L'Innommable

Chapitre 6 : Tandis qu'ils agonisent

5014 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour il y a 17 jours

Avant-propos : bon, après un long délai, voilà un nouvel OS sur le passé de Jasper, explorant la courte période durant laquelle il erre en solitaire après avoir quitté Peter et Charlotte « pour leur bien ».


Il répond également en seconde chance, au défi d'écriture de juillet-août 2016. Illustrer textuellement la phrase « Qu’est-ce qui est le mieux ? Être né bon, ou dépasser votre nature malfaisante au prix d’immenses efforts ? » (Paarthurnax, Skyrim). J’ai également rempli le niveau N2, vous devriez facilement repérer une allitération… voire plus :p


Bonne lecture !


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13 juin 1948, Blowing Rock, Caroline du Nord



« On dirait que l'homme peut tout supporter. Même ce qu'il n'a pas fait. Même l'idée qu'il n'en peut supporter davantage. »


Lumières d’août – William Faulkner. *



— Je suis désolé… tellement désolé.


L’humain s’effondra au sol, tombant à genoux. Il sembla se recroqueviller sur lui-même, le visage tordu par une insondable culpabilité.


Le vampire, lui, jura intérieurement, serrant les dents. Pas encore… cela ne pouvait pas encore être en train de se produire.


C’était la quatrième fois que le phénomène survenait depuis qu’il avait quitté Peter et Charlotte, moins de deux mois auparavant. Terrassé par des scrupules insensés, il perdait le contrôle de son pouvoir. Et, incidemment, plus il perdait le contrôle, pires étaient les choses : le bourreau comme la victime se retrouvaient piégés dans une implacable boucle de regrets, noyés sous un cocktail d’émotions nocives. Cela ne faisait que ralentir le processus de l’inévitable mise à mort.


Il ferma les yeux un instant, s’immobilisant, incapable de faire un mouvement de plus vers sa proie. Incapable d’exécuter le seul geste à même de les délivrer de leur agonie conjointe. Incapable de bouger, consumé par l’indicible sentiment d’horreur qui montait, lui enserrant la poitrine pour comprimer un cœur absent. La mortification, l’abattement et la honte se confondaient, supplantant la peur. Il suffoquait tandis que l’homme hoquetait des excuses.


— Pardonnez-moi… pardonnez-moi. Je suis désolé. Pour tout !


Les mots dégoulinaient de sincérité. Les traits déformés par la contrition ne portaient que l’ombre de la terreur qu’aurait authentiquement dû ressentir le malheureux. Jasper retint un gémissement. Il baissa la tête et tenta de se forcer à avancer, crispant poings et mâchoires : il peina à esquisser un pas.


Il pensait avoir touché le fond, il y a longtemps, il se trompait. On pouvait toujours tomber un peu plus bas. Plus son futur repas se lamentait, l’implorant de lui pardonner des fautes imaginaires et plus le violent dégoût qu’il ressentait envers lui-même remuait ses entrailles, le paralysant.


— Je… désolé… désolé… déso…


La même litanie qui résonnait pitoyablement. Maintenant interrompue par des inspirations courtes hachées de trémolos, alors que les intonations se faisaient larmoyantes.


Le repentir n’avait rien de feint. L’inconnu ne se répandait pas en excuses pour que le monstre à quelques centimètres de lui le prenne en pitié et l’épargne. Il ignorait tout de sa nature et n’était pas en train de supplier pour sa vie. Non, comme d’aucuns le font au confessionnal ou en prenant à témoin le ciel ; l’humain déboussolé demandait pardon à la créature sur le point de l’assassiner avec une ferveur désespérée. Des larmes roulaient le long de ses joues, pendant qu’il balbutiait, un masque de remords peint sur la figure.


Figé à moins de trois pas de la forme sanglotante, l’ancien soldat, lui, frémissait d’effroi. Il fallait qu’il le fasse. En quelques fractions de seconde, Jasper pouvait mettre fin à la situation absurde. Ce serait si facile : se pencher, briser la nuque et drainer jusqu’à la moindre goutte du précieux liquide courant sous l’enveloppe fragile et nervurée de veines. Coucher le corps exsangue, puis creuser un caveau pour le cadavre, cacher le crime tout en croulant sous le poids de sa propre culpabilité. Coupable de rien, si ce n’est de sa nature, il s’éclipserait. Il l’avait fait des milliers de fois. Il pouvait recommencer.


Apaiser pour une poignée de jours la sécheresse brûlante grattant perpétuellement le fond de sa gorge et un coin de sa conscience. Mettre fin à la souffrance…


L’homme mit un terme à ses atermoiements, saisissant brutalement l’une de ses mains entre les siennes et s’y accrochant fébrilement, les yeux rougis et remplis de honte. Jasper eut l’impression que le contact des paumes, moites et chaudes contre ses doigts glacés, le foudroyait. À cette proximité physique, leurs émotions se mêlaient avec une intensité décuplée. La sensation accablante rampa sous la peau de l’immortel, lui donnant envie de rejoindre l’innocent au sol et de prendre sa place pour se mettre à implorer n’importe quelle divinité de l’écouter. Peut-être pouvait-il tenter de confesser l’ensemble de ses fautes ?


— Je… je ne sais pas pourquoi… je suis tellement désolé. Je… je vous demande pardon.


La voix éraillée de l’humain laissait filtrer une bonne dose de mépris envers lui-même et son expression ravagée portait la trace d’une incrédulité hébétée. Bien sûr, la part rationnelle échappant à l’influence du don de Jasper s’interrogeait sur l’origine de la profonde culpabilité et de l’impression de désolation qui lui tordaient subitement les tripes. S’interrogeait sur l’abjection larvée qu’il ressentait soudain à sa propre encontre…


Non content d’ôter la vie de ses proies et d’échouer à utiliser des bribes de son talent pour les soulager, maintenant, le vampire leur imposait son tourment personnel, les forçant à partager son fardeau dans les derniers instants.


À quoi bon sa satanée empathie si celle-ci le condamnait à un calvaire éternel ? Par temps de paix, quel sens à cette capacité si celle-ci ne pouvait qu’accentuer le supplice de ses victimes ?


Pendant près d’un siècle Jasper s’était nourri de manière machinale, y accordant rarement plus de quelques pensées. La douleur – fugace mais lancinante – qu’il ressentait à chaque vie prise constituant un corollaire désagréable et indépassable auquel il croyait s’être pleinement acclimaté. Évidemment, l’empathe se souvenait avoir trouvé les premières fois insupportables. Et il se rappelait l’envie d’en finir qui l’avait tenaillé durant de longs mois l’année de sa transformation… Tentation aggravée lorsque, réalisant la nature exacte de son pouvoir, le vampire s’était rendu compte que jamais la souffrance abrupte accompagnant les « chasses » ne disparaîtrait. Jamais.


Finalement, il n’avait pas pu se résigner à mettre un terme à son existence, il avait continué à s’alimenter. Encore et encore. Au fil du temps, la brutalité des émotions le secouant lors de ses repas paraissait s’être émoussée. De la même manière les exécutions de nouveau-nés – de cheptels en cheptels éliminés – étaient devenues moins insoutenables pour lui. Avec l’habitude tout s’avérait supportable : à force de s’accumuler et de devenir quotidien, les meurtres eux-mêmes revêtaient l’apparence d’une simple formalité. À peine un détail.


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7584 détails humains et plus de 21 000 détails immortels.


Ce n’était pas par cruauté qu’il les avait éliminés. Pour les humains, il ne faisait qu’obéir à sa nature. Pour ses semblables, il avait exécuté les ordres de Maria. Rien de plus. Il avait seulement fait ce qu’il fallait pour survivre… responsable de rien, coupable de tout.


Une fois l’homme éploré achevé, un détail de plus s’ajouterait à une liste interminable.


Si Jasper entreprenait dès à présent de se repentir et consacrait moins d’une minute à présenter des excuses pour chaque individu expédié six pieds sous terre, il lui faudrait près de trois semaines pour venir à bout de la tâche. Il n’aurait pas fini d’égrainer les regrets que de nouveaux viendraient se surajouter, grossissant un incroyable monceau d’horreurs qu’il ne pouvait espérer commencer à expier.


Il se dégoûtait.



Sous le coup de l’angoisse viscérale, le cœur battait de manière erratique, pompant plus rapidement, faisant pulser la jugulaire. Avec cet encouragement vibrant, le prédateur eut le sursaut suffisant pour se débarrasser de tout oripeau moral. À quoi bon être miséricordieux, sans aucune chance de s’amender ? Il n’était plus à un carnage près depuis longtemps. Il pouvait le faire. Il se pencha, prêt à mordre.


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— Je suis désolé… Je n’en peux plus… c’est… il faut que ça s’arrête. S’il vous plaît. Je suis désolé. Je… je ne mérite pas de vivre. Je veux juste mourir.


Jasper recula, épouvanté. Il secoua la tête, s’arrachant à la prise de l’humain et lâcha un unique mot dans un souffle douloureux.


— Non.


La soif flambait, embrasant sa gorge. À cette distance les effluves de sang l’enivraient presque ; pourtant, l’idée de se nourrir en cet instant lui donnait la plus vive envie d’en finir qu’il eut ressentie depuis la punition infligée par Maria plus d’un an plus tôt.


Resté figé à quelques pas de sa proie, le vampire la dévisagea avec sidération, la détaillant. Passablement ordinaire. C’était un homme d’une trentaine d’années aux cheveux courts et raides, le châtain foncé se clairsemait déjà par endroits de mèches blanchies et les tempes grisonnaient. Petit et mince, sa courte silhouette nerveuse était engloutie dans un large blouson de cuir – doublé de fourrure au col – élimé et passé par-dessus une chemise de flanelle. Le treillis qu’il portait était couvert de boue avant même qu’il ne se laisse choir sur le sol de la forêt quelques minutes plus tôt. Nulle trace de fusil mais un couteau Bowie pendait à sa taille et la besace abandonnée quelques mètres plus loin exhalait une odeur de sang séché aux senteurs terreuses : sans doute un chasseur de petit gibier.


En dehors de ces menus indices, Jasper n’avait pas la moindre idée quant à l’identité de sa victime. Était-ce quelqu’un d’honorable ? Avait-il de la famille ? Des amis ? Des projets ? Toutes ces choses, l’ancien soldat se refusait à s’y attacher. S’il s’engageait réellement sur ce terrain et commençait à réfléchir en ces termes, il ne pensait pas pouvoir s’en sortir indemne. Il s’interdisait, autant que faire ce peu, de considérer comme autre chose que de la nourriture les gens dont il devait se repaître : il se moquait de savoir s’ils étaient de bonnes ou mauvaises personnes, faisait fi de leurs âges ou de leurs sexes et – surtout – il ne s’interrogeait pas sur si leur trépas allait ou non causer du tort à quelqu’un. Seulement ainsi, c’était tenable.


Cela restait plus acceptable de prétendre n’avoir jamais appartenu à leur espèce que de se hasarder à penser à eux comme à des individus à part entière. Infiniment plus simple de les envisager comme des mannes de sang que de les percevoir comme des personnes ayant des familles, des aspirations, des sentiments… Des êtres pas si éloignés de ce qu’il avait autrefois été et dont les vies avaient de la valeur. Des vies certainement essentielles pour d’autres et qu’il gaspillait pour continuer à subsister. Pour soutenir une existence qu’il avait en horreur.


Ce que l’empathe savait, c’est que les mots qui venaient de glisser hors de la bouche de l’homme n’étaient pas les siens. Avant qu’il ne perde la maîtrise de son talent, aucune émotion accablante n’émanait de l’humain. Au contraire – peu importe le sujet sur lequel s’égaraient ses pensées – de la chaleur et de l’enthousiasme s’en dégageait : les doux sentiments avaient attiré le vampire, bien malgré lui, autant que sa faim.


L’homme ne souhaitait pas plus mourir que se repentir.


Lui le faisait mais n’en avait aucun droit. C’était grotesque.


Jasper ne pouvait pas se détacher de la figure blême. Leurs visages arboraient des expressions d’effroi jumelles. Ils restèrent de longues minutes les yeux plongés dans ceux de l’autre, avant que l’ancien soldat ne parvienne à s’arracher de cette curieuse contemplation réciproque. Il tourna les talons et s’éloigna – aussi vite que possible, à un rythme prétendument humain – de la forme prostrée. Il ne pouvait plus faire ça.


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Il était possible de faire vingt-neuf-mille-cent-cinquante-sept fois une même chose et d’intimement se persuader que la prochaine répétition de l’action en question sonnerait le glas. Qu’à la vingt-neuf-mille-cent-cinquantième-huitième occurrence, on tomberait immanquablement en morceaux.


Il avait survécu à quatre-vingt-six ans de guerre pour être anéanti après moins d’une année de paix.


Il devenait fou.


Ce n’était certainement pas par compassion qu’il venait d’épargner sa proie. Maintenant éloigné de centaines de kilomètres, Jasper se demandait ce qu’il lui avait pris. Non seulement, même s’il doutait avoir fait quoi que ce soit pouvant révéler son statut de créature surnaturelle – si le chanceux rescapé contait son expérience, il serait, au mieux, pris pour un aliéné – il avait dangereusement frôlé une transgression des règles vampiriques mais, en plus, il n’avait fait que différer de quelques heures un problème brûlant.

 

Voilà, quatorze jours qu’il n’avait pas chassé. Combien de temps pouvait-il encore tenir ? Depuis que Peter n’était plus là pour le forcer à s’alimenter au moins une fois par semaine, il jeûnait autant que sa volonté lui permettait. L’empathe réalisait bien que repousser ses repas ne constituait pas un réconfort. Au contraire, cela paraissait rendre plus rude le contre-coup découlant de son talent.

 

Pendant la guerre l’agonie des uns et des autres paraissait supportable. Entouré de terreur, de fureur, de faim et de désespoir, le sang n’avait pas la même saveur ; la douleur accompagnant sa consommation paraissait vivable. Tout était dilué. Il ne se nourrissait pas : il se perdait. Englouti dans le tumulte, il puisait dans les émotions des autres et s’en délectait, les absorbant comme des substances anesthésiantes, endormant tout. Surtout sa propre conscience. Il ne prenait pas des vies – il les extirpait à un chaos où la fin se confondait avec l’oubli. C’était presque facile. Trop.

 

Il grimpa sans bruit le long du pin, ses doigts s’enfonçant dans l’écorce, creusant la matière rugueuse comme on lacère une chair flasque. La sève avait coulé, épaisse et poisseuse, ambrée sous la lune, mais Jasper ne sentait rien. Ni la morsure du vent, ni la résine collée contre ses paumes. Rien ne pouvait l’atteindre, si ce n’est la soif. Elle rôdait à la périphérie de son esprit, tempétueuse mais tapie, encore tolérable pour une poignée d’heures.

 

Une fois perché, immobile entre deux branches à plus de trente mètres du sol, il ne fit plus un geste. Le vent bousculait les cimes et tordait les épines, mais il restait là. Des jours et des nuits. Sans bouger. Sans penser. Ou, du moins, sans parvenir à mettre de l’ordre dans le fatras fragmenté de ses idées.

 

Sous lui, la mer végétale formait une nappe mouvante, brouillée par les volutes de brume qui s’insinuaient dans la canopée. C’était beau, incontestablement, mais il ne réussissait pas à s’en émerveiller. La beauté n’avait plus prise sur lui. Il la constatait, sans être capable d’y puiser un semblant de satisfaction. Et pourtant, il restait là, agrippé aux hauteurs, comme s’il espérait que la distance seule – des hommes, des corps, de la terre – suffirait à le mettre en suspension. L’empêcherait, quelques instants de plus, de fouler le sol pour y remplir son macabre et éternel office.

 

Dans la poche de sa veste, il gardait un vieux recueil aux pages gondolées de traces d’humidité : Feuilles d’herbe. Il l’avait trouvé, quelques mois plus tôt, dans un hameau en ruine, au bord d’un marécage. Peter s’était esclaffé, se moquant de son choix de lecture en lui demandant à la cantonade « où était passé son honneur de Sudiste », mais Charlotte avait souri avec indulgence. Jasper, s’était contenté de hausser les épaules, empochant sa trouvaille sans émettre le moindre commentaire. Aujourd’hui encore, il tournait les pages lentement, avec des gestes mécaniques, relisant des strophes qu’il connaissait par cœur et les murmurant au néant comme s’il avait pu en exhumer un nouveau sens à force de les resucer. Non par amour des mots, mais parce qu’il n’avait rien d’autre à faire.

 

« Je suis vaste, je contiens des multitudes. » [1]

 

Il en aurait bien ricané intérieurement, si la misère qu’il ressentait à ses réflexions cyniques n’avait pas été si violente. Des multitudes, oui. Des multitudes de morts. De silences. De supplications. De carnages. Si Whitman – ce fichu yankee rescapé de guerre et écrivant sur les feuilles ballottées au gré du vent – avait su qu’un major confédéré centenaire marmonnerait ses vers perché au sommet d’une forêt de pins, il aurait peut-être vu en son monstrueux contemporain une contradiction romantique. Ou une âme fracturée en quête de transcendance. L’ancien soldat, lui, y voyait seulement une douce ironie du destin. S’il n’avait pas croisé la route de Maria, ils auraient pu se trouver perdus de part et d’autre du bruit et de la fureur d’un champ de bataille. Le poète et lui, chacun embusqué derrière les lignes ennemies. Un fusil ou un sabre confédéré contre le canon d’un pistolet et la pointe d’une baïonnette unioniste. Ils se seraient affrontés, sans noms, sans gloire et sans une once de lyrisme. Et, à quoi bon y penser ? La guerre était finie depuis des décennies. Jasper n’appartenait plus au monde humain depuis plus de deux ans lorsque les derniers étendards furent jetés dans la poussière.

 

Il resta là, s’accrochant à des bribes de sonnets jusqu’à ce que la soif l’engloutisse. Jusqu’à ne plus être qu’un corps inerte, tendu, chaque fibre pelée à vif, criant famine sans voix. Jusqu’à ce que la douleur soit si vive qu’elle devienne abrutissante. Quand il ouvrit les yeux, il ne savait pas combien de temps s’était écoulé. Six. Sept jours ? Depuis combien de jours n’avait-il pas mangé ? Vaincu, il bondit hors de son perchoir, courant aveuglément et sans objectif autre qu’évacuer un peu de la rage impuissante qu’il sentait enfler en lui.

 

Il tomba sur eux dans un virage, à la lisière d’un sentier escarpé. Cinq randonneurs. [2]

 

Ils n’avaient rien vu venir. Lui non plus.

 

Tous des hommes dans la fleur de l’âge. Il les tua sans hésitation, leur terreur le frôlant à peine. La soif avait réduit leurs émotions à un brouillard indistinct. Leurs ressentis n’étaient qu'un bruit blanc au cœur du tumulte de sa frénésie. Il se gava. Le sang éclaboussa les rochers, tacha la mousse et le lichen. Quel gâchis ! Ce fut seulement lorsqu’il se redressa, engourdi et les vêtements maculés de sang, qu’il prit pleinement conscience de ce qu’il venait de faire. Les corps si abîmés qu’ils étaient méconnaissables. Pour la première fois en plus de quatre-vingt ans, Jasper n’avait qu’une vague idée d’à quoi avaient pu ressembler ses victimes. Il n’avait pas leurs visages à jamais gravés dans son cerveau. Il s’écroula, une honte sans fond, remplaçant la satisfaction fugitive d’être enfin repu sans – presque – avoir eu à subir les émotions de ses proies.

 

29 162.

 

Le lendemain, il entamait un nouveau cycle.

 

Cette fois il ne chercha pas à s’évader au-delà des falaises et vallons escarpés ; il s’enfonça dans le lit d’une rivière. Une coulée d’eau froide et agitée serpentait entre les rochers, jaillissant des entrailles de la montagne : foncée, opaque, charriant un courant paresseux et boueux. Il s’immergea tout entier, glissant sous la surface, puis se laissa dériver jusqu’à une vasque profonde où il s’allongea. Là, entre vase et galets, il attendit. Aucun battement. Aucune respiration. Il aurait pu être un rocher de plus. Il resta immobile sous la surface. Un jour. Trois. Puis dix.

 

Le courant ne pouvait ni emporter, ni éroder son corps de granit et il n’avait pas besoin d’air. Les eaux gelées enveloppant sa peau glacée n’avait aucune prise mais le silence, lui, l’atteignait. Un vrai silence, tapi dans les profondeurs des âges. Les Appalaches avaient des millions d’années. Peu importe sa supposée immortalité ; le vampire avait l’intuition qu’elles lui survivraient. Se tiendraient là, debout des milliers de siècles après son trépas. Il se gorgea de cette certitude et de la paix apportée par les profondeurs, se coupant de toute autre sensation que celle du calme des abysses.

 

Il se concentra. À chaque minute, un nom. Un visage. Pas de prière mais une pensée silencieuse et une excuse pour chaque dépouille depuis longtemps disparue – réduite en cendres ou dévorée par les vers. Un murmure, jamais formulé, pour tous ceux dont il avait pris la vie au cours des décennies. Il remonta le sinueux fil de ses crimes. Se forçant à ressasser chacun d’entre eux avec scrupulosité. À chaque minute, il perdait un peu plus de lui-même, englouti. 

 

À la fin du dix-huitième jour, ce méticuleux examen de conscience fut interrompu par la faim qui grondait, le prenant en tenailles. Peu importe à quel point, il cherchait à l’ignorer, elle transperçait sa gorge telle une lance enflammée, puis se propageait à chaque cellule de son corps.

 

Il ne savait plus. Ne sentait plus. Ne pensait plus. La douleur consumait tout. Il n’était plus que soif ; la sérénité des flots depuis longtemps oubliée.

 

Au vingt-septième jour, il surgit hors de l’eau comme un revenant. Il se sentait complètement étranger à lui-même, pourtant il esquissa suffisamment de gestes machinaux pour récupérer les restes de ses possessions humaines – la veste de son uniforme, ses armes défectueuses et la blague à tabac au cuir élimé – qu’il avait laissés sur les berges à l’abri d’un buisson fourni avant de s’immerger. Il partit sans réfléchir, là où le menaient ses pas. Lorsqu’il s’ébroua un peu de son engourdissement, ce fut perdu au milieu d’un énième massacre. Une maison en bois. Un adolescent. Deux enfants en bas-âge. Une mère. Un père. Il ne leur avait laissé aucune chance. Et il n’avait rien éprouvé. Pas une émotion. Pas un souffle. Il était rempli. Et vide.

 

Enfin.

 

C’était donc ça sa solution ?

 

Ce ne fut que bien des heures plus tard, toujours agenouillé au milieu de ce qu’il restait des corps, repu, regardant les dernières braises rougeoyantes du feu autrefois ronflant dans l’âtre qui ramenait à lui le remugle des résidus cendrés, qu’il réalisa les répercussions du dernier ravage en date.

 

Sa retenue, ses stupides tentatives de se repentir… elles ne servaient qu’à le préserver. Il n’épargnait pas les autres. Il s’épargnait lui-même.

 

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C’était suffisant. Il ne pouvait plus faire ça. Il n’avait plus la force de continuer.

 

Il se releva comme dans un songe et partit à l’Est. Les paysages se faisaient plus doux. Les crêtes verdissaient et les forêts s’ouvraient. Au détour d’un sentier, il croisa un panneau indiquant l’entrée de l’État de Pennsylvanie, il avait franchi les berges du Delaware. Il errait sans but, ne cherchant même plus à se fuir lui-même. Il ne cherchait rien. Il allait là où ses pas le menaient, attendant de puiser suffisamment de volonté quelque part en lui pour faire ce qui devait être fait.

 

Ce fut une odeur de pollen, un bruissement dans les feuilles rouges d’un érable, ou peut-être le chant étouffé d’un merle à l’aube qui réveilla quelque chose en lui, le tirant de sa torpeur.

 

Un souvenir, vague, indistinct. Un champ. Une main dans la sienne. Des rires. La voix de sa mère, peut-être. Un éclat de lumière d’août perçant au travers d’une fenêtre.

 

« Je suis née à Philadelphie. »

 

Il s’arrêta.

 

C’était étrange, comme allaient les choses. S’il pouvait se rappeler avec une certaine netteté la plupart de ses dernières années humaines, son enfance était de longue date enterrée sous un épais linceul. Il avait oublié le visage de sa mère avant même la conclusion de sa première année en tant que vampire nouveau-né – sans doute que parce que songer à elle en ces instants où il se perdait dans la folie des charniers aurait été intolérable – aussi ne pouvait-il s’expliquer d’où émergeait cette brusque et étonnante réminiscence. Sa mère serait originaire de Philadelphie ?

 

Ainsi soit-il.

 

Peu importe la véracité de la notion, il ne la remettait pas en cause. C’était peut-être l’ultime sursaut qui lui manquait.

 

Il n’était qu’à quelques jours de course de la ville. Même si le soleil l’obligeait à des détours et des pauses, il n’aurait qu’à attendre un moment de pluie pour s’y aventurer. Il y serait d’ici une semaine, tout au plus.

 

Le berceau de certains servait de tombeau à d’autres.

 

Il verrait Philadelphie, puis il mettrait un terme à sa fuite.

 

Tout serait enfin fini.

 

21 juillet 1948, Monongahela, Pennsylvanie. [3]


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Notes :


* Plusieurs références à Faulkner, au-delà du titre et de la citation introductive se sont glissées d’elles-mêmes dans cet OS : le fatalisme de l'auteur me semblait bien raccord avec la thématique… et j'adore Faulkner xD


[1] Do I contradict myself? Very well then I contradict myself, I am large, I contain multitudes. En traduction ça donnerait : « Je me contredis moi-même ? Très bien, je me contredis moi-même. Je suis vaste, je contiens des multitudes ». Walt Whitman, Leaves of Grass (Feuilles d'herbe). Je pense que Jasper aurait pu y trouver une certaine forme de résonance. Whitman était un homme de l’Union, fervent soutien de Lincoln et humaniste convaincu, engagé sur le front (en tant que médecin… tiens donc :p) et ayant soigné avec égards tous les soldats, ennemis aussi bien qu’alliés. Un peu à la manière de Carlisle, il offre un contrepoint assez violent à Jasper. Ça me plaisait bien d’imaginer l’ancien confédéré, en plein naufrage moral, tomber sur les poésies de Whitman et se perdant dedans au sommet d’un arbre, les lisant inlassablement sans tout à fait les saisir.


[2] C'est vrai que ça pose question que Jasper n’ait jamais pu se nourrir d’animaux, même en pleine frénésie sanglante (et n'ait pas découvert "par hasard" le régime végétarien) mais bon, j'étais bien obligée de respecter le canon sur ce point. On va juste supposer que ce n'est pas une option qui lui avait traversé l’esprit, tant elle paraissait improbable. Il a essayé de se priver/s'éloigner parce qu'il n'avait aucune idée viable. C’était un pari raté d’avance... il a tenté quand même.


[3] Information météo, le 27 juillet, Philadelphie connaît sa journée la plus pluvieuse de l’année 1948 – en tout cas d’après les relevés que j’ai pu trouver. C’est ce jour-là qu’il rencontrera Alice ;)


Voilà pour une nouvelle session de traversée du désert avec notre ami empathe (il les a cumulées). Il me semble que ça pose les prémisses de sa future adhésion au régime des Cullen. Ce n’était pas le texte le plus simple du recueil mais je pense me casser – encore davantage – la tête pour le prochain OS où il sera question de la confrontation entre Peter et Jasper, le jour de l’exécution de Charlotte et de la punition de Maria pour avoir laissé filer l’heureux petit couple…


J’essaie de publier le prochain chapitre d’ « En attendant » ce weekend… navrée pour les délais ^^’’ On entre dans la dernière ligne droite et je tergiverse en interne sur les ultimes détails à développer (et surtout, sur la manière de les développer)… il restera encore deux OS pour boucler cette préquelle.


À bientôt ;)



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