L'Innommable

Chapitre 2 : Si c’était un homme

6949 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 23/06/2024 13:38

Cette fanfiction participe aux Défis d’écriture de Fanfictions.fr (septembre - octobre 2023), Le Fil du Destin (anciens défis no limits)



Bêta : KillerNinjaPanda (AO3), que je remercie chaleureusement pour sa relecture attentive.


Avant-propos : il s’agit d’un OS centré sur le passé humain de Jasper (qui a un pouvoir empathique en tant que vampire... détail pouvant avoir son importance ici) de la saga Twilight durant la guerre de Sécession. Le texte reprend certains éléments évoqués dans « En attendant la pluie », notamment le fait que le père de Jasper soit en faveur de l’abolition, que sa sœur se soit suicidée en se pendant et qu'il ait assisté en tant que spectateur « complice » à un lynchage du temps où il était dans la Confédération. C’est ce dernier élément qui est plus spécifiquement approfondi ici et je préviens que le traitement du sujet est assez abrupt.


Bonne lecture.


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23 août 1862, Taft, Texas.


« N’a-t-il pas des yeux, des organes, des proportions, des sens, des affections, des passions ? N’est-il pas nourri de la même nourriture, blessé des mêmes armes, sujet aux mêmes maladies, guéri par les mêmes moyens, échauffé et refroidi par le même été et par le même hiver ? »°


William Shakespeare – Le marchand de Venise (variation du monologue de Shylock)


Jasper jeta un bref regard à la potence de fortune, serrant un peu les mâchoires malgré lui à la vue des nœuds coulants pendant sinistrement. Il se détourna rapidement, essayant d’écraser froidement tout potentiel sentiment véhiculé par l’image. Il était hors de question qu’il pense à sa sœur. Pas aujourd’hui et sûrement pas dans cet endroit.


Le soleil dur d’août les frappait et donnait à l’air sec une qualité suffocante. Malgré la proximité de la mer, il n’y avait pas un souffle de vent en cette fin d’après-midi et la poignée de spectateurs se pressant autour de l’échafaud dégoulinait de sueur et semblait déjà prête à sombrer dans la torpeur d’une sieste moite malgré des éclats de voix enthousiastes et quelques sourires de façade. La plupart de ses hommes dévorait toute la nourriture passant à portée et sirotait leurs verres dans le vain espoir de se rafraîchir tout en conversant maladroitement avec les notables venus assister à l’exécution. Les femmes élégantes mais le visage rouge, engoncées dans de lourdes robes de crinoline et arborant des coiffures sophistiquées, paraissaient pour certaines proches de défaillir sous la chaleur et se tenaient en retrait sous le porche ou abritées par de grandes ombrelles de dentelle finement ouvragées. Les servants passaient inlassablement entre eux, dans une interminable valse, portant des plateaux chargés de victuailles et de boissons.


L’opulence du festin en émerveillait beaucoup parmi les membres de son unité, lui-même n’avait pu s’empêcher de sourire stupidement en mordant dans une sorte de brioche fourrée aux fruits de mers et aux épices : délicieux ! Voilà des jours que le semi-état de siège autour des côtes de Corpus Christi* les avait laissés avec seulement quelques quignons de pain rassis et morceaux de viande séchée – dont les bords délicatement moisis inspiraient une difficile confiance – comme seule pitance ; la faim qui les avait tous sévèrement tenaillés ces dernières semaines, ajoutée à la fatigue harassante des combats constants au cœur de la chaleur estivale, faisait que les hommes étaient à bout. Dans ce contexte, l’invitation lancée par le propriétaire d’un grand champ de coton situé à moins de six miles du Fort Kinney avait sonné comme une inestimable aubaine.


Les unionistes avaient levé le blocus depuis quelques jours et les goélettes et sloop qui avaient sans relâche bombardé la ville durant sept jours avaient quitté la berge pour repartir au large des côtes texanes : même si ça avait été une victoire pour la Confédération, les coûts avaient été élevés en équipements et en denrées alimentaires. Plusieurs voies d’approvisionnement étaient endommagées de manière drastique et la plupart des entrepôts servant à stocker les vivres étaient partis en fumée sous le tir des unités navales. Politique de la terre brûlée, toujours… la suite allait être dure.


La majeure partie de la troupe était mobilisée depuis l’entrée officielle du Texas dans la Confédération en mars 61. Le rythme soutenu des évacuations de civils et le manque de moyens logistiques sur le terrain, commençaient à rudement saper le moral des soldats au front. Ça, le fait que la situation de guerre civile s’enlise plus qu’attendu, le soutien civil mitigé à l’idéal de la Confédération dans certaines villes côtières et transfrontalières et – surtout – l’injustice des passes droits à la conscription qui en piquait plus d’un.


La défense de Corpus Christi était loin d’être la bataille la plus violente à laquelle son bataillon avait participé depuis le début du conflit, mais elle avait été moralement épuisante. Les marins de l’Union débarqués étaient en infériorité numérique flagrante, ils avaient aisément été mis en déroute par la cavalerie, mais ne s’étaient réellement repliés qu’après d’interminables heures d’escarmouches improductives. La bataille avait été plus larvée et tactique que toutes les autres auxquelles Jasper avait jusqu’ici pris part : après des jours de combats, il n’y avait même pas eu un mort à déplorer parmi ses hommes et les nordistes avaient majoritairement pu regagner leurs navires sains et saufs. À côté de la campagne au Nouveau-Mexique, ça avait été une promenade de santé et avait juste constitué un gaspillage massif de temps et de munitions. Le plus dur avait finalement été la gestion de l’après bataille : certains commerçants de la ville ne cachaient même pas leur sympathie pour l’Union et il avait fallu que son unité intervienne pour calmer les pugilats entre civils ; les partisans de la Confédération ayant commencé, quelques heures après la fin du siège, à mettre à sac les magasins des leurs voisins soupçonnés d’être en faveur de l’abolition. Protéger des idéalistes antipatriotes et devoir empêcher un début d’émeute alors qu’ils étaient tous sales, affamés et exténués avait achevé sa garnison. La pensée que, peut-être, quelque part à Houston en ce moment même, son propre père jouait avec le feu en affichant ses vues unionistes, faisait naître une sensation âcre au tréfonds des entrailles de Jasper.


Il ferma les yeux un instant pour échapper aux rayons durs du soleil, il les rouvrit immédiatement, tentant de se concentrer sur la conversation de leur hôte : l’homme était plutôt jeune – la petite trentaine – et de haute stature mais avait son élégante redingote qui se serrait douloureusement au niveau du ventre, sa panse semblant vouloir étirer à l’infini le gilet qui la comprimait. Il avait l’air affable et son visage replet était fendu d’un large sourire tandis qu’il le félicitait avec enthousiasme pour leurs plus récentes victoires. Sa fine moustache s’agitait joyeusement tandis qu’il se perdait en commentaires élogieux, se réjouissant avec bonhommie d’accueillir sur sa plantation le plus jeune Major du Texas.


À sa connaissance, il était le plus jeune Major de toute la Confédération. À moins que d’autres aient été assez fous et stupides pour s’engager avant leur majorité.


La remarque sur son âge amusa Jasper, malgré lui, et il s’obligea à converser agréablement avec M. Compton**, lui donnant des nouvelles sur leurs dernières avancées stratégiques au nord de San Antonio. Ce n’est pas parce que la raison de leur présence ne le réjouissait pas et qu’il n’appréciait pas le spectacle qui allait suivre qu’il pouvait se permettre d’oublier ses manières et d'être impoli avec leur bienfaiteur. Lui et un autre gradé encore stationné dans les environs avaient reçu une missive à Fort Kinney deux jours auparavant pour les inviter, eux et leurs soldats, à visiter la propriété des Compton et à venir y célébrer leur – très relative – victoire à Corpus Christi. Le Capitaine Higs avait dû décliner pour se rendre à Austin avec son bataillon, Jasper de son côté s’était empressé de répondre favorablement : cet intermède serait une belle accalmie avant de devoir reprendre la route et il n’avait, de toutes manières, aucune intention de renoncer à un festin gratuit. Dieu seul pouvait prédire de quoi seraient faites les prochaines semaines ! Il ne savait pas si une nouvelle campagne pour s’établir au Nouveau-Mexique allait bientôt démarrer mais les batailles de Valverde -qui lui avait justement valu de se distinguer au point d’être promu Major – et de Glorieta Pass lui avaient laissé un souvenir cuisant ; si lui et ses hommes devaient retourner des jours dans ce bourbier pour mener des combats dans les hauteurs avec des réserves de nourriture incroyablement chiches, alors ils prendraient volontiers tout le confort que pourrait leur offrir leur mécène improvisé avant le départ.


Le clou du divertissement pour la journée avait été planifié à la hâte et d’autres planteurs et notables de la région s’étaient vu proposer de participer aux réjouissances visant à glorifier les braves soldats confédérés. En regardant ces gentilshommes richement habillés se mêler aux soldats – tous fils de fermiers ou d’ouvriers – dans leurs uniformes rafistolés et leur adresser des louanges pour leur engagement, Jasper se demandait avec une bonne dose de cynisme combien d’entre eux avaient payé la draft evasion pour éviter à leurs enfants d’être envoyés au front. Et surtout, combien d’entre eux étaient concernés par la fameuse « Twenty Nigger Law »***. Pas qu’il ne comprenait pas les arguments avancés derrière cette dernière loi mais il trouvait la désinvolture avec laquelle cette mesure avait été annoncée à la population aberrante : d’un côté, on élargissait les critères de recrutement pour la conscription obligatoire dans les masses laborieuses ; de l’autre, on en écartait un maximum de personnes issues des milieux aisés avec tout un tas de passes droits plus ou moins légitimes. Il y avait de quoi faire jaser. Et de quoi démobiliser certaines des recrues combattant depuis plus d’un an.


Ses hommes avaient tous bien mérité un peu de repos, tant pis pour la mascarade sordide à laquelle ils allaient tous devoir se livrer. Jasper n’avait pas de scrupules particuliers à assister à l’exécution des traîtres, des prisonniers ou des déserteurs mais le grotesque de la mise en scène à venir lui laissait une impression de cendres dans la bouche et une sensation d’oppression dans la poitrine. Il luttait durement pour ne pas laisser de nouveau ses yeux errer sur la potence pendant que M. Compton l’interrogeait sur les infrastructures ayant subis les pires dégâts autour du Fort Kinney. L’homme avait spontanément offert de remplacer leurs uniformes rapiécés par des versions neuves et il envisageait maintenant un don conséquent pour restaurer l’aile ouest, qui était celle ayant été la plus endommagée par les tirs ennemis, de la place fortifiée : incontestablement généreux. Même s’il n’était pas prêt à prendre les armes, l’homme était indéniablement engagé dans le soutien de la Confédération. Jasper lui sourit avec une chaleur plus authentique et s’inclina profondément.


–C’est un plaisir d’être reçu par homme aussi investi pour notre cause.


M. Compton secoua la tête d’un air modeste mais son sourire se fit encore plus large.


–Allons bon, Major Whitlock, tout le plaisir est pour moi, chacun doit faire ce qu’il peut dans la mesure de ses moyens. Je me sens un peu honteux de ne pouvoir participer physiquement à l’effort de guerre mais mes obligations ici font qu’il m’est impossible de m’éloigner de mes plantations. Hélas ! On a récemment pu constater les ravages qu’un caractère faible pouvait causer ! La gestion de grands groupes d’esclaves oblige à ce qu’une personne à la main ferme soit là pour dissuader les sauvages de toute aventure personnelle.


Jasper hocha doucement la tête, pouvant admettre l’argument ; il rebondit machinalement sur les propos de son hôte, les commentant d’un ton un peu creux.


–C’est, je suppose, à cela que sert le divertissement que vous nous avez préparé : montrer une main ferme pour dissuader toute aventure personnelle.


M. Compton continua à le regarder avec bonhommie mais quelque chose dans son visage changea, son expression se tordit une fraction de seconde, sa mâchoire se contractant et ses sourcils se haussant de surprise. Le planteur était plus fin analyste qu’il ne le laissait paraître, son ton était prudent lorsqu’il reprit parole.


–Vous désapprouvez, Major Whitlock ? Je présume que c’est tout le décorum autour de l’exécution qui vous déplaît…


Jasper avait dû mettre plus de désaveu sur le mot divertissement qu’il ne l’avait souhaité.


Est-ce qu’il désapprouvait ? Il secoua fermement la tête et sourit de nouveau à Compton, d’un air rassurant avant de prendre son ton le plus convaincu et convaincant. Espérant se convaincre lui-même.


–Bien sûr que non. J’ose espérer que vous m’excuserez si j’ai pu vous laisser cette impression. Je comprends tout à fait l’intérêt de votre démonstration de force. Si les velléités libertaires des esclaves ne sont pas étouffées dans l’œuf et que certains continuent à prendre les armes, séduits par les fausses promesses de liberté des Yankees, le terrain deviendra encore plus périlleux, pour nous autres soldats, qu’il ne l’est actuellement. En temps de paix, on peut se permettre de l’indulgence ; en temps de guerre, il est nécessaire de recourir à toutes les mesures possibles pour assurer le meilleur intérêt de la Patrie.


Compson eut l’air soulagé par sa sortie et lui adressa un grand sourire approbateur, secouant la tête d’un air faussement désabusé.


–Voilà qui est intelligemment formulé, mon ami ! Quand je pense que vous avez seulement vingt ans, j’en suis stupéfait ; j’ai presque quinze ans de plus que vous et ce n’est pas souvent que j’atteins ce niveau d’éloquence. On ne pourra pas dire que la Confédération choisit n’importe qui pour mener ses troupes. Votre père doit être terriblement fier !


Terriblement, c’était le mot. La blague à tabac soigneusement rangée dans la poche intérieure de son veston sembla soudain peser plus lourd. Jasper ne voulait pas songer une minute au niveau de fierté que son père – qui avait essayé de lui faire lire Montesquieu quand il avait quinze ans – ressentirait encore à son égard après ses actions des derniers mois. Il n’avait peut-être pas perdu l’amour de l’homme mais il avait indéniablement perdu une bonne partie de son respect en franchissant le seuil de la porte de leur maison à White Oak.


Ne prétends pas que tu pars pour défendre tes valeurs ou pour l’honneur du sud.


Son père ne le connaissait pas aussi bien qu’il le prétendait : il essayait de faire peser sur lui le poids de ses propres préoccupations morales utopistes. Jasper savait très bien de quel côté ses valeurs penchaient et ce n’était résolument pas du côté de celles que son père avait vainement cherchées à lui faire adopter. Il respectait toujours l’homme malgré leurs différends mais il doutait que celui-ci lui rende la courtoisie : Rudyard Whitlock était un idéologue jusqu’au-boutiste qui ne transigeait pas avec ses principes. Il n’abandonnerait pas ses perspectives, peu importe à quel point elles étaient erronées, allant à l’encontre de ses propres intérêts, de ceux de sa famille et de ceux de son État.


Il n’y avait que de rares âmes naïves pour croire que l’enjeu de la sécession était l’abolition : la majorité des Yankees se fichaient autant du sort des nègres que lui et ses camarades confédérés. Les envolées faussement humanistes de Lincoln avaient pour seul but d’agiter les noirs et de les pousser à la révolte.****


L’idéalisme avait un prix que les états progressistes n’avaient aucune intention de payer : tout ça n’était qu’un prétexte hypocrite pour mettre les États du Sud au pas, en ruinant leur économie pour pouvoir mieux les placer sous domination fédérale. Il ne comprenait pas comment son père, qui s’était si farouchement battu pour l’indépendance du Texas durant la révolution, pouvait si aisément tomber dans le piège grossier tendu par les Républicains siégeant au Congrès.


Jasper fit son sourire le plus complice à Compton pour répondre, d’un ton traînant, une vérité qui avait toutes les allures d’une boutade.


–Eh bien, il me répète depuis mon plus jeune âge que j’ai un certain charisme et un talent pour persuader les autres de la justesse de mes raisonnements mais il n’a lui-même jamais semblé spécialement sensible à ma rhétorique.


Son hôte éclata d’un grand rire jovial et lui tapota fraternellement l’épaule avant de prendre congé et de disparaître derrière les portes de l’immense bâtisse sur pilotis qui se tenait à quelques centaines de mètres de la cour où se déroulait la réception. Jasper laissa son sourire se faner et souffla ; l’homme était agréable, mais la chaleur aride faisait toujours des ravages et son uniforme gris en coton épais et boutonné jusqu’au col pour l’apparat lui donnait l’impression d’étouffer. La pensée du spectacle en préparation et l’idée de la honte que ressentirait son père s’il pouvait le voir assister à pareil dévoiement en tant que complice silencieux et passif lui mettait les nerfs à vifs. Le climat chaud et poisseux ne favorisait pas une humeur correcte et il n’avait aucune véritable envie de se livrer à des mondanités.


Il attrapa l’un des verres de bourbon placés sur le plateau tendu par une servante noire entre deux âges et la remercia machinalement : elle le dévisagea avec deux grands yeux surpris et il baissa les siens vers son verre, se concentrant sur le liquide ambré pour ignorer le regard interloqué, se demandant s’il avait commis un quelconque impair.


Ne remerciait-on pas les esclaves ? Il n’avait jamais visité une exploitation de ce type et s’y sentait incroyablement déplacé. Il n’avait aucune fichue idée de la manière dont les propriétaires traitaient leurs gens.


Il jeta un coup d’œil oblique à ses hommes, évitant soigneusement de se tourner vers l’échafaud. Ils avaient l’air d’être en train de se dissoudre au soleil, leurs visages rougis autant par les alcools forts proposés par leur hôte que trempés par la sueur qui ruisselait impitoyablement le long de leurs tempes et de l’arête de leur nez, la majeure partie d’entre eux avait retiré le gilet et la veste de leur uniforme, restant dans les simples chemises grisâtres en tissu élimé. Ils semblaient tous plutôt heureux et détendus en dépit du climat caniculaire. Bien. Les aristocrates, vêtus de manière aussi fantaisiste que les militaires aux vues des températures, paraissaient aussi cruellement souffrir de la chaleur mais n’avaient pas encore abandonné de couches de vêtements. Lui non plus d’ailleurs : s’il n’avait pas été Major, Jasper n’aurait pas hésité un instant avant de se débarrasser de cette satanée veste ; là, il se sentait coincé — en représentation permanente – et avait peur de nuire à l’image de sa « fonction » s’il la retirait. Privilège de classe ou conformisme benoît ? Il grimaça intérieurement à sa propre bêtise, puis se rapprocha de deux de ses hommes qui avaient trouvé une petite zone d’ombre à l’extrémité extérieure de la pergola sous laquelle était toujours réfugiée l’immense majorité des dames. Samwell et O’leary, définitivement de bons gars, il leur fit un bref signe de tête avant de les rejoindre.


–Major.


–Messieurs.


Ils le saluèrent en cœur avec des mines réjouies et en levant leurs verres. Il leur répondit du même ton et porta lui aussi un toast aérien avant d’avaler la moitié de son verre d’une traite. La glace pilée s'était entièrement dissoute mais avait à peine refroidi le breuvage. C’était sans doute l’un des meilleurs bourbons qu’il n’ait jamais bu, mais dans la chaleur infernale où ils étaient coincés, il avait l’impression de s’enfoncer une lance bouillante dans la gorge. Il aurait dû s’en tenir à la citronnade. Si la moitié des convives ne finissait pas avec une insolation, ils seraient chanceux. La nuit ne pourrait jamais tomber assez vite… peu importe ce qu’impliquerait sa tombée.


–Qui aurait pu penser que le temps de Corpus Christi était, en fait, celui de l’enfer ? renifla-t-il avec un sourire ironique.


–J’avais aucun doute que c’était l’enfer quand j’ai vu le nombre d’européistes s’y étant installé, renchérit Samwell en ricanant.


L’homme avait passé les trente ans, il était l’un des plus vieux du régiment. Quasiment aussi grand que Jasper, il avait une carrure large et la peau brune de ceux habitués à travailler longtemps et durement en extérieur. Dans la vie civile, l’homme montait les rails de chemin de fer : une vraie force de la nature. Jasper avait plusieurs fois participé à des chantiers quand il était plus jeune mais pas de manière intensive, il pouvait encore se rappeler à quel point le métier était exténuant. À y regarder de plus près, il ne semblait pas autant souffrir de la chaleur que les autres et son regard flou suggérait que c’était bien davantage la boisson que le soleil qui lui rougissait les joues.


–Faut avouer, la nourriture de l’enfer est magique, si c’est ça. J’veux bien rester dans la fournaise encore un peu du moment y’a ces trucs au crabe et au poisson.


Le sourire édenté d’O’leary était rêveur et ses yeux bleus brillaient de joie, ses cheveux roux en bataille tombaient sur un visage rubicond, constellé de taches de rousseur. Il avait deux ans de plus que Jasper mais n’avait toujours pas perdu ses rondeurs d’enfance. Il paraissait incroyablement jeune à Jasper et sa peau, déjà rouge vif à cause des longues heures passées au soleil durant les jours de combats précédents, avait maintenant une sale apparence, pelant par endroits. Elle semblait incandescente à Jasper, là où elle ne s’effritait pas. Ça lui faisait presque mal de la regarder.


–O’leary, il te reste de l’onguent ? Si tu mets rien sur ton visage, il va finir par tomber.


Le garçon leva une fraction de secondes les yeux au ciel mais hocha la tête d’un air penaud en voyant son expression sévère.


–Ouais Major, j’le mets ce soir, promis.


–Bien. T’as raison, en tout cas, notre hôte sait recevoir. Ça fait longtemps qu’on n’a pas eu droit à un festin pareil !


–Quoi ? La viande séchée vous manque pas, Major ?


Le sourire innocent de Samwell le fit rire.


–Parle pas de malheur, je te rappelle qu’elle nous attend tous dès demain, celle-là. Je vous conseille de profiter du crabe et des autres douceurs pendant qu’on le peut encore.


–C’est prévu ! répondirent les deux hommes en cœur.


Il y eut un moment de flottement auquel Samwell mit fin de manière abrupte.


–Et la suite des réjouissances ?


L’homme fixait étrangement Jasper, un air inhabituellement sérieux vissé sur son visage avenant. Ses yeux noirs et vifs semblant chercher quelque chose dans son regard. Jasper soupira, la conversation légère l’avait presque détendu, le retour de bâton était rude.


–Et ?


–Votre avis ?


Même le regard bleu vif d’O’leary se détachant dans un océan de vermeille était maintenant figé sur lui. Comme attendant de connaître son opinion pour lui-même pouvoir poser un jugement.


–Ce n’est certainement pas à moi de donner un avis sur ça. Je vous rappelle que nous sommes juste des invités ici, ils traiteront bien les traîtres de chez eux comme il leur plaira. Ce n’est pas comme s’ils nous demandaient d’y participer.


Il garda sa voix soigneusement ferme et détachée. L’indifférence même. Mais Samwell continuait d’insister, les yeux toujours intenses et les sourcils maintenant froncés.


–Ouais, ça, je vous suis. J’comprends. C’est juste… Major, vous, c’est amusant, vous trouvez ?


Amusant ?


Il ne savait pas où allait cette conversation. Il essaya de garder son ton prudent mais se sentit obligé de répondre, ne serait-ce que pour savoir ce que pensaient à ce sujet les deux hommes qui le fixaient avec une telle attente. Il jeta un regard à la dérobée à l’assemblée pour voir si quelqu’un prêtait attention à leur discussion et admit d’une voix très basse, presque dans un murmure.


–Je peux comprendre pourquoi ils font ça mais, personnellement, s’ils trouvent ça amusant, je pense que ces gens ont de drôles de loisirs. Je n’ai rien de plus à dire là-dessus.


Samwell hocha la tête avec ferveur, semblant plutôt soulagé de sa réponse mais O’leary paru mal à l’aise et incertain, comme s’il voulait ajouter quelque chose mais n’osait pas. Jasper soupira intérieurement mais se décida à couper toute ouverture.


–Le sujet est clos.


Comme pour commenter sa phrase lapidaire, des huées et sifflets résonnèrent subitement, couvrant le bruit des conversations. Des éclats de rire traversèrent l’assemblée entre deux huées et le son strident des sifflets qui éclatent vrilla ses tympans. Avec fatalisme, Jasper tourna de nouveau son regard vers l’échafaud. Bien. Ça allait être bien pire que tout ce qu’il avait envisagé.


Une angoisse sourde montait en lui et il dut lutter contre une brusque sensation de nausée. Il voulait se détourner du tableau grotesque mais il ne pouvait plus détacher ses yeux des trois silhouettes noires traînées par une longue corde qui les liait ensemble par le cou comme s’ils étaient des bêtes d’attelage. Monsieur Compton avait revêtu une redingote plus luxueuse que celle qu’il portait moins d’une demi-heure auparavant. Sa bonhommie antérieure avait été remplacée par une attitude conquérante et le sourire qui étirait finement ses lèvres n’avait plus rien de jovial. Il y avait de l’amusement, oui. Un amusement cruel. L’homme était juché sur un cheval dont la robe alezan brûlé brillait profondément, il avait enroulé la corde autour de l’encolure de l’animal et en tenait lâchement l’extrémité comme s’il était celui qui tirait les « prisonniers ». C’était peut-être bien l’enfer.


Pendant que Jasper parlait à Samwell et O’leary, le jour avait commencé à décliner sans qu’aucun d’eux ne s’en aperçoive. Les températures étaient toujours suffocantes mais le soleil semblait enfin déterminé à se coucher, se cachant derrière les brumes rosâtres et orangées du crépuscule. Le soleil non plus n’avait pas envie de voir le cirque qui les attendait. Ils avaient été prévenus à leur arrivée sur l’exploitation de leur hôte qu’un lynchage était prévu à la tombée du jour pour célébrer la victoire de la Confédération à Corpus Christi et ouvrir la soirée dansante. Ceux désignés pour le lynchage étaient des esclaves ayant fui la plantation de Compton un mois auparavant pour tenter de rejoindre les rangs de l’Union ; ils avaient été rattrapés avant même d’avoir pu atteindre les côtes et avaient été ramenés à leur maître. Celui-ci avait décidé de les garder en vie jusqu’au moment où il pourrait faire de leur mort une célébration. Un exemple. Le fait que les forces de l’Union aient été repoussées en dehors de la baie et que le Fort Kinney ne soit pas tombé était visiblement un motif suffisant à l’organisation du grand spectacle.


Une quarantaine de soldats — s'étant enrôlés pour défendre leur État et leurs familles-, une vingtaine de dames bien nées — toutes en politesses et en doux sourires – et une trentaine de notables — pleins d’esprit et de manières – réunis pour festoyer devant une mise à mort, badinant et se gaussant de l’exécution de trois esclaves. La fatuité se disputait avec la barbarie.


Était-ce pour ça qu’il s’était engagé ?


Jasper ne pouvait pas décoller ses yeux des corps émaciés et à moitié nus, perdus au loin devant le gibet. Il pouvait voir des marques sombres et grossières couvrant le dos des deux hommes les plus âgés. Des traces de coups de fouet. Ils avaient quoi, une vingtaine d’années ? Un peu plus ? De là où il était, il peinait à distinguer leurs traits. Pour rien au monde il ne se serait rapproché. La seule chose sûre, c'était que le gamin entre eux n’était pas majeur, il devait avoir moins de quinze ans. La potence en arrière-plan et les trois cordes qui pendaient, se détachaient dans la lumière de la fin d’après-midi, comme une injure au ciel. En attente du jugement.


S’il y avait un jour eu un Dieu, il était visiblement absent. Jasper se sentait pris d’une indicible horreur, une sueur froide coulant le long de sa nuque. C’était une chose d’intellectualiser la nécessité de l’esclavage en terme de coûts et bénéfices, c’en était une autre d’être mis face à la résultante du raisonnement. Une phrase de Montesquieu à laquelle il n’avait pas pensé depuis des années tourbillonna dans son esprit, le heurtant avec plus de clarté qu’elle ne l’avait jamais fait.


« Il est impossible que nous supposions que ces gens-là soient des hommes ; parce que, si nous les supposions des hommes, on commencerait à croire que nous ne sommes pas nous-mêmes des chrétiens. »*****


Les trois noirs étaient conduits à l’échafaud sous les quolibets et les crachats, détachés un instant pour être menés à de nouvelles cordes, les cous étaient passés dans les boucles. Le gosse était à peine plus âgé que sa sœur quand…


L’image de sa sœur le matin de sa mort s’imposa bien malgré lui à Jasper et il repensa aux yeux noisette brillant de vie, puis à l’expression terne et douloureuse les mois qui avaient précédé son suicide. Il se rappelait avec une netteté troublante du poids du corps mince et rigide qu’il prenait dans ses bras après avoir coupé la corde qui le retenait à la poutre du plafond. Et soudain, ce fut trop. L’insupportable de toute la situation le frappa avec une intensité implacable et sa seule envie, c'était de tourner les talons et de s’enfuir. De fuir et de ne plus rien ressentir. Le Major Whitlock ne comprenait pas ce qu’il faisait là, au milieu de cette foule en liesse. Il eut un mouvement de recul.


Il entendait les exclamations joyeuses et les rires résonner autour de lui et il éprouvait soudain la plus grande honte qu’il ait jamais ressentie. Une honte dévorante. Une honte pour l’humanité tout entière.


Jasper avait noué ses mains derrière son dos et les serraient compulsivement entre elles, essayant de rester immobile et impassible, luttant contre le sentiment d’écœurement lui serrant les tripes. Il parvint enfin à détacher ses yeux du trio et à contempler les visages autour de lui, espérant trouver quelque chose dans le visage de quelqu’un qui l’empêche de s’écrouler ou de vomir. Il avait toujours eu l’impression qu’il pouvait aisément comprendre l’humeur de ses interlocuteurs : réussissant souvent à deviner ce qu’ils voulaient entendre et pouvant ainsi donner le change et renverser toute situation à son avantage. Aujourd’hui, il ne comprenait pas grand-chose au monde l’entourant et il voulait désespérément savoir combien de ces personnes se réjouissaient réellement du spectacle macabre se déroulant sous leurs yeux. Subitement quelque chose d’intangible dans l’air sembla changer et ce fut comme si une explosion le traversait : il y avait un océan de joie sauvage, haineuse et brutale mais il y avait aussi de la colère, de la peur, de la culpabilité, de la tristesse, du dégoût et de la confusion qui perçait.


Il regardait les visages dans la foule et tout ce qu’il pouvait percevoir était une imposture. Il avait l’impression folle d’entrer en résonance avec chacun d’entre eux, de ressentir précisément ce que chacun éprouvait. Comme s’il pouvait brusquement voir à travers eux et distinguer la moindre faille. Les expressions de façades qu’ils affichaient ne correspondaient pas à ce qu’ils vivaient. Cette femme qui se cachait les yeux en mimant l’horreur mais qui exultait intérieurement ; cet aristocrate qui riait aux éclats et applaudissait mais ressentait de la honte et une tristesse diffuse ; ce soldat qui baissait les yeux, faussement gêné mais ne ressentait qu’indifférence polie ; cette domestique noire à l’expression impavide qui étouffait son chagrin et sa pitié ; Samwell qui affichait une mine ennuyée mais qui bouillonnait de colère et de dégoût ; O’leary qui mordait ses lèvres et jetait des coups d’œil nerveux autour de lui, éprouvant un curieux mélange de culpabilité et d’amusement ; Compton dont la haine affichée n’égalait en rien celle qu’il ressentait intérieurement.


Étaient-ils des hommes ?


Et les trois suppliciés sur l’échafaud étaient-ils des hommes ?


Et lui était-il un homme alors qu’il assistait à tout cela sans bouger ?


Et ce qu’il ressentait… Était-il en train de devenir fou ? Il avait l’impression d’être sur le point de suffoquer sous le poids du maelstrom d’émotions contradictoires ne lui appartenant pas. Il essaya de retrouver sa contenance en focalisant son attention en un seul point : il fut happé par un regard plein de révolte et de terreur. Jasper se perdit dans les yeux écarquillés de panique du gosse quelques instants avant que la corde ne finisse de se serrer et qu’il ne bascule dans le vide. Il eut l’impression de s’y noyer. C’était comme si un fil invisible les reliait et faisait d’eux une unité indivisible qui partageait chaque seconde d’une même agonie dans un instant infini. Son effroi et son désespoir à l’approche de l’échéance, sa rage et sa haine envers l’assemblée mugissante, son refus de mourir et sa douleur face à la fatalité de la chose. Tout se mélangeait dans le corps de Jasper. Et tandis que l’adolescent arrêtait de respirer, c’est lui qui s’effondrait au sol en se tenant la gorge.


Ils étaient tous des hommes, c’était sans doute cela le pire.



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Notes :


Le titre « Si c’était un homme » est une référence – ultra directe pour le coup – à « Si c’est un homme » de Primo Levi.


° Passage original -version française- du monologue de Shylock : « Un Juif n'a-t-il pas des yeux ? Un Juif n'a-t-il pas des mains, des organes, des dimensions, des sens, de l'affection, de la passion ; nourri avec la même nourriture, blessé par les mêmes armes, exposé aux mêmes maladies, soigné de la même façon, dans la chaleur et le froid du même hiver et du même été que les Chrétiens ? Si vous nous piquez, ne saignons-nous pas ? Si vous nous chatouillez, ne rions-nous pas ? Si vous nous empoisonnez, ne mourrons-nous pas ? Et si vous nous bafouez, ne nous vengerons-nous pas ? »


* La bataille de Corpus Christi a lieu entre le 12 août et le 18 août 1862. L’union cherche à cette période à faire un blocus autour des côtés texanes (le Texas est au début de la guerre la principale plateforme d’acheminement des marchandises pour la Confédération). Le fort Kinney est bombardé durant sept jours et les entrepôts de nourriture autour de la baie sont incendiés (le fait de détruire les voies d’approvisionnement et points stratégiques de l’ennemi est ce qui était appelé « politique de la terre brûlée »). Les forces de l'Union dominaient sur la voie maritime mais ont facilement été repoussées lors du débarquement (où les unités de cavalerie étaient en surnombre). C’est une bataille qui a fait de gros dégâts matériels mais quasi aucun mort d’un « côté » comme de l’autre.


** Compton est le nom d’une vieille famille aristocratique du Sud dans plusieurs romans de Faulkner. Ayant menti sur son âge lorsqu’il s’est engagé, Jasper n’a en vérité que 18 ans à ce moment de l’histoire (il est donc -théoriquement- plus jeune que l’ensemble des autres membres de son unité).


*** La « draft evasion » consistait à payer une certaine somme pour éviter la conscription obligatoire, la « Twenty Nigger Law » exemptait les propriétaires de plus de « 20 esclaves » de participer aux combats. Ces mesures ont déclenché un tollé dans la population pauvre de certains états du Sud, notamment au Texas où la Sécession divisait déjà pas mal (le Texas avait beaucoup d’immigrés Allemands, Mexicains et Espagnols dans ses ressortissants qui étaient favorables à l’Union, notamment dans les zones côtières et transfrontalières).


**** J’ai appelé le père, humaniste, de Jasper « Rudyard » par rapport à Kipling… tu seras un homme mon fils, tout ça, ahem ; les opinions de Jasper sur les enjeux de la guerre étaient assez répandues dans le Sud durant la Sécession : beaucoup de familles ne possédaient pas d’esclaves mais soutenaient la Confédération parce qu’ils pensaient que l’abolition était une manœuvre pour ruiner les États refusant le fédéralisme. Contrairement à ce qu’on pourrait penser au regard de l’actuel échiquier politique aux Etats-Unis, l’abolition était une mesure principalement portée par les républicains.


***** Montesquieu, De l’Esprit des lois, 1748. Livre XV, chapitre V.


Cet OS me trottait dans la tête depuis le commencent de l’écriture de ma fanfiction sur Twilight. Les pouvoirs d’Alice et Bella s’étant manifestés de manière assez forte alors qu’elles étaient encore humaines, je trouvais passionnante la perspective de faire que l’empathie latente de Jasper se réveille vraiment à l’occasion d’un moment traumatisant vécu durant la guerre de Sécession. Je ne pouvais plus me sortir de la tête l’idée de Jasper assistant à un lynchage et ressentant subitement les émotions de l’ensemble des spectateurs, puis plus spécifiquement -karma quand tu nous tiens- celles de l’un des condamnés. Voilà le résultat.


Pour info, le lynchage était une pratique en vogue à cette époque : le lynchage de Gainesville a eu lieu début octobre 62 (une quarantaine de texans soupçonnés d’être pro-Union ont été pendus)… j’ai préféré ici raconter un événement monté de toutes pièces et qui permette à Jasper de remettre en cause -au moins un peu- son racisme. Des fois, une idéologie ça tient à un fil.


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