manoir de Kitty).
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Dimanche 17 novembre 1963, 10h04
C'est à la fois avec du soulagement et de l'appréhension que j'ai vu le jour se lever sur la maison de Kitty. Les premiers rayons du soleil ont glissé sur les draps blanc, sur les colonnades marbrées, les grilles et les plafonds. La journée sera belle, et il fait déjà incroyablement chaud pour mes standards du mois de novembre. Je tremble à l'idée que Klaus aille parler à David à la quincaillerie des Katz, cet après-midi. Mais je suis - au fond - heureuse de le voir résolu.
Tout ce que nous avons trouvé dans les placards de la cuisine ce matin, c'est de quoi faire du café, une bouteille de citronnade pas encore entamée, et un paquet de biscottes plus ou moins en miettes. Oh, et des cigarettes, sur lesquelles Klaus s'est littéralement jeté. Il n'avait pas touché à du tabac depuis 2019 et The City... mais les circonstances font qu'il en a besoin pour pouvoir encaisser. J'ai pu prendre une douche froide - l'eau n'ayant pas encore été coupée - après l'avoir obligé à balayer la salle de bain de ses propres cheveux coupés. Bon sang, sans exagération, il y avait de quoi garnir un oreiller.
Tandis qu'il se laisse flotter dans le grand bassin ornemental dont il se sert comme piscine pour 'essayer de penser', je rassemble mes affaires pour partir travailler. Les livraisons des fournisseurs, la reprise des réparations des télés, les comptes à tenir pour toute cette avalanche de rentrée d'argent. En deux semaines, Merelec aura fait son chiffre d'affaire d'un an. J'ai été honnête avec Lloyd, je lui ai dit que Klaus était de retour et avait besoin de moi à la maison de Kitty. Je ne lui mentirai pas : de toute façon, je ne sais pas faire ça.
Lloyd connaît bien Klaus, en vérité, pour avoir compté parmi les 'Enfants du Destin'. L'un des moins cinglés, pour sûr. Et l'un de ceux qui a vu le plus clair dans ce culte en devenir, le plus tôt. Il sait très bien quel est mon historique avec Klaus, quelles relations nous avons, aussi. Nous avons été hipipies tous ensemble, rappelez-vous. Mais Lloyd a aussi été l'un des premiers à mettre les voiles, et dans notre relation à tous les deux - d'une certaine façon - il lui convenait très bien de le savoir à San Francisco.
J’attrape mon sac, et je renonce directement à mettre mon perfecto. Bon sang, ce qu'il fait chaud. Je ne m'étonne même pas de savoir Klaus en maillot dans la piscine à 10h du matin au moins de novembre, même si elle est pleine de feuilles, n'ayant pas été nettoyée depuis quinze jours. Je traverse le salon, je sors sur la terrasse de l'arrière de la maison dans l'intention d'aller lui dire que je pars travailler... et à ce moment - au milieu du silence tranquille des jardins où fleurissent les soucis d'Inde - j'entends une voix qui conduit mon pas à s'arrêter.
D'abord indistincte, elle se précise au milieu du crissement des graviers sous mon pas, sous le soleil de Dallas. Une voix de femme, que peu à peu je reconnais, incrédule. Mes yeux s'ouvrent en grand et mon pas s'accélère en même temps que mon coeur. Là bas, sur la terrasse couverte de la piscine, c'est avec Allison qu'il est en train de parler. Allison que nous avons perdu dans la courbure de l'espace-temps, il y a pour moi presque trois années. Allison qui - au fond - m'a manquée.
"Il m'a fallu un an avant de pouvoir reparler", l'entends-je dire alors que j'approche de la terrasse, et je sens mon coeur se serrer.
Je suis incroyablement soulagée de l'entendre à nouveau capable de s'exprimer à voix haute. Des flashs de ce jour où nous l'avons trouvée ensanglantée à la cabane près des lacs me reviennent. Tous comme nos dernières heures ensemble, où elle ne pouvait s'exprimer qu'au travers d'un carnet. Je m'arrête au seuil de la terrasse, dans son dos, tandis qu'elle répond à Klaus qui se montre désolé :
"C'est rien", lui dit-elle. "A vrai dire, je suis fière de ce que je suis sans 'ça'. Ce que j'ai aujourd'hui, je le mérite et - franchement - c'est très valorisant".
Je reste immobile derrière elle, contemplant son dos dans sa robe à motifs floraux orangés, serrées à la taille d'une ceinture en cuir marron. Klaus m'a vue mais ne dit rien, derrière les lunettes de soleil rouge de Kitty, trop petites pour lui. Vraiment, Allison n'a pas conscience de ce que ça doit lui faire d'entendre que - elle - peut tout simplement mettre son pouvoir de côté en se taisant, et choisir de vivre 'sans ça', comme elle vient de le dire. Lui, ne le peut pas, et ça ne semble même pas lui traverser l'esprit, dans la façon dont elle s'adresse à lui. Je continue de penser qu'Allison n'a pas conscience de ce que son frère endure, jour après jour depuis toutes ces années. Et comme si elle essayait douloureusement de me le confirmer, elle ajoute en le regardant flotter sur son matelas gonflable rose :
"Tu vois ce que je veux dire ?"
Tandis qu'il lui sourit vaguement, je me racle la gorge pour me signaler, et elle se retourne d'un coup, avec un trait de surprise qui retombe aussitôt.
"Oh, Rin, salut !"
"Salut Allison".
Je fais un pas en direction des chaises longues couvertes de feuilles sèches entre lesquelles elle est assises, au bord de la piscine, les pieds dans l'eau, le bas de sa robe trempée.
"J'aurais dû me douter que s'il était là, tu le serais aussi..."
Je ris doucement tandis qu'elle se lève, sa joie de me voir tout à fait sincère alors qu'elle approche pour me donner une brève accolade.
"J'ai quand même dû passer un pacte avec l'au-delà pour le retrouver".
Un pacte qui vaut à ce jardin ses actuelles couleurs sous le ciel ensoleillé, et que je pourrai bientôt sceller pour de bon. Elle rit, sans surprise.
"Vous êtes là depuis longtemps ?"
Klaus réfléchit derrière ses lunettes, mais en réalité il n'en a qu'une très vague idée, je crois, alors je réponds :
"Début 1960 pour lui, et 61 pour moi".
Allison ouvre des yeux ronds.
"Je suis arrivée en avril 62".
Nous restons tous les trois à nous regarder, puis Klaus finit par quitter son matelas flottant et venir se hisser sur le bord de la piscine et empoigner sa serviette bleue tandis qu'Allison me regarde de la tête aux pieds, car je porte ma chemise au logo de Merelec.
"Toi tu n'es pas gourou", souffle-t-elle.
Je ris sous cape, parce que pendant deux ans, j'ai quand même malgré moi été 'Le lotus blanc' par la faute de son frère, mais passons. Je secoue la tête.
"Je travaille dans une petite boîte d'électronique sur Glen Oaks".
"Glen Oaks ? Sans rire ? Quelqu'un t'a embauchée là bas ?"
Ce quartier n'est pas spécialement ouvert aux gens comme elle et moi, et le regard qu'elle m'adresse en dit long sur tout le ressentiment qu'elle a pu accumuler au cours des mois. J'ai d'ailleurs cru entendre de loin qu'elle lutté pour les droits civiques, ce que j'admire prodigieusement. J'ai conscience que les 'Enfants du Destin' m'ont largement protégée et jusqu'à la boutique de Lloyd, alors j'hoche la tête, tout à fait humblement.
"Il y a des rencontres qui m'ont beaucoup aidée", lui dis-je. "D'ailleurs avec la venue de Kennedy, on a un boulot de dingues pour la réparation des postes de radios et télés, et je vais devoir y aller..."
"Moi aussi", acquiesce-t-elle avec également un regard pour Klaus, occupé à se sécher en faisant des petits mouvements de samba. "Il y a une réunion de mon groupe ce matin, au salon de coiffure où je bosse. En prévision du sitting de cet après-midi. La venue de Kennedy est aussi décisive pour nous, mais sans Ray... je ne sais pas ce qu'il va se passer, honnêtement".
"Ray ?"
Mon air est interrogatif. Klaus envoie sa serviette sur l'une des deux chaises longues recouvertes de feuilles, là où Ben était en train de se prélasser depuis un moment, bien visible pour moi dans l'énergie de l'endroit. Le tissu-éponge passe à travers lui, et il foudroie son frère du regard avant de se lever sous un regard assassin et aller s'installer sur l'autre bain-de-soleil.
"Tu sais... 'Uneasy lies the head that wears a crown"... Je t'ai raconté au petit dej".
Il vient de prendre une voix grave quelque peu théâtrale.
"Ce type avec la belle voix profonde qui a enseigné Shakespeare, le pauvre. Celui avec qui j'ai discuté en prison hier. Vraiment, c'est extrêmement sous-côté pour faire des rencontres, la garde-à-vue, moi je la recommande à tout le monde. Et bien figure toi que c'est le MARI d'Allison".
Tandis qu'il fait des gestes en direction de sa soeur, jubilant sous le coup de ses propres ragots, j'ouvre des yeux ronds. Je me méfie beaucoup des coïncidences, maintenant, mais celle-ci me semble heureuse. Allison acquiesce, ses yeux minces comme ceux d'un chat, ce que je lui sais être l'expression d'un rare bonheur sincère.
"Wow", dis-je, médusée.
Et il me semble que quelqu'un a d'encore plus grandes raisons de chérir les années 60 que moi. Enfin. Si on aime ce genre de contrats. Mais Klaus vient de retirer ses lunettes rouges, et la façon dont-il se tient droit en regardant au sol pensivement, les yeux grand ouverts, me laisse entendre qu'il a une idée avant même qu'il ne la profère.
"On devrait le faire sortir", dit-il soudain en posant les yeux sur moi, puis sur Ben sur sa méridienne de piscine. "On l'a bien fait une fois pour ce vieux clodo, tu te rappelles ? Celui qui faisait les bulles de savon sur Rainshade Square..."
"Santiago".
Il n'avait rien fait. Le vendeur de journaux lui avait inventé un larcin pour qu'il se fasse dégager du banc où il dormait à côté de sa baraque de presse et babioles. Parce que ça faisait baisser son chiffre d'affaires.
"On peut faire pareil. Et on est en équipe élargie maintenant".
Ben se lève d'un coup de sa chaise-longue, comme s'il allait nous sauter dessus d'enthousiasme. Je ne l'entends pas parler à ce moment, je vois juste son énergie spectrale, mais je devine à sa gestuelle qu'il en veut d'un coup beaucoup moins à Klaus et le noie présentement sous une montagne d'idées. Allison, elle, ne comprend même pas qu'il est là. Et tandis que Klaus semble soudain submergé par l'avalanche stratégique de son frère décédé, elle fronce les sourcils en le regardant s'éloigner, les mains sur sa nuque et l'air de monologuer de nouveau avec lui-même.
"Il se drogue toujours...", me dit-elle comme si elle mettait son absence momentanée sous le compte de l'une ou l'autre substance autre que le tabac, et je plisse les yeux.
"Non. Il n'a pas touché à ça depuis trois ans".
Elle a l'air encore plus désolée pour lui. J'aurais cru que le fait que Klaus et Ben sauvent la situation face aux tireurs du théâtre Icarus, il y a trois ans, aurait changé quelque chose à la compréhension qu'Allison aurait de leur lien, mais on dirait bien qu'il n'en est toujours rien. Elle soupire, mais Klaus vient de réussir à convaincre Ben de garder pour lui ses idées brillantes pendant cinq minutes, et revient vers nous.
"Rin, tu as toujours ta pause de midi ?"
Je soupire mais je souris.
"Encore heureux".
Je sens que je ne mangerai pas mon sandwich sur le balcon, aujourd'hui. De toute façon, je ne suis pas sûre que j'aurais eu la force de croiser David au temps du déjeuner, tout en sachant que Klaus va lui rendre visite cet après-midi. Oui. C'est sans doute mieux ainsi. Et sortir de tôle le mari d'Allison, que je présent être emprisonné pour avoir lutté pour des droits qui devraient tomber sous le sens pour l'ensemble de l'humanité, me semble être effectivement une absolue priorité. Y compris sur la réparation des télés. Ben trépigne pratiquement, à côté du verre de citronnade oublié. Je regarde Allison qui commence à comprendre elle aussi, puis Klaus.
"Je t'ai laissé dans la cuisine l'adresse de la quincaillerie pour cet après-midi. Il y a mon numéro en dessous. Maintenant je dois vraiment y aller".
Il m'adresse un petit signe d'entendement, les deux doigts de sa main 'Goodbye" signant notre accord au niveau de sa tempe collée de boucles mouillées. Je leur souris à tous les deux, consciente que les problèmes sont sur le point de recommencer. Deux personnes tatouées d'un parapluie - trois, si on compte celui de l'au-delà - sont déjà suffisantes pour signer la renaissance du chaos. Je fais un pas vers le portail de la terrasse de piscine, je lance un geste d'au-revoir... et j'entends Klaus, derrière moi, adresser à sa soeur une parole qui me comble d'excitation et d'effroi :
"Ne t'inquiète pas pour Jay, on va s'en occuper".
Et elle le corrige :
"Ray".
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Notes :
Voici une scène très lumineuse, qui contraste pour le moins avec la noirceur nocturne du chapitre précédent.
Le retour d'Allison marque sans conteste la plongée dans l'action de cette saison 3 : à présent tout le monde est sur le point de se retrouver, pour le meilleur et certainement pour le pire.
Ben, dans son avidité de vivre, bouillonne d'idée. Le prochain chapitre vous racontera bien sûr en détail la trépidante exfiltration de prison de Raymond Chestnut...