Une courbure de l'espace-temps (saison 2)
Chapitre 16 : A la croisée des chemins
4252 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour 29/03/2024 08:07
Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 2, épisode 4, autour de 39:00 (après que Klaus soit allé se saouler, et avant qu'il ne finisse par se crasher chez Allison). TW: insultes homophobes.
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Lundi 18 novembre 1963, 12h48
J'ai décidé qu'aujourd'hui, je ne stresserais pas comme hier. Que je ne passerais pas ma matinée avec ce noeud au ventre que j'ai gardé hier tout l'après-midi en attendant que Klaus aille finalement faire en vain le tour de la quincaillerie des Katz. J'ai aussi décidé de prendre avec du recul le fait que mon travail soit voué à l'échec. A l'impossible nul n'est tenu : donc il n'y a pas de raison que je m'ulcère pour ça non plus.
Je me suis permise une pause. J'ai emporté mon énorme mug de café sur le perron de la boutique, sur l'unique marche duquel je suis présentement assise au soleil. La fleuriste d'en face ne me salue toujours pas, mais ça m'est égal. Mr Davies, un anglais qui vit au coin, passe avec son chien et me salue. J'ai littéralement sauvé sa machine à calculer, il y a dix jours. Un modèle assez complexe de la marque allemande Brunsviga. Et ce que je ne lui ai pas dit, c'est qu'en la reliant par l'énergie à tous les postes de télé réparés, j'ai réussi à reprogrammer en une seule fois les chaînes qui s'étaient détraquées.
Un instant, je tourne les yeux vers la vitrine de la boutique des Katz, dont le petit panneau indique actuellement la fermeture du midi. C'est long, pour un brunch qu'ils ont entamé à 11h. Est-ce que - sans me l'avouer - je suis quand même en train d'attendre leur retour ? Je chasse cette idée, et je regarde le ciel de Dallas, sans aucun nuage d'automne. Et c'est alors que je les vois tourner à l'angle du fenêtrier, comme si ma pensée fugace les avait fait apparaître.
Brian marche devant, ses mains dans ses poches et sa cigarette aux lèvres. Il a un air assez ordinairement fermé, mais aussi paradoxalement satisfait. David marche derrière lui, un coca cola dans sa main, avec une expression indescriptible que je ne pourrais qualifier que d'abasourdie, ou hébétée. Comme une forme d'état de choc discret, que l'on pourrait aisément ignorer. C'est d'ailleurs ce que fait Mr Davies, tandis qu'il leur souhaite une bonne journée avant de traverser la rue. Brian sort son trousseau de clés et rouvre la porte de sa boutique dont il retourne l'écriteau.
"Je reste finir mon coca dehors", lui dit David, et je sais que c'est parce qu'il m'a vue. Je bois une large rasade de café. Brian hausse les épaules en silence, ressort de la boutique les étalages de l'extérieur - dont le présentoir à balais - puis il disparaît à l'intérieur tandis que la porte de verre se referme.
"Eh", dis-je à David. "Ça fait quelques jours".
Il a les yeux un peu dans le vague, et semble soudainement se réveiller, pour venir s'asseoir à côté de moi sur la marche étroite. Je me décale, je lui fais de la place. Même à dix-sept ans, il est déjà plus large que Klaus, ce que je trouve à la fois amusant et triste, en ce jour. Et il fait tourner son coca entre ses doigts de gamin.
"J'ai cru que tu avais arrêté de venir sur le balcon le midi."
Je laisse mes yeux errer sur le trottoir.
"J'ai un copain qui est revenu en ville".
Il hoche la tête comme s'il comprenait parfaitement, et je lui demande, avec un froncement des sourcils qu'il ne percevra pas, je l'espère :
"Ça s'est bien passé, chez Stadler's ? J'ai su qu'il y avait eu du grabuge".
Je parle de l'émeute d'hier soir, bien sûr, mais ce n'est pas l'association d'idées qui semble lui venir en premier lieu, car il pousse un profond soupir.
"Je ne voulais pas faire ça. C'est Brian qui m'a dit de cogner ce pédé".
Je ne m'attendais pas à ça. Vraiment pas. Un court instant, j'ai l'impression que mon estomac se remplit d'eau glacée, alors-même que je suis en train de boire du café chaud. Je sursaute presque, je tourne la tête vers lui, même s'il est bien trop près pour que je puisse voir son visage en entier.
"Quoi ?"
Je ne feins même pas de ne pas comprendre. Cette question a passé mes lèvres d'elle-même, comme si je n'avais pu la retenir. Et David ferme les yeux un instant, les paupières serrées, comme s'il cherchait à savoir si tout ce qui venait de se passer était réel.
"Un type bizarre a pris la place de Brian quand il est allé pisser. Il était déjà venu à la boutique hier".
David m'a toujours parlé en toute honnêteté. De ses ressentis, de Brian, de sa vision sur le monde. De ce qu'il s'avouait à lui-même en tout cas. Je sais qu'il est resté dehors précisément dans le but de me parler de ça. Mais cette fois je tremble certainement plus que de raison.
"Ça n'était pas très malin de prendre la place de Brian", je murmure presque pour moi-même, et de toute façon, David ne m'écoute pas vraiment.
"Il m'a dit plein de choses sur l'armée, sur l'éventualité que je m'enrôle, sur ce qui... pourrait se passer en Asie du Sud-Est dans les prochaines années..."
Il étend ses jambes trop grandes sur le trottoir.
"Sûrement un antimilitariste qui prêchait contre la guerre. Le bureau d'enrôlement est à trois portes de Stadler's".
Mes yeux se plissent un peu douloureusement.
"C'est toi qui dit ça, ou c'est Brian ?"
Il retient son souffle un instant, puis le laisse filer. Il sait que je le connais bien, maintenant.
"C'est Brian".
Et avant que je ne sois tentée de me retenir, je lui demande :
"Et toi, tu en penses quoi ?"
Tandis qu'un client entre dans la quincaillerie et que la voix de Brian qui le salue se fait entendre dans le fond, il regarde le ciel à son tour. Assez longuement, mais je lui laisse tout le temps qu'il lui faut pour parler.
"Que mon enrôlement n'est pas une question dont on peut encore douter".
"Je parlais du type".
A mes mots, je vois que les doigts de David se serrent un peu sur le verre de sa bouteille de coca. Il ne s'attendait pas à ce que je demande ça, il vacille d'une façon qui aurait pû me faire sourire si je n'avais pas été aussi triste à présent. Maintenant que je ressens distinctement l'énergie à l'intérieur des gens, je peux voir sans aucune incertitude une attraction que - lui - choisira d'ignorer. Et je précise tout de suite, pour éviter toute confusion qui le perturberait encore plus :
"Tu penses que c'était vraiment un prêcheur de la paix ?"
"Oh", soupire-t-il avec soulagement. "Je n'en sais rien".
Il finit par porter la paille à ses lèvres et boire tout le contenu d'un coup, de façon perdue.
"Les prêcheurs ne vous disent pas qu'ils vous aiment".
Mes épaules s'affaissent et mes mains tombent quelque peu sans force, sur mes genoux.
"Bon sang, il a dit ça ?"
Et David secoue la tête.
"Plusieurs fois. Je sais, ça n'a aucun sens".
"Il a dit quelque chose d'autre ?"
D'un coup, je me mets à avoir très peur que Klaus ait déjà utilisé 'l'argument de dernier recours' que nous avions évoqué, lui et moi. Je reste d'avis de ne pas révéler aux gens la façon dont ils sont supposés mourir. Mais à présent que plus aucun balcon ne nous sépare, David et moi, je ne sais pas si je serais capable de m'en retenir très longtemps de le lui dire, moi non plus.
"Non. Enfin peut-être. Il a essayé de dire beaucoup de choses, mais Brian me criait de le cogner".
Je devine que ça s'est terminé comme ça, et je laisse retomber mes épaules qui s'étaient peu à peu tendues au gré de ses mots. Je ne sais plus bien quoi dire ni quoi penser. Je crains fort que tout ça ait finalement été une très, très mauvaise idée. La porte de la boutique se rouvre tandis que le client ressort et en laisse entrer deux autres, et nous pouvons entendre Brian vociférer encore une fois :
"DAVID !"
Il rechigne, et je le regarde se lever, tandis que le voix étouffée de Brian marmonne depuis l'intérieur de la boutique :
"Je tai payé ce coca pour te féliciter en ce grand jour, pas pour te donner une occasion de lambiner".
Mais David ne lambine pas, il tremble à moitié, et moi aussi. Je n'imagine pas - ou plutôt si - dans quel état d'esprit Klaus doit être, si vraiment il lui a fait de tels aveux, puis s'est fait cogner. En plus d'avoir peut-être la mâchoire en miettes, car je n'aimerais personnellement pas me prendre une droite de David. Je me dis que je vais essayer d'appeler Klaus. Que malgré mes résolutions, j'ai toutes les raisons de penser qu'il va avoir du mal à encaisser. Je pense au Scorpion, à la Grenouille, je décide de ne pas sacrifier ma propre vie, cette fois. Mais un petit coup de fil, ça reste du domaine de ce qui est possible et sain ?
"On... On se voit demain midi au déjeuner", je bredouille. "Je dois te rendre 'En terre étrangère', je l'ai fini..."
David pousse un très long soupir, il me sourit comme il le peut. Et en emportant son coca vide, il me confie une phrase que je ne comprendrai sûrement qu'après :
"Cette fois, c'est moi qui ne pourrai pas : j'ai un certificat médical à passer".
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18h36
"Finalement, Roy Patterson est passé récupérer son poste ?"
Installée sur le canapé de l'étage avec Lloyd, je soupire, à la fois d'aise et de désespoir, que nous ne soyons pas capables de parler d'autre chose que du boulot, alors que nous venons de nous retrouver. J'ai essayé de joindre Klaus cet après-midi - par téléphone - chez Allison, et au Manoir dont la ligne semble encore coupée. En vain, et c'est peut-être tant mieux, finalement. Sur la table, le sac fumant contenant les tamales attend son heure, et l'odeur est délicieuse. Roy Patterson. Un pauvre type isolé et bizarre, comme ce quartier de Dallas en compte quelques uns.
"Il est venu. Avec sa brouette".
J'ai espéré de tout mon coeur que les soudures tiendraient, malgré les chaos du trajet. Il n'habite pas tout prêt, en plus. Et Lloyd rit doucement.
"Quand j'étais petit, je croyait que c'était un genre de croque-mitaine".
Je secoue la tête.
"C'est surtout un type très seul. Il ne regarde même pas dans les yeux."
Parfois, je vois en lui ce que Viktor aurait pu devenir. Et je me demande, en cet instant, où il est. Souvent, mon coeur se serre en pensant aux autres. De retrouver Allison m'a donné de l'espoir, ces jours-ci. Et je me reprends à y penser de plus en plus souvent. Parfois, j'ai l'impression de pouvoir les sentir tout près, comme d'infimes lueurs dorées. C'est peut-être idiot.
"Ça me rappelle ce vieux, à Santiago de Querétaro", dis-je doucement.
"Celui qui voulait acheter les cheveux de tous les 'Enfants du Destin' ? Il est revenu trois fois..."
De tout notre périple mexicain, c'est certainement l'un des souvenirs les plus marquants.
"Je me demande ce qu'il en aurait fait."
"Peut-être isoler sa maison. Ou tout un village, il y en aurait eu largement assez..."
Nous rions un instant, puis Lloyd me demande en entrelaçant ses doigts avec les miens :
"Tu veux venir avec moi, vendredi ?"
Comme tous dans cette ville, je sais ce dont il veut parler. La visite de Kennedy occupe les esprits de tous, depuis des semaines. Mais à la différence de Lloyd et de tous, je sais ce qu'il va se passer, et sa façon de me proposer implicitement d'aller assister à un assassinat présidentiel à titre de sortie en amoureux fait retomber lentement mon sourire.
"Je ne crois pas que..."
"On pourrait manger une glace, après".
Non, je ne crois pas qu'il aura envie de 'manger une glace, après', ni le lendemain, ni peut-être pour pour un moment. Mais je ne veux pas le lui dire. Les 'bribes de destin' troublent déjà assez de gens comme ça. Je serre ses doigts, j'hésite, mais je lui dis seulement :
"Je ne vais pas aller sur Grassy Knoll, Lloyd".
Un silence plane transitoirement sur le sac de tamales.
"Pourquoi ? Tu dois encore voir Klaus ?"
"Non".
C'est la vérité, je n'ai aucun mal à le lui dire avec aplomb, mais je devine qu'il en doute. Depuis quelques jours, l'énergie ne circule plus entre Lloyd et moi comme elle le faisait, et ce n'est pas une métaphore. Malgré quelques rires et malgré un sac de nourriture à emporter. Cette panne-là, c'en est une que je ne sais pas réparer. Alors je me contente de l'enlacer, de l'embrasser, et tristement de faire vibrer les seuls fils qui nous relient encore, primaires et profonds, presque réflexes. Ceux que nous provoquent encore le contact de la peau. Je pense qu'il est aussi triste que moi tandis qu'il y répond, mais peu importe à ce moment. Et tant pis si les tamales seront froids.
*BAM BAM BAM*
La première salve de coups donnée à la porte vitrée de la boutique ne suffit pas à nous interrompre. De toute façon, le panonceau de fermeture est explicite. Malheureusement, les coups reprennent, cette fois plus lents et décousus, comme si la main qui les portait était incapable de leur donner une fréquence stable.
*BAM BAM... BAM...... BAM*
J'écarte mon visage de celui de Lloyd et mes sourcils sont pincés, parce que j'ai déjà compris. Parce que je sais qui est à la porte. Lui aussi. Et pendant le bref moment qui passe et où je ne peux pas le regarder, je sens monter en lui une forme de colère sourde, elle aussi primaire. Je me rappelle, maintenant, pourquoi les relations exclusives m'ont toujours fatiguée. Mais pour la première fois, j'en suis triste, très triste. Et j'ai même peur, tandis que je vois Lloyd se lever. Je balbutie :
*BAM... BAM...*
"Qu'est-ce que tu vas faire ?"
Ce sont des yeux sombres qu'il tourne vers moi tandis qu'il se reboutonne, et je peux sentir ses nerfs sillonnés d'impulsions contraires.
"C'est encore chez moi, ici".
"Lloyd, je ne crois pas qu'il soit en état de-"
"Qui en a quelque chose à faire, de l'état dans lequel il est ?"
Il ne lui faut que quelques enjambées pour gagner l'escalier qui descend vers la boutique, et mon sang à moi aussi ne fait qu'un tour tandis qu'il bat à mes tempes, sur le canapé.
"Lloyd !"
*Crac !*
Avant-même qu'il n'arrive à la moitié des marches, je suis déjà en bas, à le regarder, mon visage aussi fermé que le sien.
"Laisse-moi m'en occuper".
"J'ai bien vu ce que ça donnait quand tu t'en occupes, Rin".
Lloyd n'avance plus, et il ne me regarde pas. Ses yeux sont sur la vitre de la porte de la boutique, où je devine que Klaus est pathétiquement avachi. Je regarde brièvement par dessus mon épaule, pour seulement distinguer sa main 'Hello' glisser sans force sur la vitre. Je sais qu'il a bu. Et sûrement beaucoup.
"Il a l'air de quoi, maintenant, notre prophète de pacotille ?"
Et il continue de descendre, et m'écarte comme si j'avais été faite de paille.
"Lloyd, tu ne sais rien de ce qui lui arrive".
De ce qui lui arrive maintenant, ni de ce qui lui arrive depuis toujours. Il n'a jamais rien su, en réalité, comme aucun des 'Enfants'. Comme quoi, même la vie en communauté étroite, les voyages initiatiques, la communion par la musique et le sexe de groupe ne donnent aucune garantie de se connaître vraiment. Il ne m'écoute pas. Il traverse la boutique et va ouvrir d'un coup la porte, faisait chuter au sol un Klaus proche du comas éthylique.
"Floyd... mon bouchon...", balbutie-t-il en essayant de se se redresser pour s'asseoir sur le paillasson, empêchant la porte de se refermer.
"... alors pour Rin... c'est toi..."
Il ne va pas finir sa phrase. Il me regarde, là près de l'escalier, avec des yeux que je préfèrerais immédiatement oublier. Parce qu'ils ont compris pour Lloyd et moi. Parce qu'ils me racontent en un instant tout ce que David m'a déjà dit ce midi, et parce qu'ils cherchent de l'aide, sans avoir conscience de ce qu'ils s'apprêtent à recevoir à la place. Lloyd ne le corrige même pas sur son prénom, il le tire pour le remettre d'un coup sur ses sandales.
"Alors c'est à ça que passe tout le pognon que tu nous as soutiré ? Tu pues le Gin, Saint Vagabond..."
Klaus titube contre l'autre montant de la porte où il s'agrippe comme à sa propre vie et murmure :
"Oui. Et - croît moi, l'ami - Justin Timberlake avait tort. On ne peut pas vraiment 'oublier qui que ce soit en buvant'".
"Dégage. Et emporte tes citations de chansons à la con avec toi".
Je fronce les sourcils tandis que Klaus comprend qu'il s'apprête à se faire botter le cul, et je marche dans leur direction à tous les deux, jusqu'à ce que Lloyd m'empêche d'aller plus loin. Comme si le fait d'être chez lui lui donnait le droit de régler ça tout seul. Comme s'il avait aussi une forme de propriété légitime sur moi.
"Je t'ai dit que j'allais m'en occuper", lui dis-je avec un ton certainement plus sec que ce que j'aurais souhaité, "tu ne décides pas pour moi".
Et Klaus se permet de plaisanter, comme toujours quand il est ivre-mort :
"Rin, c'est un mustang libre et impétueux. Tous ceux qui ont essayé de la monter contre son gré se sont pris un coup de sabot dans les noix".
"Tais toi, Klaus".
Je n'ai pas l'intention d'être tendre avec l'un comme avec l'autre. Ce soir, tandis que la vie que j'ai péniblement construite ici est littéralement en train de s'effriter entre mes doigts, j'ai besoin de tout sauf des commentaires de quiconque sur ce que je suis ou pas. Et Lloyd me regarde avec un agacement qui n'est que le reflet d'une déception sincère, qui me fend autant le coeur que la façon dont Klaus cherche de l'aide auprès de moi.
"On avait dit qu'on prenait cette soirée juste pour nous deux", dit-il amèrement. "Et justement pour éviter... 'ça'".
D'un geste explicite mais dénigrant, il désigne Klaus de la tête au pied, dont la tête ne tient droit que parce que le bois de la porte la soutient.
"'Ça', c'est sans aucune comparaison la personne qui compte le plus pour moi, Lloyd", lui dis-je abruptement, alors que de nouveau mon sang bat à mes tempes et jusque dans ma gorge. Je sens tout son être se tendre à cette parole. Clairement, il a compris que la place de Klaus dans l'échelle de mes relations était inamovible. Je le fixe, et j'ajoute :
"Si tu n'es pas capable de l'accepter, alors il est certain que nous n'irons nulle part".
Ce n'est pas quelque chose de négociable, et ça ne le sera jamais. Il n'y a plus de Scorpion, plus de Grenouille, juste des faits. Je pensais que ce que Lloyd avait vu de nous au cours de nos voyages aurait suffi à lui faire intégrer cette réalité. Visiblement, je me trompais, mais ma faute aura peut-être été de ne pas avoir été claire avec lui à ce sujet depuis le début.
"Nulle part", répète-t-il en se tournant vers moi. "Nulle part en effet".
Et Klaus me regarde par dessus l'épaule de Lloyd.
"Dans quelles complications t'es allée te mettre, Rin-rin ?".
Il prend une longue inspiration alcoolisée, et tend vers moi le mot 'Goodbye', comme s'il me proposait de m'en aller avec lui, loin de ce mauvais pas. Comme nous nous sommes mutuellement tirés des ennuis, tant de fois en treize ans. Et il ajoute :
"Toi aussi t'es allée chercher des cascades alors que t'aurais pu t'en tenir aux rivières auxquelles tu étais habituée, tu..."
D'un coup, Lloyd se retourne et s'en va l'empoigner par le col de sa chemise à rayures, le soulevant à bout de bras comme s'il allait le jeter dehors ou peut-être le frapper. Mes yeux s'écarquillent, je sens l'énergie ronfler dans ma tête, dans ma poitrine, et jusque dans les postes de télé, partout autour de nous dans la boutique.
*Crac !*
Un seul saut dans l'espace, précis, me fait m'interposer entre les deux, et je repousse Lloyd dans la boutique en même temps que Klaus qui culbute en arrière sur le trottoir, de toute la force que je peux avoir dans les bras.
"Arrêtez, tous les deux, bordel de merde !"
Je regarde l'un, puis l'autre, quelque chose d'incandescent dans mes yeux, aussi ardent que mon coeur est vide et brisé. Malgré moi, l'énergie grésille maintenant, jusque dans la moindre résistance et le moindre condensateur en présence dans la boutique. Dans les dizaines de tubes cathodiques, de cartes imprimées, d'électroniques complexes qui semblent progressivement n'en faire plus qu'une, liées par mon chagrin et ma colère dans un soulèvement de particules d'énergie dorée. Comme si Merelec était devenu une seule et même machine, qui en ferait presque vaciller le tissu de la matière autour de nous.
Klaus a peur au travers de son ivresse, et moi aussi : nous savons tous les deux pourquoi. Parce que l'un comme l'autre, nous avons déjà vu ce que la peine affective avait pu provoquer en Viktor, par le passé. Je ne le veux pas. Mais ma crainte ne fait que l'entretenir, ce grondement sourd du couple matière-énergie, autour de nous, d'une façon qui aurait certainement même fait reculer Cinq. Lloyd est terrifié, et j'en suis si triste, mais ce n'est pas tout.
"Pour ça aussi, vous deux êtes bien pareil...", articule-t-il en reculant.
Mes poings se serrent, et mes dents aussi, alors que la boutique semble se charger, encore et encore, comme si elle devenait une immense bobine électromagnétique, au coeur des rouages de l'univers. Je sais ce que Lloyd va ajouter, pour l'avoir si souvent entendu dire à l'école, au collège, au lycée, et quelques fois après. Il avait essayé de faire abstraction de ce ressenti, mais il couvait certainement là. Et maintenant que sa peine éclate comme la mienne, je devine qu'il va le prononcer sans filtre. Une parole malheureuse comme nous en avons tous, mais qui va sceller notre fin. Mes yeux sont dans les siens, comme un avertissement, et c'est avec une peur terrible de moi qu'il prononce finalement, à la croisée des chemins de nos vies :
"... ce que vous êtes lui et toi n'est pas naturel".
Il a à peine le temps de finir sa phrase, qu'une vague d'énergie vient faire grésiller ma montre, les boîtes de composants près de moi, le fer à souder, les postes de télés, le téléphone. Au travers du réseau de câbles électriques, dans les ampoules des lampadaires de la rue et les phares des voitures, dans l'appartement de la voisine d'en face... Une onde électromagnétique gigantesque s'élève, comme si tout le pâté de maison, tout le quartier, peut-être bien au delà, n'était plus qu'un réseau connecté à ma tristesse. Une vague brève de poussière d'énergie dorée qui s'insinue en toutes choses, aussi courte que le cri de rage qui me vient. L'ensemble des postes de télé que je me tuais à réparer depuis des jours implose en chaîne, tandis que Lloyd enferme sa tête dans ses bras et que Klaus se traine à reculons plus loin sur le trottoir, comme sur le point de s'enfuir.
Je fixe le premier, puis le second.
*Crac !*
L'énergie retombe d'un coup, dans la lumière ordinaire de l'éclairage de la rue. Dans le silence.
Et je ne suis plus là.
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Notes :
Vous le sentiez possiblement arriver depuis quelques chapitres, et il est peut-être encore plus triste de voir ce point de rupture atteint. Je ne crois pas qu'il y ait de fautif, dans cette histoire-là, je ne crois pas qu'il y ait de réaction à blâmer. Il n'y a que des gens, avec leurs failles.
Nous les laissons tous, y compris Dave, dans un état de trouble profond.