L'Innommable
Chapitre 5 : Les morts ont tous le même sang
5513 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour 23/11/2024 19:26
Avant-propos: voilà le troisième OS autour du thème Frontière et Regrets, ce sera également mon dernier texte sur Jasper de son temps en tant qu'humain. Bonne lecture ^^
Ce texte participe en seconde chance au jeu d'écriture :« Frontière et Regrets » du forum fanfictions.fr (juillet/août 2024).
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3 juin 1863, Galveston, Texas
« Je me crois en enfer, donc j'y suis […] Au matin j'avais le regard si perdu et la contenance si morte, que ceux que j'ai rencontrés ne m'ont peut-être pas vu. »
Arthur Rimbaud – Une saison en enfer
Il n’y avait pas de plantations dans la ville mais les traces de l’exploitation des champs fleurissaient partout depuis qu’ils avaient libéré la ville six mois plus tôt : les cargos débordaient de nouveau de précieuses fleurs blanchâtres, prêtes à être exportées dans tout le pays. C’était la principale manne économique de la région, bien au-devant des fruits de la pêche. Jasper et ses hommes étaient en garnison autour de Galveston depuis qu’ils avaient repris la ville aux unionistes le 1ᵉʳ janvier 63*. Il était plus près de chez lui qu’il ne l’avait été depuis le début du conflit : moins d’une journée de cheval pour rejoindre sa maison d’enfance. Il avait pourtant l’impression que des milliers de kilomètres l’en séparaient. Il se sentait épuisé et éloigné de tout.
Le clair de lune baignait les alentours du campement d’une lumière irréelle, comme si le ciel voulait se jouer des hommes en guerre, leur offrant une nuit d’été à la beauté trompeuse. Jasper arpentait à cheval les sentiers bordant les limites de la ville, perdu dans ses pensées. Galveston avait été débarrassée des troupes unionistes quelques mois auparavant, mais la tension restait palpable. Les soldats en garnison semblaient s’agiter sans but, entre ennui et méfiance : tous attendaient fébrilement une nouvelle attaque venue de la mer pour reprendre la ville. Galveston était le dernier grand port de marchandises encore aux mains de la Confédération. Malgré l’embargo gênant les transferts au Nord du pays, certaines lignes étaient encore assez sûres pour faire circuler le fret maritime le long des côtes. C’était une position d’approvisionnement essentielle pour le Sud, ils ne pouvaient pas se permettre de la perdre de nouveau. Aussi, depuis la libération de la ville, la zone entière était sous surveillance étroite de plusieurs compagnies de cavalerie et d’infanterie.
La mission était importante mais étonnement ennuyeuse : un temps ravis de ne plus être blackboulés de combat en combat, ses hommes avaient vite majoritairement déchanté face à une tâche purement logistique qui s’étirait dans le temps. Beaucoup étaient loin de chez eux et le manque d’action, leur donnait trop de temps à tuer. Du temps pendant lequel gamberger. Nombreux étaient ceux qui se languissaient de leurs foyers. Jasper lui-même ressentait une lassitude croissante face à l’enlisement du conflit. Il se demandait si la guerre finirait un jour ou si elle avait vocation à dévorer tous ses participants jusqu’au dernier avant son terme. La chaleur suffocante de la journée s'était estompée, mais la moiteur nocturne persistait. Chaque mouvement faisait crisser les graviers sous les sabots de sa monture.
Jasper prit un chemin le rapprochant de la baie. Il inspira, c’était une soirée agréable en dépit de la moiteur ; il était proche des côtes, il pouvait sentir les embruns et la houle de l’océan tout proche. Il resta un moment à l’arrêt, contemplant les étoiles et caressant l’encolure de l’animal sous lui. La peau du cheval était douce et chaude sous sa paume ; le moment était étonnement paisible.
Il était perdu dans ses pensées, depuis un moment, lorsqu’il les remarqua : à l’ombre d’un rocher escarpé aux abords du sentier menant à la plage Est. Trois jeunes femmes, seules, dans l’obscurité. Leur beauté était frappante, presque irréelle. Elles n’avaient rien à faire là : Dieu sait comment elles avaient pu se retrouver dans cette posture périlleuse ! Il se rapprocha un peu de la falaise, incrédule. Qu’est-ce que des femmes faisaient seules, à cet endroit et à une telle heure ? Leur présence était aussi incongrue qu’une averse de neige en plein cœur de l’été. S’efforçant de reprendre contenance, il descendit de cheval et ôta son chapeau pour les saluer. Il dut maintenir sa main crispée sur les rennes de sa monture. L’animal habituellement calme paraissait soudain incroyablement nerveux, prêt à partir au galop sans son cavalier.
Les femmes s’approchèrent de lui, et il pensa qu’elles cherchaient de l’aide. Elles avaient sans doute été séparées d’un convoi de civils partant en direction de Houston.
De près leur beauté était encore plus stupéfiante : ça le laissa sans voix et le fit frissonner. Elles étaient si extraordinairement belles que Jasper se demanda brièvement s’il n’était pas juste en train de rêver. Deux d’entre elles avaient de longs cheveux blonds qui semblaient presque argentés sous la lumière de la lune, elles étaient grandes, élancées et avaient des traits presque angéliques. Elles étaient mortellement pâles. La troisième était plus menue, elle avait des cheveux noirs et ondulés, d’un noir d’encre. Son visage de poupée avait quelque chose de typiquement mexicain, pourtant son teint n’était que très légèrement hâlé et paraissait avoir le même éclat de porcelaine que celui des deux blondes. Si c’était possible, sa beauté lui paraissait encore plus sensationnelle que celle de ses amies. Comme si elle était une sculpture de maître délicatement taillée dans du marbre.
Ce fut elle – la fille la plus frêle aux cheveux bruns – qui s’avança vers lui d’un pas conquérant, la démarche altière et les yeux perçants. Il ne savait pas comment une femme aussi svelte pouvait dégager une telle assurance. Une telle impression de force. Son sourire était rempli d’impudence tandis qu’elle le regardait avec un amusement moqueur, semblant l’évaluer. Elle fit un ersatz de révérence tandis que ses compagnes cancanaient entre elles, ricanant.
— Eh bien, voilà un charmant officier. Il a l’air délicieux, même s’il semble avoir perdu sa langue !**
— Maria ferait mieux de s’en charger, si on veut le garder. Moi, je n'arrive pas à me retenir de les tuer.**
Il y avait quelque chose de tout à fait déplacé dans l’attitude des trois jeunes femmes. L’une des blondes à l’allure angélique venait même de parler de meurtre. C’était impossible, la fille devait faire une plaisanterie sordide. Plutôt que d’être agacé par son attitude, une part de lui se sentait curieusement effrayé. Il était fébrile, sur le qui-vive, ses instincts hérissés, comme avant une bataille. La petite brune ouvrit la bouche, s’adressant à lui d’une voix cristalline.
— Maria de Monterrey. Tu es bien jeune pour être Major, non ? Quel est ton nom, mon garçon ?
Mon garçon ? La fille devait être plus jeune que lui… et utiliser le nom d’une ville comme patronyme était tout à fait incongru.
Jasper allait lui répondre – un peu fraîchement – lorsque les deux blondes à l’allure angélique se volatilisèrent. Elles avaient semblé disparaître dans la nuit dans un clignement d’yeux. Il haleta. Devenait-il fou ? Il aurait dû reculer, remonter sur son cheval et prier pour que celui-ci galope assez vite.
La femme réitéra sa question, d’un ton doux, un paresseux sourire d’attente vissé sur ses lèvres.
— Quel est ton nom, Major ?
Il resta immobile, figé sous le regard hypnotisant de la fille, ses yeux en forme d’amandes lui paraissaient briller comme des obsidiennes, elle avait un sourire d’un blanc éclatant qui le glaçait jusqu’aux os. Elle était la plus belle femme qu’il ait jamais vue et elle lui parlait avec une douceur extrême, sa voix presque caressante… il aurait dû être charmé, pourtant il était terrifié. Quelque chose aux tréfonds de ses entrailles se rebellait et lui hurlait de fuir.
Il resta coi, la dévisageant bêtement. Il lâcha involontairement la bride de sa monture et celle-ci s’enfuit sans demander son reste, galopant comme si elle avait le diable aux trousses. Il aurait pu se désoler de la perte de l’animal, mais il ne parvenait pas à s’en soucier. Comme s’il savait déjà qu’il n’en aurait pas besoin pour regagner son campement. Il se présenta d’une voix blanche. Articulant les mots presque malgré lui, mais ne s’inclinant pas comme l’aurait exigé la politesse la plus élémentaire ; incapable de détacher les yeux de la drôle d’apparition lui faisant face.
– Jasper Whitlock, Madame.
– Il y a quelque chose de captivant chez toi, Major Whitlock. J’espère que tu survivras.**
Avant qu’il ne puisse réagir, elle était à un pas de lui, se haussant sur la pointe des pieds et approchant ses lèvres de sa gorge. Il eut l’impression qu’elle allait l’embrasser. À cette proximité, il put distinguer la couleur de ses iris : à la lumière de la lune, ils étaient violemment rouges. Elle se pressa contre lui et ses dents transpercèrent son cou. Il voulut hurler mais le cri mourut dans sa gorge. Il suffoqua et sentit son cœur accélérer.
La douleur fut immédiate, un froid glacial se propageant brièvement à l’endroit de la morsure avant de se transformer en feu brûlant. C’était comme si ces nerfs étaient tous à vif et que des flammes coulaient dans ses veines, le consumant de l’intérieur. Il croyait avoir déjà souffert dans sa vie, mais rien n’était comparable à ça. C’était atroce. Il pensait que ça devait être une sensation analogue à celle qu’on ressentait lorsqu’on était condamné au bûcher… ou écorché vif. Jasper tomba à genoux, les cris qu’il poussait, sans discontinuer, lui arrachant la gorge.
C’était interminable. Un châtiment qui ne s’arrêtait jamais. C’était donc ça la mort à l’heure du jugement dernier ? Jasper était persuadé d’être en enfer et il suppliait intérieurement que ça s’arrête, se repentant – encore et encore – dans sa tête pour l’ensemble de ses fautes. Dans son esprit, derrière une douleur blanche et pure, flottaient par intermittence les visages anonymes de ceux qu’il se rappelait avoir occis sur le champ de bataille, l’image des prisonniers exécutés, celle – encore plus limpide – du gosse qu’il avait regardé se faire lyncher, sans bouger, ni protester. Peut-être méritait-il l’enfer. Il n’avait aucune notion du temps qui passait. Quand trois jours plus tard, la douleur cessa enfin, il était encore prostré sur le sol, moitié agenouillé, moitié allongé : le soulagement fut intense. C’était enfin fini. La plage n’était nulle part en vue, il était dans un lieu clos. Il n’avait même pas réalisé avoir été porté et déplacé peu après le début de son supplice.
Cherchant son souffle inutile, il se leva et examina les lieux. Il était dans une sorte de hangar. L’air du bâtiment empestait : la poussière, le bois humidité, la moisissure. Autour de lui, partout où il pouvait poser le regard, c’était fascinant. Et beau. Jamais, il n’avait vu le monde clairement. Il distinguait jusqu’au détail le plus insignifiant : les gouttelettes de condensation perlant autour de la tache de moisissure sur le mur arrière, le nombre de stries sur la carapace de l’insecte brunâtre apparaissant par intermittence entre les lattes du plancher, la poussière en suspension dans les airs éclairée par la lumière vive filtrant d’entre deux tôles d’acier mal ajustées, les démarcations noircissant le bois du paquet à une multitude d’endroits. Un liquide rouge foncé qui avait imbibé le sol et laissé une empreinte durable, malgré des lavages à grandes eaux. Cette empreinte rouge laissait une drôle d’impression à Jasper : il pouvait deviner l’arôme presque effacé qui perçait en arrière-fond. Un arôme dont il reconnaissait instantanément l’odeur métallique. Cette odeur, il l’avait beaucoup sentie sur le champ de bataille les derniers mois écoulés, l’effluve l’avait toujours vaguement écœuré, faisant se crisper son estomac. Aujourd’hui, elle l’attirait de manière irrésistible.
L’odeur du sang.
Il était seul dans le hangar, puis soudainement, il ne l’était plus : la porte s’entrouvrit pour laisser passer trois personnes et Jasper – avant d’avoir réfléchi à ses actions – était accroupi et sentait des grognements furieux sortir de sa poitrine. Il avait peur et était en colère. Il ne fallait pas que les inconnus s’approchent.
Pourtant, Maria entra résolument, suivie de près par un homme de haute stature à la beauté frappante. Entre eux, un vieil homme – noir, le crâne dégarni, tremblant de frayeur – tout ce qu’il y a d’ordinaire. Ses poignets étaient attachés dans son dos. Il trébucha en avançant, les yeux grands ouverts de terreur et de surprise. Il suintait l’incompréhension et son cœur battait frénétiquement. Jasper pouvait entendre la cadence résonner dans sa tête. Un métronome affolé. Il ne pouvait entendre aucun autre battement : il passa expérimentalement sa main contre sa poitrine. Pas le moindre mouvement. Maria et l’homme inconnu n’émettaient pas plus de cadence propre, il n’y avait pas d’organe fonctionnel en dehors de ceux contenus dans le corps de l’homme âgé qui frémissait d’effroi. Son esprit aurait mis de longues minutes pour arriver à cette conclusion en temps normal, là, il carburait à plein régime. Le vieil homme était humain ; Maria et son accompagnateur ne l’étaient pas. Jasper non plus ne l’était plus.
Jasper sentit ses muscles se tendre à la réalisation : la proximité du vieil homme noir lui mettait les sens à feu et à sang. Il le voulait ; non pas lui mais le liquide qui courrait partout sous sa peau. Son corps réagissait à l’odeur envoûtante avant même que son esprit ne comprenne tout à fait ce qu’il était supposé faire. La douleur dans sa gorge flamba et il sentit ses dents s’allonger.
— Enfin réveillé, Major ! Je t’ai amené de la nourriture.
Maria avait désigné l’homme d’un geste paresseux. Jasper voulu secouer la tête, mais en fut incapable. Il ne pouvait pas bouger, ni parler. S’il faisait le plus infime mouvement ou ouvrait la bouche, il tuerait le vieil homme, sans hésiter. Il en avait l’atroce certitude. Déjà, il sentait tout son corps prêt à se précipiter : il voulait s’élancer vers l’humain et lui déchirer la gorge. Il était au bord du gouffre et au fond du trou, se trouvait un prédateur, ayant hâte d’être libéré. Il ne pouvait pas le faire : il n’était pas sur un champ de bataille. C’était un homme désarmé. Trop vieux. Trop impuissant. Il ne pouvait pas faire ça. Peu importe le feu dans sa gorge.
— Ne lutte pas. Tu ne pourras pas résister. Tu es un vampire maintenant et c’est un humain : un humain inférieur à tes yeux, qui plus est, si je me fie à ton uniforme***. Tu as besoin de sang, c’est naturel : nourris-toi.
La voix était douce mais le ton inflexible. Il voulut protester, mais la soif dans sa gorge le broyait de l’intérieur. Un feu sans nom qui montait en lui, effaçant toute notion de bien et de mal au fil des secondes qui s’égrainaient : les jours passés, la douleur de la transformation, le semblant d’humanité auquel il aurait voulu s’accrocher. Tout disparaissait. La seule notion restante était la soif dévorante qu’il éprouvait. S’il avait eu les idées plus claires, il aurait peut-être pu résister un peu plus longtemps. Dans ces circonstances, il lui fallut moins d’une minute, avant de perdre les pédales et se jeter sur « la nourriture ».
L’homme hurla au moment où Jasper fondit sur lui. Il entendit ce cri comme s’il résonnait dans une pièce vide, mais tout le reste était incroyablement clair : la chaleur du corps de l’homme, l’odeur de sa peau, les battements frénétiques du cœur. Une part de lui était horrifiée, l’autre exultait. Ses mains agrippèrent l’homme comme mues par leur propre volonté. Il sentit la peau céder facilement sous ses dents. Le sang jaillissant, chaud, puissant, délicieux, et remplissant sa bouche. C’était tout ce qu’il avait imaginé — et pire encore.
Il n’avait pas anticipé la douleur.
Elle explosa dans ses entrailles, brutale et inexplicable. Une souffrance primitive et aveuglante : peur, désespoir, stupeur, colère. Résignation. Il avait l’impression de se noyer et d’être en train de se laisser submerger. Jasper haleta inutilement, reculant brusquement. Il lâcha le corps exsangue et le regarda s’affaisser au sol, essayant vainement de respirer, de reprendre son souffle. Comme si l’air avait pu calmer sa panique.
— Qu’est-ce que…
Jasper était perdu, fébrile. Il fixait le vide et laissait ses doigts s’enfoncer sauvagement dans le plancher. Le bois cédait facilement sous ses doigts, ses phalanges creusant des trous profonds : les échardes et la sciure s’accumulant autour de lui, sans que le moindre débris de bois ne menace d’entamer sa peau. Maria s’approcha, son pas altier mais léger, glissant presque silencieusement sur le sol à ses côtés.
— Chut. Calme-toi, soldat. C’est toujours plus dur la première fois. La sensation désagréable va passer. C’était délicieux, n’est-ce pas ?
Il sentit ses genoux ployer sous lui. Il était très conscient de la rudesse du sol sale du hangar sous ses jambes. Il prit sa tête entre ses mains. L’image de l’homme — les yeux vides, la bouche stupidement entrouverte et pendante, le cou brisé dans un angle impossible, la gorge déchirée par ses dents— restait gravée dans son esprit. Mais ce n’était pas seulement l’image qui imprégnait encore ses rétines ; le goût du sang s’attardait sur sa langue. Sa gorge le brûlait toujours. Il en voulait plus. Beaucoup plus. Un grognement sauvage sortit du fond de sa poitrine. C’était horrifiant, mais il était affamé et – tout écœuré qu’il était par sa nouvelle nature – il avait une envie irrésistible de succomber de nouveau. D’étancher sa soif pour faire taire la sensation âpre.
Il savait que Maria était plantée devant lui – le sbire posté sur le mur arrière du bâtiment – sans même avoir à relever la tête. Ses sens étaient étonnement aiguisés, il pouvait percevoir les sons et odeurs à des centaines de mètres à la ronde. C’était à la fois stupéfiant – il n’avait jamais perçu la beauté et la complexité du monde l’entourant – et écrasant. Il pouvait capter les effluves de sang, flottant partout dans l’atmosphère, les humains remplis de la précieuse substance vaquant à leurs occupations sur des centaines de mètres à la ronde. Sur des kilomètres. La connaissance le rendait presque fou. Il en voulait plus. Avait besoin de plus. Maria passa une main étonnement douce dans ses cheveux les caressant. Elle eut un rire presque doux, l’attrapa par le menton, le forçant à relever la tête pour la regarder dans les yeux. Si quelques jours plus tôt en tant qu’humain, il avait trouvé que c’était la fille la plus belle – et effrayante – du monde, avec ses nouvelles capacités, sa vision améliorée, il la voyait pour ce qu’elle était : splendide, impétueuse, mortelle. Pourtant, il n’avait plus vraiment peur d’elle. Après tout, s’il était déjà mort : que risquait-il ?
— Bienvenue dans ton nouveau monde, Jasper Whitlock. Je sentais qu’il y avait de la force en toi ! Je t’ai transformé pour que tu puisses m’aider. Je vais tout t’expliquer sur ta nouvelle vie, mon garçon, mais tu dois d’abord te nourrir un peu plus. Tu as toujours faim, n’est-ce pas ?
— Je ne peux pas faire ça…
Sa voix sonnait étrange à ses propres oreilles : la tessiture plus douce et grave, derrière son habituel accent traînant, que celle dont il se souvenait.
— Oh si, tu peux. Tu viens de le faire.
Un sourire charmeur dansait sur ses lèvres. Arrogant et calculateur, mais charmeur. Jasper sentit un frisson parcourir son échine. Il aurait dû la détester pour la douleur insupportable qu’elle lui avait infligée et pour l’avoir entraîné dans cette existence sordide. Pourtant, tout ce qu’il ressentait envers elle en cet instant, c'était un étrange mélange d’admiration, de crainte et de la curiosité.
Quel étrange démon. Elle n’avait rien d’humain et rien de doux malgré son apparence délicate. Elle se comportait telle une reine. Froidement détachée mais implacable.
— Apporte le suivant.
Elle avait lancé l’ordre à son escorte d’un ton sec, sans même se tourner pour le regarder. Ses yeux étaient toujours fixés sur Jasper. Une reine ou un chef de guerre : son autorité était sans conteste.
La porte s’ouvrit à nouveau, et cette fois, c’était une femme qui fut poussée dans la pièce. Blanche, très jeune. Quinze ? Seize ans peut-être ? Elle pleurait, suppliait. Jasper sentit son estomac se nouer. Il n’avait jamais fait ça. C’était peut-être futile comme pensée, mais – de toute sa vie – il n’avait jamais blessé une femme. Des centaines d’hommes, certainement, mais jamais une femme. Ses pieds bougèrent avant qu’il ne puisse accorder plus d’attention à l’idée parasite, le scrupule s’éteignant aussi vite qu’il avait voleté dans sa conscience. Cela aurait sans doute été la même chose, s’il avait s’agit d’un enfant.
La fille hurla de douleur et d’effroi, tandis qu’il l’attirait brutalement contre lui. Il sentit les os délicats céder sous ses mains et il amorça un mouvement de recul, horrifié. Il ne voulait pas faire ça.
Il ne voulait pas faire ça. Il se retrouva, acculé par sa propre volonté, à un coin du hangar, fixant l’adolescente et essayant frénétiquement de retrouver son calme. Il avait presque l’impression de goûter sa terreur. La fille était tombée au sol et se tordait à présent de douleur, sanglotant : son bras formait un angle grotesque ; il l’avait brisé d’un seul geste, sans même y penser. Il n’avait plus rien d’humain. Ses muscles, tendus à l’extrême, vibraient d’une fureur insensée : le prédateur voulait achever la fille blessée et absorber jusqu’à la moindre goutte de sang qu’elle contenait. Chaque fibre de son corps semblait sur le point d’éclater, emportée par la force inhumaine qui grondait en lui, comme si son enveloppe mortelle n’était qu’une prison étroite pour le monstre qu’il était devenu. Il ne pouvait pas le faire. Il ne voulait pas faire ça. Il fallait qu’il sorte du hangar.
La soif lui brûlait la gorge. Toujours la soif. Il avança de quelques pas, tel un automate, presque contre sa volonté.
Il n’avait pas le choix. Il avait tellement faim.
La fille le voyant approcher avait réussi à se remettre sur pied. Elle trébucha instantanément dans sa hâte de lui échapper. Il la rattrapa d’un mouvement instinctif avant qu’elle ne heurte le sol. Elle se débattit entre ses bras, mais il pouvait à peine sentir ses mouvements. Comme si elle n’avait pas plus de force qu’un nouveau-né.
C’était naturel, de ce qu’en avait dit Maria, après tout, il n’était plus humain…
Jasper était terrorisé et désespéré tandis qu’il plongeait ses crocs dans la gorge de la fille, mais il ne s’arrêta pas. Tristesse, colère, peur, culpabilité. Ses émotions se mélangeaient en un maelstrom confus. De nouveau, il eut la sensation de se noyer. Quand ce fut fini, il tomba sur le sol à genoux. Prostré sur le corps de la victime, ses mains tremblantes, le goût exquis du sang encore sur les lèvres.
Exactement le même goût que celui du vieux nègre. Aucune différence.
La réalisation lui laissait un sentiment étrange.
— Tu vois, c’est facile, n’est-ce pas ? Tu ne fais plus partie de leur monde, mais du mien. Bientôt tu apprendras à les considérer comme des proies et tu n’auras plus à subir cette culpabilité insensée.
Il ne répondit pas. Plus facile ? Il en doutait. Il secoua la tête, essayant de se ressaisir, de se redresser, il ne voulait pas paraître faible devant la terrible petite femme lui faisant face. Elle était fascinante et, même s’il ne comprenait rien à ce qu’il se passait, il voulait désespérément lui plaire. Elle avait dit avoir besoin de son aide… Peu importe ce qu’elle attendait de lui, il ne pouvait pas rester. Il devait retourner à son campement.
—Je suis navré, Madame. Je ne peux pas rester, mes hommes m’attendent et je…
Il ne finit pas sa phrase, les mots suivants mourant dans sa gorge, tant la stupidité de ce qu’il était en train de dire lui sautait brutalement au visage. Il était mort. Personne ne l’attendait. Il n’avait nulle part où aller. Il leva les yeux vers elle et se mit instantanément debout, elle lui souriait avec indulgence.
— C’est assez perturbant, n’est-ce pas ? Cette nouvelle existence. Bientôt, tu te rendras compte qu’elle peut avoir bien des avantages…
Elle laissa sa phrase en suspens, visiblement heureuse de laisser planer le mystère.
— Je vais te laisser réfléchir quelques instants. Quand tu te sentiras prêt, rejoins-moi à l’extérieur et je t’expliquerai tout ce qu’il y a à savoir sur ton nouveau monde.
Maria et l’homme l’accompagnant sortirent, Jasper contempla de longues minutes les cadavres vidés de leur sang. Le vieillard et l’adolescente. Il les avait tués. Il ne savait pas quoi ressentir. Il avait tué des centaines d’hommes auparavant mais c’était la guerre. Dans ces circonstances particulières, il ne s’était jamais vraiment considéré comme un meurtrier. C’était la guerre : il ne tuait pas par plaisir mais parce que c’était ce qui devait être fait. Là, c’était différent. Il était pire qu’un meurtrier : une sorte de monstre, une créature de cauchemar. Les vampires n’étaient même pas supposer exister… Jasper n’avait jamais eu beaucoup d’intérêt pour la fiction, ses souvenirs de lectures mythologiques concernant ces choses étaient aussi rares que lointains. S’il n’était plus humain qu’est-ce que ça signifiait exactement ? Il se sentait étrange, survolté – dévoré d’instincts inconnus – et curieusement vide – comme si, déjà, il n’arrivait plus tout à fait à se rappeler de ce qu’était être humain. Et il avait toujours soif.
Il avait besoin de voir Maria. De savoir ce qu’on attendait de lui dans cet univers absurde.
Il secoua la tête, avança résolument et poussa la porte du hangar qui avait été laissée entrouverte : une nouvelle frontière à franchir. La tôle se froissa entre ses doigts tandis qu’il voulait refermer la porte. Le bruit de l’acier déchiqueté résonna sinistrement dans son esprit ; encore une fois, le message était limpide : il n’était plus humain.
Dehors, Maria l’attendait en pleine lumière. Sa peau étincelait comme si elle était couverte de poussières de diamants. Plus brillante que mille soleils. Un démon ou une déesse ? Presque malgré lui, il se plaça à ses côtés. Il n’avait nulle part où aller, rien à espérer, la moindre des choses qu’il pouvait faire c’était d’écouter ce que son bourreau lui voulait. Elle avait dit qu’il avait quelque chose de spécial ; qu’elle avait besoin de son aide… peut-être que s’il l’aidait ça s’arrangerait pour lui; qu’au moins la situation prendrait sens.
Le cheval du Major Jasper Whitlock fut retrouvé aux abords de la plage la plus au Sud de Galveston le 5 juin 1863. Après quelques heures de tergiversations où l’on discuta de savoir s’il avait ou non déserté, il fut officiellement déclaré mort, avec les honneurs, le 6 juin 1863.
Le corps ne fut jamais retrouvé. Une tombe, remplie d’un cercueil vide, fut creusée à White Oak le 14 mars 1871, dans la cour d’un ranch. Regrets éternels de Rudyard Whitlock.****
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° Les morts ont tous le même sang est un détournement du titre du livre de Boris Vian « Les morts ont tous la même peau ». C’est à peu près la conclusion de Jasper à ce moment de l’histoire sur la différence de traitement entre les races… j’y reviendrai de manière plus précise – et sans doute pour la dernière fois de cette séquelle – dans un prochain OS.
* La ville de Galveston a joué un rôle clé dans la stratégie confédérée durant la guerre de Sécession. Après sa reprise par le Sud le 1er janvier 1863 lors de la « seconde bataille de Galveston », elle est devenue un point d'approvisionnement crucial pour le Sud. Les forces confédérées ont réussi à repousser un blocus naval de l’Union et à maintenir la position jusqu’à la fin de la guerre. La présence massive de troupes, incluant des unités de cavalerie et d’infanterie, souligne l’importance de cette ville côtière dans la lutte pour contrôler les routes maritimes et les échanges commerciaux. J’ai corrigé ce que j’avais écrit sur le 3ème chapitre d’« En attendant la pluie » : il y a un passage où j’avais établie à l’été 63 (il est dit que Jasper est mort avant Gettysburg) la rencontre de Jasper avec Maria (et sa mort en tant qu’humain), juste après la « libération » de Galveston, pendant qu’il organisait l’évacuation des blessées. Je m’étais basée sur les éléments et dates données concernant le passé de Jasper dans Eclipse/Hésitations, sauf que la bataille de Galveston a eu lieu le 1er janvier 63, donc je ne vois pas trop comment ni pourquoi, il aurait évacué des blessés dans cette zone au début de l’été ; en correction du canon, on va admettre qu’il y est resté stationné en garnison du début janvier jusqu’à sa mort.
** Les phrases suivies de deux astérisques sont des emprunts – un poil modifiées – des répliques de Nettie, Lucy et Maria dans Eclipse.
*** Oui, Maria est assez moqueuse sur ce passage… on va dire qu’elle propose à Jasper de manière assez naturelle de passer d’une gradation de la valeur des « races » à une gradation de la valeur des espèces.
**** Hop, et voilà pour en finir avec le thème de « la frontière et des regrets ». La date correspondrait à la date anniversaire – dans plusieurs sens du terme – du départ de Jasper de son foyer…
Voilà. J’espère que vous avez apprécié ce troisième OS sur le thème. J’essaie de mettre à jour « En attendant la pluie » d’ici la semaine prochaine et de m’y remettre studieusement. Il restera sans doute deux ou trois OS centrés sur le passé de Jasper pour compléter cette « préquelle de préquelle » ^^