L'Innommable

Chapitre 4 : Une saison en enfer

3041 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 21/11/2024 08:33

Avant-propos: voilà le "deuxième OS" (oui, c'est conceptuel) évoqué, il y a quelques jours (j'attendrai que celui-ci disparaisse de la home pour mettre en ligne le troisième et dernier texte sur le sujet) :)


Ce texte participe en seconde chance au jeu d'écriture : Mots-Clés « Frontière et Regrets » du forum fanfictions.fr (juillet/août 2024).


Bonne lecture :)


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5 décembre 1862, Coffeeville*, Mississippi


« Je parvins à faire s'évanouir dans mon esprit toute l'espérance humaine. Sur toute joie pour l'étrangler j'ai fait le bond sourd de la bête féroce. J'ai appelé les bourreaux pour, en périssant, mordre la crosse de leurs fusils. J'ai appelé les fléaux, pour m'étouffer avec le sable, avec le sang. Le malheur a été mon dieu. Je me suis allongé dans la boue. Je me suis séché à l'air du crime. Et j'ai joué de bons tours à la folie. »

Arthur Rimbaud – Une saison en enfer°


La lame de son sabre pénétra dans la chair avec une facilité déconcertante. Jasper sentit la résistance au début, puis la sensation d’un brusque relâchement. Le métal trancha net et ressortit dans un giclement sec, des gerbes de sang de l’adversaire l’éclaboussant. Le regard de l’homme en face de lui se figea, une expression de stupeur horrifiée à jamais placardée sur son visage. Jasper, malgré lui, s’immobilisa quelques secondes. Un instant suspendu dans le temps, où le bruit du combat autour de lui s’évanouissait, tandis que la réalité de son acte le frappait.


Du sang, chaud et poisseux, dégoulinait le long de la garde de l’arme jusqu’à sa main. Ses doigts étaient rouges. Jasper vacilla, en même temps que le pauvre diable qu’il venait d’achever. C’était un ennemi. Un homme aux joues creuses et couvert de boue ; probablement pas beaucoup plus âgé que lui et tout aussi affamé, terrifié et frigorifié. Il tomba de son cheval et s’écrasa, face contre le sol. Jasper sentit de nouveau un sentiment incongru monter en lui. Une horreur et une tristesse étrangères qui se logeaient quelques instants dans sa poitrine, puis disparaissaient aussi vite qu’elles étaient venues, laissant un vide terrifiant derrière.


— C’est fini.


Il ne savait pas pour qui il prononçait les mots. Pour lui ou le défunt ? Sa gorge était nouée et il sentit ses mains trembler un peu. C’était un mensonge : ce n’était pas fini. Ce ne serait jamais fini.


Autour de lui, la bataille continuait à faire rage, féroce. Jasper se sentait en décalage, distant. Étranger à lui-même et à ce qu’il se passait : tout n’était que brouhaha. Cris de douleurs, fracas des armes, bruits de canons. Il allait se faire tuer s’il ne bougeait pas. Il éperonna son cheval, se tenant fermement à la bride d’une main et relevant son sabre de l’autre. Il combattit de toutes ses forces, laissant sa colère et sa peur guider ses mouvements. Il n’allait pas mourir dans cet endroit. Il allait survivre coûte que coûte.


Ce n’était pas la bataille la plus dure à laquelle il avait participé depuis le début du conflit. Les combats pendant la campagne du Nouveau-Mexique avaient été un cauchemar éveillé. Quand il avait combattu à la bataille de Valverde**, il avait éprouvé une terreur qui le hanterait certainement jusqu’à la fin de ses jours. Le sol noir aride et caillouteux des hautes steppes était teinté de rouge, saturé de sang. Son cheval était rapidement tombé sous les balles, peu après le début de l’escarmouche. Il s’était retrouvé au sol et n’avait survécu que par chance, pataugeant dans un amas de corps mutilés et de cadavres, esquivant de justesse les sabots des montures affolées par les tirs de canons. Les cris des blessés et les hurlements des bêtes avaient transpercé le brouillard de son esprit, une cacophonie infernale qui ne s’arrêtait pas. Jasper avait combattu jusqu’à épuisement : une sensation sauvage et haineuse au creux du ventre, tandis qu’il accumulait les corps atour de lui. Ayant réussi par miracle à se hisser au cœur du tumulte sur un cheval dont le cavalier – sans doute mort – avait été désarçonné, il avait réussi à se replier et à rejoindre des camarades de son bataillon réunis sur le flan arrière Est. Leur officier supérieur était mort et le capitaine de la cinquième unité de cavalerie essayait d’organiser les troupes à l’arrière pour créer une brèche dans les lignes afin de préparer une éventuelle retraite. La situation était critique : ils étaient en nette infériorité numérique et les canons pilonnaient sans relâche les troupes, les désorganisant et les forçant à reculer. Ils n’allaient pas s’en sortir.


Suivant son intuition, Jasper avait – Dieu seul sait comment – convaincu les membres de son unité d’attaquer de front la première ligne d’artillerie : ils avaient capturé – ou tué – les hommes en charge des canons et s’en étaient emparé. Cela avait un moment crucial qui avait changé le cours de la bataille : la percée imprévue des lignes et la prise des pièces d’artillerie, avait jeté un chaos total dans les rangs des unionistes. L’officier en charge de l’Union avait ordonné à ses troupes de se replier au Fort et avait hissé le pavillon blanc, demandant à récupérer les blessées et à abandonner la zone.


Quand après quelques minutes de flottement, le Général Sibley avait, avec diligence, accepté la requête des ennemis et que la retraite avait officiellement été sonnée, Jasper s’était laissé glisser de sa monture. Il s’était écroulé dans la boue et avait vomi le peu de nourriture qu’il ne savait pas encore avoir dans l’estomac, des larmes parasites mouillant ses joues. Il aurait pu avoir honte de cet instant d’épanchement s’il n’avait pas été aussi épuisé et si les autres soldats n’avaient pas été dans des états de désœuvrement analogues. Plus tard, quand il avait fallu aider à évacuer les blessés – les retrouver sous les monceaux de cadavres – il tenait sur ses jambes et était heureux de ne presque pas trembler. Quelques heures après, il se sentait complètement déconnecté de la situation quand le Lieutenant-Colonel qu’il avait croisé par hasard avant le commencement de la bataille l’avait reçu à l’écart et l’avait félicité pour sa prise d’initiative et son courage. Il s’était, un instant, senti plus incrédule que fier quand l’homme lui avait serré l’épaule et lui avait solennellement tendu une veste portant l’écusson de Major. Assez remis de sa surprise, il avait réussi à articuler des remerciements et à hocher la tête avec ferveur. C’était une incroyable fierté pour lui : il ne pouvait pas le dire à l’homme, mais il venait sans doute de faire de lui le plus jeune Major de toute l’histoire militaire américaine. Jasper s’était silencieusement juré d’assumer au mieux cette fonction.


Ce n’était pas une bataille du même genre et il n’était plus le garçon qu’il avait été : à l’époque, il était plein de certitudes sur la justesse de son combat et plein d’espoir quant à une victoire rapide de la Confédération. Il ne pensait pas avoir failli à sa tâche en tant qu’officier supérieur : malgré ses récents atermoiements idéologiques, il dirigeait toujours les troupes avec zèle. Mais après tout, qu’en savait-il ? Les mystères de l’esprit humain étaient nombreux. Peut-être que son actuelle mélancolie influait sur le moral des troupes plus qu’il ne le croyait et qu’il les conduisait tout droit à la défaite.


Peu importe, les errements de Jasper ; aujourd’hui, c’était une victoire ! Au loin sur le champ de bataille, il entendit l’officier principal de cavalerie des nordistes commencer à sonner la retraite. Le Major Lovell – en charge du commandement de plus grande partie des cavaleries du Tennessee occidental – ne donna pas ordre de poursuivre les fuyards en déroute. Ça mettait fin au combat.


Jasper appela également au repli. Tout son corps lui faisait mal. Son cheval n’était pas blessé, mais avait besoin de repos. Il ne savait pas combien de ses hommes étaient tombés et il n’avait aucune idée du nombre de cadavres qu’il avait laissé sur son sillage. Ils mirent près d’une demi-heure à organiser l’évacuation des blessés vers un hôpital militaire de fortune à proximité. Deux morts parmi les hommes sous son commandement direct et moins d’une dizaine de blessés : le chiffre était dérisoire, cela aurait pu être bien pire. Une escarmouche sanglante s’étant mal finie pour une poignée d’entre eux. La perspective de devoir rédiger – encore – des courriers pour les familles lui retournait néanmoins l’estomac.


Tandis que son bataillon et leurs alliés se mettaient en ordre de procession serrée, se repliant vers un bayou voisin, Jasper laissa son regard errer sur les étendues infinies des champs de coton. Les noirs étaient partout, occupés par leurs tâches, agenouillés dans la terre. Ils relevaient à peine la tête au passage de leur colonne, pourtant bruyante. L’air sec de décembre devait froidement leur mordre la peau, aux vues de leurs frusques légères ; Jasper n’en avait jamais vu autant réunis au même endroit, il supposait que ça devait être la fin de la période de l’ensemencement. Les esclaves n’étaient que rarement croisés dans la ville, silhouettes anonymes aux regards éteints, aussi insignifiantes que la poussière qui recouvrait les champs. Il y a quelques années vivaient à la périphérie de sa conscience; des ombres vagues qu’il voyait à peine, leurs existences si lointaines qu’elles ne méritaient pas d’être considérées.


Ce n’est qu’après son passage à la plantation de Compton*** qu’ils avaient commencé à le hanter. À l' obséder même. Les corps marqués de fouet, les visages tordus par la douleur et l’humiliation. Et ce gamin, pendu au bout d’une corde, dont le regard empli de colère et de terreur perçait encore parfois dans son esprit. Jasper ne savait pas ce qu’il lui avait pris ce jour-là, si c’était la chaleur suffocante qui lui avait causé la plus curieuse des insolations ou s’il avait vécu une sorte de châtiment divin pour le punir de ses péchés, mais il se rappelait avoir eu la brusque sensation de devenir fou et de pouvoir ressentir les émotions de la foule, puis celle de l’adolescent exécuté. Il s’était simplement écroulé au sol et évanoui durant le lynchage. Ça aurait pu être humiliant, mais ses hommes n’avaient majoritairement pas paru se formaliser de cet étrange instant de faiblesse. Jasper devinait que certains avaient été moins à l’aise avec le spectacle sordide, qu’ils ne l’avaient affiché. L’événement avait laissé en lui une sensation cuisante ; une cicatrice impossible à refermer complètement, même dans le tumulte des combats.


Désormais, il voyait des choses qui lui échappaient auparavant : les vieux domestiques à la peau marquée par les années d’abus, leurs corps abîmés traînant dans les rues, le mépris et la peur dans les yeux des enfants noirs qu’il croisait parfois. Il entendait la voix de son père, ses mises en garde et ses plaidoyers humanistes. Il n’avait jamais vraiment entendu ce que l’homme essayait de lui dire : les paroles qu’il avait si souvent trouvées creuses et utopistes, le poursuivaient à présent avec une violente clarté. La honte qu’il avait ressentie le jour du lynchage continuait à siffler une agaçante litanie dans un recoin de son esprit. Dès qu’il laissait ses pensées dériver, il était étreint par des doutes amers. Quand moins de deux semaines après les réjouissances ayant suivi leur résistance à Fort Kinney, ils avaient reçu les nouvelles de la victoire de Lee à Bull Run, Jasper avait souri, mais n’avait pas réussi à être rasséréné par cette avancée. Même si la Confédération remportait la guerre, le triomphe aurait un goût de cendres. Il n’y aurait d’issue positive pour personne : c’était trop tard. Des centaines de milliers d’Américains étaient déjà tombés au combat, des milliers de plus seraient ensevelis au champ d’honneur avant la fin du conflit. Et pour quelle cause ?


Son père avait eu raison : une part de lui regrettait. Sincèrement. Mais il était bien trop tard.


Ses scrupules récents se perdaient dans la folie brumeuse des combats. Il n’était pas certain d’encore croire en la cause pour laquelle, il s’était engagé, mais ne pouvait pas pour autant reculer ou se détourner. Soldat jusqu’au bout, il avait fait son choix. Le Sud était en ruine, et les confédérés étaient la seule barrière qui se dressait encore entre les citoyens et le chaos total. Jasper avait vu de ses propres yeux ce que devenaient les colonies laissées sans protection militaire : les pillages, les règlements de comptes, les viols, les meurtres. Sur un continent en guerre, la misère s’étendait partout, comme un poison. Il savait que si l’Union l’emportait, une pauvreté sans précédent s’abattrait sur les États du vieux Sud pour les décennies à venir, condamnant ses compatriotes à des années de souffrance. À défaut d’autre chose, il continuerait à se battre pour ça, pour eux. Pour les citoyens qu’il avait juré de protéger. Pour les hommes sous son commandement.


Il n’y avait pas de gloire à ce qu’il faisait, mais il le ferait tant qu’il tiendrait. Jusqu’à la victoire ou jusqu’à la défaite. Jusqu’à la mort. Tandis qu’ils longeaient les berges de la Rivière Skuna, Jasper lançait un regard au loin de la ligne d’horizon derrière laquelle il savait se trouver son Texas natal. Il était bien loin de chez lui. Et très loin de lui-même, mais ça ne servait à rien de se complaire dans les regrets.


Il avait le sentiment qu’il ne reverrait jamais sa maison, mais c’était sans importance. Il avait déjà dépassé cette frontière, il y a longtemps.



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° Une saison en enfer de Rimbaud… eh bien, ça me semblait un titre plutôt adapté pour un chapitre consacré à la violence guerre et à la perte d’idéal.


* Les campagnes dans le Mississippi durant l’hiver 1862-1863 sont documentées pour le côté sporadique et brutal des batailles, ainsi que la misère environnante. Les soldats (notamment les confédérés, plus pauvres) étaient très mal équipés et devaient survivre à des conditions climatiques difficiles, ainsi qu’à un manque de vivre (du fait des ravitaillements compliqués découlant du blocage de la plupart des voies d’approvisionnement). La véritable bataille de Coffeeville n’a pas impliqué d’unités texanes de cavalerie mais des troupes du Tennessee occidental, du Kentucky et de l’Arkansas. J’ai profité de la relative proximité géographique du Texas, pour y jeter Jasper et son bataillon : le conflit a été très bref (quelques heures) et s’est soldé par moins d’une cinquantaine (cumul entre les deux armées) de morts, ce qui était un chiffre extrêmement faible aux vues des forces en présence. J’ai choisi cette bataille principalement à cause de la date : je voulais que Jasper soit impliqué dans une bataille après le lynchage relaté dans « Si c’était un homme » et il n’y avait pas grand-chose de plausible sur le plan historique entre le 23 août et le 1er janvier (date où il participe à la libération de Galveston et est supposé y rester en garnison jusqu’à sa mort en juin) auquel faire participer des unités de cavalerie du Texas. Chronologiquement, ça sera le dernier combat dans lequel sera textuellement impliqué Jasper en tant qu’humain dans cette séquelle.


**La bataille de Valverde s’est déroulée du 20 au 21 février 1862, dans le cadre de la campagne du Nouveau-Mexique durant la guerre de Sécession. Bien qu’elle soit techniquement une victoire tactique confédérée, elle est célèbre pour ses pertes humaines élevées et l’horreur des combats (ça a été l’un des combats les plus sanglants ayant eu lieu en 62 et, commodément pour mon histoire, c’est l’une des rares batailles où la cavalerie texane a eu un rôle clef à cette période). L’issue de la bataille telle que relatée ici tente d’être au plus juste de ce qui s’est historiquement produit (déroute de l’Union, ayant pourtant une nette supériorité numérique, suite à une charge des unités de cavalerie ayant conduit à la capture de pièces d’artillerie), même si je donne ici l’initiative de l’attaque frontale de la ligne d’artillerie à Jasper (faut bien qu’il fasse un truc pour justifier son grade ;)).


*** La plantation Compton, le rapport mouvant de Jasper à l’esclavage et la pendaison mentionnés ici se réfèrent aux événements de l’OS « Si c’était un homme ». Jasper assiste à un lynchage ce qui réveille son pouvoir « empathique » (talent qu’il possédera en tant que vampire dans la saga Twilight), même s’il ne comprend pas lui-même le phénomène.


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