L'Innommable
Avant-propos : il s’agira ici d’une série de One-Shots centrés sur le passé de Jasper. Ils sont connexes à la fanfiction « En attendant la pluie » mais n’étaient pas facilement intégrables dans la trame principale de l’histoire (soit parce qu’ils étaient un peu trop violents pour correspondre au ton que je veux donner à la fic, soit parce qu’ils auraient donné lieu à des trop longs passages en mode flash back). Ils peuvent, je pense, être lus sans trop de problème indépendamment de l'histoire à laquelle ils sont liés. Il y en aura au moins 6 et ils viendront chronologiquement dans le désordre. Bonne lecture ;)
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12 juillet 1865, Monterrey.
« Je me dis que la terre s’est éteinte, quoique je ne l’aie jamais vue allumée. Quand je tomberai, je pleurerai de bonheur. » Fin de Partie - Samuel Beckett.
3…
Parfois Jasper se dit que Maria est son châtiment, qu’il est bel et bien mort le jour où il l’a rencontrée aux abords de Galveston et que tout ce qui a suivi depuis n’est qu’un délire sans fin et une interminable errance à travers le cercle de l’enfer quelconque où il a atterri.
À chaque fois qu’il se nourrit, il a la suffocante impression que c’est lui qui est en train de mourir.
Ça se produit de manière systématique : peu importe la quantité de son pouvoir dont il use pour essayer de calmer ses victimes, pour tenter de les rendre aussi sereines et léthargiques que possible, il échoue dans les derniers instants à rendre leur mort douce. Peut-être parce qu’il y a des limites à ce que son pouvoir peut faire et que l’instinct de survie de ses victimes se manifeste au moment crucial de leur mort pour les empêcher de se laisser glisser dans la torpeur sans un minimum de combat. Peut-être parce que son pouvoir et le calme artificiel qu’il envoie disparaissent au moment précis où il perd le contrôle de lui-même et où le prédateur refait vraiment surface pour planter ses dents dans la gorge de sa victime. Peu importe la raison, le résultat est le même.
De toutes les manières… la mort pour tous et à chaque instant, c’est tout ce qu’il peut encore apporter sur cette terre où il a échoué à redevenir poussière. Et il a l’impression que c’est lui qui meurt et, à chaque fois, ça le brise un peu plus ; mais il ne peut pas mourir de faim ni retarder à l’infini ses repas. Alors, il cède et, à chaque fois qu’il cède, il se dit qu’il va simplement devenir fou, qu’il ne peut pas indéfiniment continuer comme ça et qu’il devrait juste arrêter le jeu. Cesser de se débattre et se laisser tomber au combat. Pourtant, à chaque bataille, quelque chose le retient. Une obstination à survivre le maintient debout. Et tandis qu’il met en pièces les corps des nouveau-nés ennemis et se sent frappé par une douleur accablante en regardant leurs membres se transformer en cendres dans le feu, il remet l’échéance à une prochaine fois. Il tombera une prochaine fois, il arrêtera de se nourrir une prochaine fois.
8…
Et il accepte le prix de sa victoire et tue sans grands remords les humains innocents offerts par Maria, espérant que - juste une fois - ses capacités empathiques le laissent en paix. Le sang coule dans sa bouche et c’est délicieux, merveilleux, exaltant l’espace d’une seconde. Il n’a même pas le temps de savourer la sensation de plénitude, pas le temps de se satisfaire de l’éclat de joie et de la soudaine disparition de la brûlure dans le fond de sa gorge que le contrecoup l’assaille : agonie, désespoir, terreur. Ça le consume. À chaque fois qu’il met fin à une existence, il a l’impression d’être celui qu’on achève. Ça ne dure que quelques fractions de seconde, mais c’est un phénomène qui se répète encore et encore, se gravant à l’infini dans sa mémoire immortelle, l’empoisonnant.
Jasper n’était pas un homme très pieux, même de son temps en tant qu’humain, mais il se dit qu’il y a là l’empreinte d’une sorte de châtiment divin : on ne peut pas indéfiniment courir sur terre en prétendant que toutes les actions sont justifiables, errer à jamais en se noyant dans le sang et en accumulant les cadavres, prétendant qu’une vie en vaut des milliers d’autres. La seule chose qu’il ne comprend pas, c’est pourquoi il est le seul à être puni de cette manière. Pourquoi Maria et les autres nouveau-nés ne ressentent pas de douleur lorsqu’ils se nourrissent ou se débarrassent des vaincus ?
Mais dès qu’il se pose la question, il ne peut s’empêcher de plonger dans les émotions de ses camarades et de la dirigeante de son clan pour les analyser et il retient un sourire sans joie : il peut sentir la peur et la tristesse de ses compagnons d’armes monter dès qu’ils cessent de s’empiffrer, l’amertume et la rage de Maria enfler par vagues dès qu’il y a un instant de vide où il n’y a rien à conquérir ou à réduire à néant.
Ils sont tous damnés à leur manière. Le seul ersatz qui reste de ce qu’ils ont été en tant qu’humains, c’est peut-être leur refus de capituler. Leur soif de quelque chose, que ce soit la satisfaction immédiate des pulsions ou la recherche vague d’un but qui les maintient en vie : les nouveau-nés se perdent dans le plaisir sans fin et sans fond apporté par le sang, acceptant de dépasser la colère, le désespoir et la peur apportés par leur nature en échange de la promesse de toujours un peu plus… prêts à se lancer dans toutes les batailles à la perspective avide d’obtenir une goutte de plus. Une agonie quasi permanente contre quelques instants de satisfaction.
Maria, elle, semble mue par une soif insatiable de pouvoir ; un appétit de domination qui ne s’arrêtera jamais. Maintenant qu’il la côtoie depuis plus de deux ans, Jasper peut sentir cette vérité s’inscrire jusque dans ses os : Maria pourrait conquérir le Mexique entier et le conserver sous son joug indéfiniment que ça ne suffirait pas. Rien ne suffira jamais : il faudra toujours plus de territoires sur lesquels régner, toujours plus de combats à planifier. Une éternité de conquête et de massacres pour lutter contre la sensation de vacuité.
13…
Quand Maria lui avait dit de sa voix douce et cristalline qu’elle avait une nouvelle mission pour lui, il avait senti ses entrailles se nouer désagréablement, l’espace d’un instant. Il y avait une pointe de doute et d’excitation malveillante dans les émotions de sa créatrice. Peu importe ce qu’elle voulait lui demander, elle sentait qu’il allait être réticent et la perspective d’un possible argument à venir la mettait en état d’alerte.
Elle se trompait sur sa répugnance à la tâche qu’elle lui avait confiée, se trompait sur sa capacité à lui tenir tête pour tenter de se protéger. Il n’y avait pas eu de dispute ni de combat : Maria ne demandait pas, elle exigeait. Et Jasper, dès le premier jour où il avait ouvert les yeux sur ce nouveau monde, lui avait juré obéissance. Il n’avait jamais manqué à ses engagements depuis, acceptant diligemment ses commandements sans poser de question ; cette fois ne fera pas exception. Il ne va pas commencer maintenant à manquer à ses serments : à défaut d’autre chose, il a toujours été un soldat loyal.
Il était conscient de ce qu’il lui devait. Elle l’avait laissé en vie alors qu’elle avait détruit toutes ses créations précédentes à la fin juillet de l’année précédente, elle lui avait expliqué que les nouveau-nés perdaient leur utilité au bout d’un an et qu’ils ne pouvaient pas être laissés en vie sous peine que les Volturi - les garants de la loi vampire - n’interviennent. Tuer les soldats ayant perdu leur force est d’une cruauté et d’un cynisme sans nom. De son temps en tant qu’humain, comme militaire gradé, il se serait indigné de la perspective et aurait trouvé l’idée abjecte ; quand elle lui avait exposé la notion, il avait à peine été surpris. Abject : c’est maintenant le monde dans lequel il vit.
Maria avait fait une exception pour lui à cause de son don et de sa valeur en tant que second : il excellait au combat et en stratégie, mais c’est son don - plus que tout autre chose - qui le rendait essentiel à leur clan. Son talent, qui avait tout l'air, d’une malédiction pour un vampire, le rendait unique et faisait que même sa force et sa vitesse diminuées, il restait utile à sa créatrice. Il n’était pas réellement étonné par la requête, il l’avait pressentie. Il était maintenant en charge des exécutions. C’était juste un autre jeu de pouvoir pour elle : voir à quel point il lui était dévoué et s’il était prêt à suivre ses ordres malgré la souffrance que ça lui occasionnait. Voir si l’empathe pouvait être un bourreau. Pour ça, comme pour le reste ça, ne faisait pas de grande différence. Il avait simplement hoché la tête et était allé accomplir sa tâche. Faible consolation, mais, au moins, ce sera fait par quelqu’un qui s’en soucie…
Il pourra rendre ça rapide.
Les émotions des nouveau-nés exécutés semblent encore plus violentes et accablantes que celles des humains dont il doit se nourrir. Peut-être parce qu’il est de la même espèce ? Peut-être parce que ce ne sont pas des visages anonymes et qu’il ressent le poids de sa propre trahison alors qu’il les met en pièces ? Il ne fait que faire son devoir. Il essaie de les noyer sous des vagues de calme et de contentement pour rendre ça moins pénible - pour eux comme pour lui - mais, comme pour les humains, ça échoue de manière spectaculaire dans les dernières secondes. Désespoir, terreur, rage, regrets. Défaite. Ça lui fait serrer les dents et lui donne envie de s’effondrer. Ça n’a pas d’importance, ils sont tous déjà morts. Lui devrait l’être depuis juin 1863. Souvent, il se dit qu’il aimerait l’être. La douleur le terrasse mais il reste debout et les corps en morceaux continuent à s’accumuler, tombant un à un en poussière au cœur du brasier.
18…
C’était le dernier nouveau-né de leur armée. C’en est fini du cheptel de 1865. Il contemple le bûcher de longues minutes, la chaleur des flammes électrisant quelque chose lorsqu’elle caresse sa peau glacée et pierreuse. Il joue quelques secondes avec l’idée de sa propre mort comme un adolescent se baladant au bord d’un précipice, se sentant à la fois immortel et au bord du gouffre. Ce serait si facile.
Demain, Maria créera de nouveaux immortels : de nouveaux soldats à former et à mener à la bataille jusqu’à ce qu’ils soient vaincus ou perdent leur utilité. Et en 66, ça recommencera, s’il n’est pas tombé au combat d’ici là, il les exécutera et un nouveau cycle démarrera. Encore et encore. Jusqu’à la fin des temps ou jusqu’à ce qu’il meure ou ne perde lui-même son utilité. Jusqu’à la fin de la partie. Les nouveau-nés ont soif de sang, Maria a soif de pouvoir. Et lui, de quoi a-t-il soif ? Que cherche-t-il ? Son refus obstiné de mourir n’a pas beaucoup de sens, moins maintenant que jamais. Pourtant, il ne peut pas; tout son être se rebelle à la perspective d’en finir. Dans ces moments-là, il se rappelle deux adolescents très différents se balançant au bout d’une corde, les souvenirs réveillent autant de colère, de regrets, que d’horreur chez lui. Jamais. Plutôt vivre des décennies en enfer que de s’admettre vaincu. Alors, il ferme les yeux et se dit qu’il peut encore tenir. Il se détourne du feu, ignore la souffrance qui menace de le clouer au sol et retourne aux côtés de Maria.
Jasper se dit parfois qu’elle est son châtiment mais aussi son salut. Les émotions qu’elle ressent sont les seules choses qui le maintiennent encore fonctionnel, en ordre de marche. Aussi belle et mortelle qu’au premier jour : cruelle, fière et exaltée. Il se laisse bercer par sa satisfaction : elle est contente de lui, heureuse qu’il ait exécuté ses ordres sans rechigner. Elle sait qu’il est en son pouvoir et ne lui refusera rien, ça la rend presque aussi extatique que lorsqu’ils prennent de nouveaux territoires.
Elle caresse ses cheveux et lui parle avec enthousiasme des humains qu’elle a repérés et va transformer dans les jours qui viennent. Trois sont déjà en cours de transition dans un hangar à quelques centaines de mètres de la base. Elle parle des prochaines batailles à venir. Le clan de San Fernando gagne en influence ces dernières semaines, ils vont devoir lui montrer qui dirige la région. Les écraser. La joie guerrière de Maria le galvanise et il se surprend à sourire quand le contentement et la soif de conquête, se changent en désir et qu’elle presse son corps contre le sien.
Une récompense pour les 18 nouveau-nés qu’il vient d’exécuter ? Quelle importance ? Il s’abandonne à la sensation et se complaît dans ces éclats de joie et de luxure, même si c’est presque aussi vide que le reste.
Pour un moment encore, ça suffira. Il est sur terre, c’est sans remède*.
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Notes : Voilà, voilà. J’espère que vous avez apprécié ce premier one-shot centré sur la première fois où Maria a demandé à Jasper de détruire les nouveau-nés « inutiles ». Je prévois au moins d’écrire deux one-shots de plus sur son temps dans l’armée de Maria (un concernant la punition qu’il a reçue pour avoir laissé fuir Peter et Charlotte et un autre sur son éveil en tant que vampire), deux sur son temps en tant qu’humain durant la guerre de sécession (avec notamment le lynchage dont je parle brièvement dans le chapitre 5 de "En attendant la pluie"- et ici évoqué en filigrane avec cette histoire de pendaison) et un sur sa rencontre avec Alice.
Le titre du chapitre est bien entendu une référence à « Fin de partie » de Beckett, « Nous somme sur terre, c'est sans remède » est une phrase empruntée à cette formidable pièce de théâtre. "L’innommable" qui donne son nom au recueil est une autre œuvre de Beckett.
A bientôt pour la suite !