En attendant la pluie
Chapitre 15 : Les promesses du crépuscule - P1
5664 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour il y a 2 mois
Avant-propos : comme promis – bon, avec deux jours de retard sur le planning que je m’étais auto-fixé… les délais et moi – , voilà la suite directe et toujours incomplète du POV consacré à Esmée. À l’origine, je devais juste relire la seconde partie évoquée la semaine passée mais, les lutins dans ma tête ont comme d’habitude fait des leurs : en voulant fignoler, j’ai rajouté une tartine de mots supplémentaires… ce qui fait qu’avec les notes de fin, ça plafonnait à plus de 11 000 mots, je me suis dit que c’était vraiment trop et ai pris la décision de re-re-scinder ^^’’ Le chapitre est un long flash back sur le passé humain d’Esmée (flash back qui se poursuivra dans la seconde partie que je publierai par ici demain… oui, demain, sinon je suis encore fichue de modifier et rallonger la sauce :p). Mis à part le fait qu’elle ait eu deux frères plus jeunes, morts durant la guerre 14-18, les informations sur sa rencontre avec Carlisle et sur son mariage malheureux suivent fidèlement le Canon.
Mention explicite de maltraitances conjugales : je n’entre pas réellement dans les détails, mais l’exploration de cette thématique peut être dérangeante.
Bonne lecture !
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Les quelques souvenirs précis ayant échappé à l’oubli portaient sur des moments charnières de sa vie humaine.
Esmée se souvenait parfaitement sa première rencontre avec Carlisle.
« le bonheur est la plus grande des conquêtes, celle qu'on fait contre le destin qui nous est imposé. »
Albert Camus – Correspondances.
26 octobre 1911, Plumwood [1], Ohio
Le vent d’octobre mordait ses joues rougies, mais elle ne s’en souciait pas. Le chat, coincé en haut de l’arbre, miaulait pitoyablement. La petite fille en bas sanglotait, les poings serrés contre sa robe. Cela faisait apparemment plus de trois heures que le matou était perché là. Sur un coup de tête, Esmée grimpa. Sans réfléchir, sans hésiter, elle agrippa l'écorce rugueuse et se hissa branche après branche, jusqu'au sommet pour atteindre l'animal tremblant. Elle le saisit doucement, murmurant des mots apaisants, puis voulut amorcer la descente. La créature – pusillanime et vicieuse – surprise par le mouvement, la griffa à sang.
Sous le coup de la douleur inattendue, ses pieds glissèrent et elle relâcha sa prise. Un cri paniqué lui échappa et elle vint s'écraser au sol dans un craquement sec. De son côté, le félin félon atterrit gracieusement sur ses quatre pattes, avant de déguerpir sans demander son reste. La douleur irradiant de sa jambe fut fulgurante, implacable. Elle serra les dents, essayant vainement de refouler les larmes brûlantes devant l’enfant paniquée. Elle n’osait même pas jeter un œil au membre abîmé, tant elle avait peur de s’évanouir si elle apercevait par mégarde un bout d’os dépassant.
Son oncle et la voisine de celui-ci – la mère de la fillette affectionnant les chats – l’amenèrent à l’hôpital d’une ville voisine. On l’installa dans la charrette utilisée pour transporter les légumes au marché. Alors qu’Esmée tentait d’ignorer la douleur pulsante remontant de son tibia à chaque sursaut du véhicule sur les sentiers irréguliers ; elle devait, dans un même temps, réfréner la sévère envie de vomir découlant de l’odeur de choux enrobant le moyen de locomotion.
Lorsque l’attelage s’arrêta devant l’hôpital, Esmée était tenaillée par un mal de crâne et un vertige si violents, qu’elle craignait de s’évanouir à tout instant. Malgré la douleur lancinante irradiant de sa jambe, elle tenait bon et serrait les dents. Ne voulant pas sangloter comme une enfant devant des médecins qui avaient sûrement vu bien pire qu’une simple fracture.
Son oncle l’aida à descendre avec précaution, la portant – malgré de féroces douleurs lombaires – comme si elle avait été une enfant en bas âge. À peine engagés dans le hall de l’établissement, un infirmier accourut pour les accueillir. Par la suite, tout se passa très vite. On l’installa sur une civière rudimentaire et laissa son oncle attendre dans l’entrée. On lui posa quelques questions d’usage auxquelles elle répondit d’une voix tremblante – elle se sentait passablement idiote en précisant les circonstances de la chute – et enfin, la transporta à l’intérieur du bâtiment principal aux murs d’un blanc cassé. L’endroit exhalait un parfum de lys fanés, de lessive et d’antiseptique.
Ce fut à cet instant qu’elle le vit.
D’abord, elle distingua simplement sa haute silhouette, une tache claire dans la lumière orangée des lampes à huile. Puis, alors qu’il se tournait vers elle, ses traits se précisèrent et Esmée sentit son cœur s’arrêter une fraction de seconde ; la souffrance vicieuse remontant de son tibia brisé, un instant occultée par sa stupeur. L’homme devant elle ne ressemblait à aucun autre.
Il était si beau qu’elle se demanda un instant s’il était réel ou si le stress découlant de la fracture lui occasionnait une fièvre lui troublant l’esprit. Ses traits étaient sculptés avec une ahurissante perfection : d’une symétrie parfaite, à la fois harmonieuse et saisissante. Sa peau, d’une extrême pâleur avait une allure similaire à celle du marbre sous l’éclairage tamisé. Son front haut et noble, ses pommettes finement ciselées, la ligne impeccable de sa mâchoire… chaque aspect de son apparence était d’une élégance presque douloureuse. Mais ce furent ses yeux qui la happèrent et la troublèrent plus que de raison, la laissant sans voix.
Surmontant d’épais cernes – contrastant vivement avec la carnation opaline –, ils étaient de la nuance de noisette la plus claire et surprenante qu’Esmée n'eut jamais aperçue ; tirant sur un ocre mordoré et bordés de cils aussi sombres que la chevelure fournie de l’homme était claire. Le regard semblait étrangement alerte – en dépit de ce que suggéraient les ombres violacées s’étendant sous lui – et les iris à la couleur unique brillaient d’une profonde bienveillance.
Le médecin était grand, élancé et il émanait de lui une aura d’assurance tranquille. Lorsqu’il s’avança, chacun de ses gestes le faisait violemment dénoter de son environnement ; sa prestance naturelle et ses mouvements calmes et mesurés contrastant avec les gestes pressés et les mines fatigués des malades comme des soignants s’agitant tout autour. Il ressemblait à une illustration tout droit sortie de livre de conte : un prince ayant quitté son château pour enfiler une blouse blanche.
— Mademoiselle Platt, je présume ?
Esmée ne s’était pas rendu compte qu’elle le fixait avec une insistance impolie avant qu’il n’incline légèrement la tête d’un air interrogatif, un sourire avenant étirant ses lèvres.
Elle sentit ses joues s’embraser et baissa rapidement les yeux.
— Oui… Bonjour Docteur.
Il lui adressa un signe de tête courtois, l’invita à avaler un comprimé destiné à diminuer la douleur et se pencha, posant délicatement de longs doigts glacés autour de la zone tuméfiée et déformée. L’os ne ressortait pas contrairement à ce qu’elle avait redouté, c’était déjà ça. Au contact froid, un frisson la parcourut et le beau médecin s’excusa d’une voix douce.
— Je suis navré, mes mains sont toujours froides. Votre dossier d’entrée mentionne que vous êtes tombée d’un arbre… une histoire de chat, si je ne m’abuse. Vous avez eu beaucoup de chance, vous n’aurez pas besoin d’être opérée. Je crains néanmoins d’avoir une mauvaise nouvelle : l’os est bel et bien cassé, je vais devoir réduire la fracture en vous posant une attelle. La convalescence prendra un certain temps.
Esmée hocha faiblement de la tête, ravalant ses larmes, elle avait pressenti que l’os était brisé, avant que l’homme ne fasse son diagnostic. Elle ne pourrait pas contribuer au travail de la ferme pendant un certain temps : ses parents allaient la maudire pour son inconséquence.
— J’ai lu que vous alliez sur vos dix-sept ans. Avez-vous déjà réfléchi à ce que vous aimeriez faire plus tard, mademoiselle ?
Il avait posé la question d’un ton apaisant. Les doigts glacés manipulaient sa jambe avec une telle délicatesse qu’elle avait la sensation d’être frôlée par des plumes. Il avait les yeux baissés sur son ouvrage et cherchait visiblement par son interrogation à la distraire un peu de la douleur vive, via une conversation légère.
Esmée cligna des paupières, prise de court. Peu de gens lui posaient ce genre de question. On attendait d’elle qu’elle trouve rapidement un bon parti et se marie, jamais quiconque ne l’interrogeait sur ses aspirations. Elle hésita et répondit dans un souffle.
— J’aimerais être institutrice.
L’homme releva brièvement la tête, ses curieuses prunelles cuivrées se plongeant dans les siennes un instant. Le mouvement produisit une chaleur inattendue dans l’estomac d’Esmée. Il semblait agréablement surpris, lui adressant un regard appréciateur avant d’opiner du chef.
— Un choix admirable. C’est une très belle vocation. Qu’est-ce qui vous attire dans ce métier ?
Esmée parvint à esquisser un sourire malgré la douleur, davantage que la discussion les mains fraîches s’affairant sur son membre endommagé constituaient une agréable diversion.
— J’aimais beaucoup apprendre quand j’allais encore à l’école. Et, je crois, que c’est en grande partie grâce à l’instituteur de mon village : il avait une manière unique de présenter les choses pour les rendre plaisantes à retenir. Je voudrais réussir à lui ressembler un tant soit peu ; aider les autres à apprendre. Je crois que l’éducation peut permettre aux enfants de mieux comprendre le monde qui les entoure… et puis, j’adore les enfants.
Elle ajouta la dernière phrase en rougissant, sa timidité reprenant le dessus. Peut-être n’aurait-elle pas autant dû détailler sa réponse ? L’homme semblait gentil et patient, Esmée craignait néanmoins de l’ennuyer avec cette foule de précisions. Il ne paraissait pas ennuyé, au contraire ; il semblait boire ses paroles. Son attention centrée sur elle, le docteur l’observait d’un air captivé comme si elle était l’unique personne dans la pièce bondée. Il hocha lentement la tête, puis ajouta perspicacement :
— Voilà qui sont des raisons nobles et avisées ! Mais votre incertitude avant de les formuler me laisse présager que certains ne partagent pas votre enthousiasme.
Elle hésita un peu à répondre et soupira, détournant brièvement le regard.
— Mes parents trouvent cette idée absurde. Ils disent que je suis trop téméraire, et qu’il vaudrait mieux que j’apprenne à être une bonne épouse en étant assidue aux travaux domestiques, plutôt que de rêver à des choses impossibles… Ils souhaitent que je trouve vite un fiancé ayant une situation stable, plutôt que d’insister pour avoir ma propre profession. Ils pensent que c’est inutile pour une fille bien mariée.
Esmée ne savait pas ce qui lui prenait de babiller ainsi et de s’épancher auprès d’un inconnu. Pourtant, quelque chose dans son attitude l’incitait à la confidence. Elle s’attendait presque à un froncement de sourcils ou à une parole condescendante. Tout bien considéré, en critiquant l’attitude de ses parents face à un étranger, elle devait donner une image déplorable. Au lieu de la réprimander, le médecin lui adressa un regard lumineux, puis hocha la tête.
— Je peux comprendre pourquoi ils vous jugent trop téméraire, glissa-t-il avec un geste vague en direction de la jambe blessée et un large sourire.
Esmée sentit une chaleur traîtresse – qui n’avait rien à voir avec son embarras – lui monter aux joues : il avait le plus magnifique des sourires.
— Néanmoins… loin de moi l’idée de contredire vos ascendants, mais il me semble que le terme congruent serait "courageuse". Bien de la bravoure s’avère nécessaire pour poursuivre ses rêves… Quant au mariage, vous êtes encore bien jeune pour y songer. Et, s’il est certes une affaire d’importance, ne doutez point que celui qui saura vous estimer à votre juste valeur ne verra nul déshonneur à ce que vous ayez accompli quelques honorables desseins avant que vos chemins ne se croisent !
Sa voix était étonnement basse mais avait des inflexions passionnées. Une pointe d’un curieux accent perçait… peut-être britannique ? Esmée n’était pas certaine d’avoir déjà entendu un homme adulte s’exprimer ainsi : avec des formulations si désuètes mais un timbre si vibrant de sincérité. Elle eut l’impression étrange qu’il voyait à travers elle, la remarquait. L’adolescente en fut plus émue qu’elle ne voulut le reconnaître et essaya d’écraser le stupide béguin qu’elle sentait fleurir dans son cœur. L’homme était bien trop vieux : elle ne souhaitait pas se couvrir de honte en agissant sottement face à lui.
Il posa avec précaution sa main sur son tibia bandé, recula enfin et se redressa, évaluant son travail d’un air critique. Esmée fut surprise de constater que la douleur refluait de manière nette : soit le médicament fourni agissait déjà, soit les mains gelées avaient temporairement anesthésié sa jambe.
— Voilà. Vous devriez pouvoir remarcher sans problème d'ici à trois semaines. En attendant, je vous préconise un repos complet. Essayez simplement de ne plus grimper aux arbres quand ce sera guéri : aucun chat ne mérite que vous vous rompiez le cou !
Elle esquissa un sourire, amusée et reconnaissante. Alors qu’elle s’apprêtait à le remercier et à lui dire au revoir, il la fixa avec une intensité singulière qui fit mourir les mots dans sa gorge. Il eut un bref instant l’air curieusement mélancolique [2]. Il pencha légèrement la tête sur le côté, comme s’il se perdait dans ses pensées. Esmée ne put s’empêcher de s’interroger sur son âge : il était jeune – sûrement moins de trente ans – mais, il y avait dans quelque chose dans ses yeux qui la faisait douter. Un voile le faisant paraître infiniment plus sage : l’étincelle de sérénité lointaine qu’on trouve seulement dans le regard de certains vieillards. Il surmonta finalement son hésitation, ajoutant quelques mots d’un ton presque solennel.
— Vous avez de très beaux projets, j’espère qu’ils aboutiront. Je vous souhaite une vie merveilleuse, Mademoiselle Platt.
Il s’inclina poliment et lui adressa un dernier sourire, avant de brusquement prendre congés, tournant les talons pour aller examiner un autre patient. L’homme s’était volatilisé avant qu’Esmée ne reprenne suffisamment contenance pour lui répondre. Elle n’avait même pas songé à lui demander son nom. L’étrange déclaration aurait pu revêtir des allures d’anecdote et s’effacer de son esprit – noyée au milieu des aléas, puis drames de la vie quotidienne qui s'ensuivirent–, pourtant les paroles du bel inconnu la marquèrent durablement. Gravées dans un coin de son cerveau.
Bien des années plus tard, lorsqu’Esmée ouvrit les yeux sur Carlisle après que la transformation en vampire se soit achevée ; la première chose à franchir la barrière de ses lèvres fut une affirmation étonnée, presque rêveuse.
« Je me souviens de vous. »
C’est drôle la manière dont fonctionne l’esprit : alors qu’elle avait volontairement laissé sa mémoire humaine s’étioler, Esmée se rappelait très nettement une rencontre faite à ses seize ans. Jusque dans les moindres détails. À côté de cela, elle était bien incapable de se souvenir de quoi que ce soit de précis à propos de son premier époux : une petite bénédiction. Que cela soit une bonne chose ou non, elle avait désiré tout oublier. Elle avait quasiment réussi.
À présent, ses souvenirs de Charles étaient si parcellaires qu’elle avait parfois la sensation d’avoir été mariée à un fantôme. Elle peinait à se rappeler les traits de son visage ou du son de sa voix. L’homme n’était plus qu’une ombre menaçante faite de fumées et de brumes poisseuses. La figure inconsistante et monstrueuse d’un golem tiré de vieux cauchemars, presque oubliés, mais ayant laissé une trace indélébile.
Des bribes qui persistaient, revenant parfois la hanter. Quelque flashs lui remémorant les vestiges d’un profond malheur et d’un tenace sentiment d’effroi.
Une assiette qui se brise. Des yeux remplis de fureur. Des pas lourds qui se rapprochent. Une voix qui se hausse. Des injures qui pleuvent. Le bruit d’une boucle de ceinture qu’on détache. Les portes qui claquent. Les relents d’un souffle malsain dans son cou. Les poils de la nuque qui se dressent. La pression trop forte sur ses poignets. La couleur crème du plafond de la chambre.
…
Les mêmes sévices qui se répétaient à l'infini. Une maison haïe, un homme qui la terrorisait et la sensation d’être complètement piégée. L’impression de se recroqueviller en elle-même. De disparaître. De longues journées à prétendre ne pas exister en espérant que cela suffise à se faire oublier.
Années 1917-1920, Cincinnati, Ohio
Esmée ne se souvenait plus de la première gifle, ni des circonstances dans lesquelles celle-ci était tombée ; en revanche, elle se rappelait parfaitement avoir tenté de fuir à la seconde occurrence. À l’époque, elle ne possédait que de vagues notions sur ce à quoi était supposé ressembler la vie maritale. Pourtant, même dans son esprit inexpérimenté, il ne lui paraissait pas envisageable que les coups fussent une chose « normale » au sein d’un mariage. Esmée avait vingt-deux ans lorsqu'elle avait finalement accepté de devenir Madame Charles Evenson. Elle avait cédé pour contenter sa famille. Ses parents lui ayant répété avec insistance que, plus le temps passait, plus il deviendrait complexe de trouver un bon parti ; une jeune fille de son âge encore célibataire attirant chuchotements et regards en biais.
Esmée avait fini par abandonner ses projets, se pliant aux injonctions des uns et des autres. Elle ne connaissait l’homme que de vue, mais on l’avait convaincue qu’il était sa meilleure option : une personne agréable, respectable, avec de l’argent, une situation pérenne et entretenant de bonnes relations avec son entourage. Deux semaines après avoir été officiellement présentés, les fiançailles furent annoncées.
Sa mère lui avait affirmé qu'elle serait en sécurité à ses côtés et apprendrait à l’aimer.
La seule chose qu’elle apprit fut la peur.
Esmée pouvait difficilement se rappeler du visage de ses parents ou de bons moments qu'elle aurait partagés avec eux dans l'enfance. À l'inverse, elle se souvenait encore de la froide indifférence avec laquelle ces derniers l’avaient accueillie quand elle était revenue dans la ferme familiale, pensant trouver secours. Moins de trois mois après ses noces, elle était rentrée. Paniquée, humiliée, mais persuadée d’avoir mis fin à un mariage malheureux en ayant eu le courage de partir et de demander assistance. Elle avait essuyé leur refus, avec stupeur. Les visages étaient oubliés, mais les derniers mots échangés tournaient encore parfois dans sa tête.
Son père fronçant les sourcils, puis la sermonnant comme si elle agissait en fillette mal élevée.
Ne te comporte pas comme une enfant ! Ce sont des choses qui arrivent. Il n’y a pas lieu de faire pareille histoire. Rentre auprès de ton mari et règle les choses avec lui.
Sa mère évitant son regard mais se tordant les mains, avant d’enfoncer le clou.
Imagine ce qu’en diraient les voisins, Esmée ! Faire marcher un mariage peut être difficile, mais avec quelques ajustements tout rentrera dans l’ordre. Retourne chez toi et sois une bonne épouse. Tu es une bonne fille, je suis sûre que les choses s’arrangeront si tu apprends à être patiente avec Charles.
La trahison fut presque plus dure à supporter que les gifles de son mari. On ne lui laissait aucune échappatoire : sans refuge, ni autre recours à l’esprit, Esmée s’était résignée. Elle était retournée auprès de Charles, cherchant à se persuader que ses parents avaient raison. Que ce que lui faisait vivre son époux n’était pas si grave. Que, peut-être, c’était une chose banale… Après tout, que savait-elle des relations entre hommes et femmes ? Ses parents ne s’étant pas indigné de ce qu’elle leur avait décrit, il fallait sans doute en conclure que c’était plus commun que ce qu’Esmée ne le présumait [3].
Elle avait tenté d’être parfaite. Redoublant d’efforts pour le contenter et se faisant discrète. Essayant de deviner au mieux ses humeurs pour les apaiser. Se disant que, peut-être ainsi, il finirait par s’adoucir et par mieux la traiter. Bien sûr, c'était une chimère. Les choses allèrent de mal en pis : les humiliations s’accumulèrent et les coups devinrent fréquents. Et plus violents.
On s’habitue à tout. Au malheur aussi bien qu’à la peur.
Avant de s’en rendre compte, Esmée s’était fondue dans cette réalité sinistre, l’acceptant comme une norme. Y étouffant à petit feu.
Et elle n’avait pas eu le courage de tenter de fuir à nouveau. Ses propres parents ne l’ayant pas aidée, elle ne voyait pas qui d’autre aurait pu lui tendre une main secourable.
Près de trois décennies plus tard, elle ne s’expliquait pas leur attitude. Encore moins après être elle-même devenu mère.
Si l’amour était conditionnel et s’effaçait sous le poids des conventions, il n’avait aucune valeur. Ce n’était pas de l'affection mais de l'affectation : un mensonge grotesque.
Ses parents ne méritaient pas qu’elle se souvienne d’eux. La part la plus vindicative d’elle se réjouissait de les avoir oubliés.
Esmée ne parvenait pas non plus à se souvenir du visage de ses frères à l’âge adulte… Pourtant, elle les avait aimés tendrement. Cet oubli la frustrait et lui comprimait la poitrine. Peut-être découlait-il du fait qu’elle les ait insuffisamment fréquentés au sortir de leurs adolescences respectives. Et que les visualiser comme des gamins insouciants accumulant les frasques, était préférable à se les imaginer comme de jeunes hommes maigres et effrayés, en treillis, tombés sous les balles.
Elle ne les avait jamais revus entre l’acte d’enrôlement et le jour du mariage. L’aîné, accaparé par les travaux de la ferme, devait compenser l’incapacité de leur père, dont le dos, meurtri par les années de labeur et l'opération d'une hernie, ne supportait plus l’effort ; il passait la plupart de ses journées à travailler aux champs et à assurer des livraisons sur les marchés alentours. Le cadet, lui, était apprenti dans une boutique de construction à près d’une cinquantaine de kilomètres. Ils n’étaient pas sur les terres de la propriété le jour où Esmée avait réclamé de l’aide à ses parent, elle doutait qu’ils eussent été informés de sa visite. Elle préférait penser qu’ils n’avaient jamais rien entendu de ses déboires conjugaux. L’hypothèse inverse – qu’ils aient su mais, comme ses parents, s’en soient lavé les mains – était inconcevable. Et bien trop douloureuse.
Avant leur départ pour l’Europe, sa mère avait organisé un dîner d’adieu, une réunion de famille où elle et son mari étaient conviés. Charles, lui aussi, devant bientôt partir au front. Esmée s’était décommandée à la dernière minute, prétextant une maladie contagieuse. Elle ne savait plus pourquoi, mais son époux avait abondé en son sens, approuvant le mensonge et lui permettant d’esquiver le dîner.
Elle aimait ses frères. Elle aurait voulu les étreindre, leur souhaiter bonne chance et leur promettre qu’ils se reverraient. Mais l’idée d’être en présence de ses parents, avec Charles dans les parages, lui était insupportable. Pas après leur ultime entrevue. Pas après qu’ils l’eurent renvoyée vers lui avec indifférence, prétendant qu’elle agissait comme une enfant récalcitrante ne sachant gérer un simple différend. Pas après qu’ils lui eurent fermé la porte au nez et enjointe à mieux se comporter, alors qu’elle était terrifiée. Elle n’avait jamais réussi à pardonner.
Finalement, c’était elle qui avait été punie. La rancœur et la distance volontaire instaurée l’avaient privée d’adieux.
Ses frères étaient seulement âgés de dix-huit et dix-neuf ans au moment du départ – des garçons encore maladroits, pleins de rêves et d’impatience. Elle leur avait écrit de longues lettres : des pages entières où elle leur disait son amour, sa fierté, ses regrets. Elle espérait qu’ils les avaient reçues avant le départ au front, qu’ils avaient su à quel point elle tenait à eux malgré l’éloignement que la vie leur avait imposé. Chaque jour, elle avait prié pour eux, imploré Dieu de les garder en sécurité.
Ils n’étaient jamais revenus.
D’un autre côté, si elle n’avait jamais consciemment prié pour la mort de Charles ; dans le secret de son cœur, elle l’avait désiré de toutes ses forces.
Quand la nouvelle du décès de ses frères lui parvint sous la forme d’un télégramme laconique, elle vacilla et s’interrogea sur le poids de ses fautes. Était-ce là un châtiment divin ? Une punition pour avoir haï son mari au point d’espérer qu’il ne revienne jamais du front ? Pour avoir osé rêver qu’il tombe au combat [4] ?
Tant d’hommes – de garçons à peine adultes – étaient morts. Ses frères. Un de ses cousins. Les fils des voisines. Le mari d’une amie d’enfance. Tous tombés au champ d’honneur, enterrés dans des fosses communes et charniers ; leurs corps pourrissant quelque part sous terre sur le continent européen.
Charles, lui, était bien revenu.
Amaigri, irascible, vivant. Plus cruel et tyrannique que jamais.
Lors de l'année où il était parti pour la guerre, elle avait pu à nouveau respirer. L’absence s’était avéré une délivrance. La peur d’exacerber ses colères en faisant un faux pas s’était dissipée au fil des jours, n’empoisonnant plus l’air. Elle avait appris à savourer le silence et la solitude, ne se tendant plus au moindre frémissement dans la maudite maisonnée devenue sa prison.
Avec le retour de Charles, les vieilles habitudes et anciennes terreurs revinrent rapidement. Si Esmée croyait avoir souffert lors de sa première année de mariage, elle se trompait. Rentré du front, la brutalité de son époux ne semblait plus avoir de limites. Peu importe ses efforts pour lui donner satisfaction, c’était vain. Les brimades et les coups redevinrent quotidien, les sévices empirèrent. Esmée se retrancha dans un coin de son esprit, subissant en silence. Et se demandant, avec une forme de détachement las, quand le calvaire prendrait fin.
Près d’un an après le retour de Charles, elle réalisa être enceinte.
La panique monta comme une vague dévastatrice, tandis qu’elle envisageait la possibilité avec effroi. Un vertige l'a pris. Un enfant. Celui de l’homme qui l’a tourmentait, chaque jour que Dieu faisait. Elle voulut un instant nier l’évidence et la refuser, mais les chiffres étaient têtus. Esmée eut beau recompter à plusieurs reprises le nombre de semaines écoulées depuis ses derniers saignements, l’écart demeurait inchangé et – concilié aux violentes nausées matinales – cela tendait à valider son évaluation : la vie grandissait en elle.
Après quelques longues minutes à analyser la notion, un sentiment incongru s’installa. Tout son être se réjouit follement. Contre toute attente, alors qu’elle aurait dû être désespérée, elle ressentit un véritable élan de joie. Le seul éclat d’un bonheur authentique qu’elle eut éprouvé depuis le retour de guerre de son mari. Un frisson d’émotion lui traversa l’échine, sous le coup de la révélation : c’était son enfant. Pas seulement celui de Charles. Le sien.
Alors, elle avait tout quitté.
Parce que si elle n’avait pas eu le courage de fuir pour sa propre survie, la perspective de protéger l’enfant à naître lui donnait des ailes. Elle ne mettrait pas au monde son bébé dans une maison où elle agonisait. Ne laisserait pas l’être fragile qui avait élu domicile dans son ventre, la rejoindre dans le sordide cauchemar où elle était piégée.
Faire preuve de bravoure… réaliser ses rêves… avoir une vie merveilleuse.
Il n’était peut-être pas trop tard.
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Notes :
* Le titre du chapitre fait référence au roman « Les promesses de l’aube » de Romain Gary.
[1] Plumwood est une petite communauté entourée de champ et situé à moins d’une heure de Columbus. Il est précisé que la ferme des parents d’Esmée se situait en périphérie de Columbus et on peut supposer que c’est dans un hôpital de cette ville que Carlilse l’a rencontrée et soignée.
[2] Pour information l’attitude « étrange » de Carlisle face à Esmée découle du fait que – tout comme il a fait forte impression à sa jeune patiente – le brave médecin ait eu une sorte de coup de foudre pour elle dès leur première rencontre. Eh oui, de manière analogue (bon, sans la soif de sang) à Edward envers Bella, il éprouve une attirance et une fascination quasi immédiate pour sa future dulcinée ; sauf que, Carlisle étant Carlisle, il ne cède bien évidemment pas à son envie de rester avec Esmée (encore moins de l'épier et la traquer comme un saty... comme Edward avec Bella xD). Il se dit qu’il fait sa crise de la deux-cent-cinquantaine et est tout à fait mortifié d’avoir flashé sur une ado humaine. Il étouffe ses tendres inclinaisons, plie bagage et déménage fissa dans un autre état.
[3] Je trouve terrible – mais historiquement très plausible – qu’Esmée ait osé demandé de l’aide et se soit fait envoyer sur les roses. Déjà que maintenant ça reste encore un sujet tabou et tortueux, faut s’imaginer ce que représentait la dénonciation de violences conjugales en 1917, dans une petite bourgade de campagne. Surtout quand l’auteur des violences était un homme unanimement apprécié de la communauté… Je pense que l’indifférence à laquelle se heurte Esmée et le manque de soutien reçu de la part de ses parents (qui lui disent en gros de garder ses "affaires privées" et de se débrouiller avec son époux, peu importe à quel point il est "mauvais") était assez symptomatique de l’époque dont elle est issue. Avec ce "rejet", elle s’est trouvée totalement isolée et sans autre solution viable (en tous cas, aux yeux d'une jeune fille désargentée et désavouée par sa famille en cas de divorce) que rester avec son époux maltraitant. Et ce genre de choses étant couramment tues, elle n’avait pas le moindre repère pour comprendre à quel point ce qu’elle vivait était normal ou non.
[4] D’après les quelques infos glanées de Midnight Sun et The Story Tellers, Esmée a connu une brève parenthèse de répit lorsque son mari est parti faire la guerre en Europe, absence qui a duré aux alentours d’un an. Elle a espéré – avec culpabilité – que l’homme ne revienne pas vivant du front. Tu m’étonnes…
À demain pour la suite et fin – enfin ! – du POV d’Esmée qui, pour le coup, sera vraiment "abrupte" à certains passages.
Ps : je commence à progressivement à essayer de corriger les premiers chapitres de la fic pour essayer d'harmoniser l'ensemble au niveau des règles de typo, tirets utilisés pour les dialogues, etc... (j'en profite pour corriger quelques fautes qui me sautent à la figure… et, y'en a). Je rajoute également des dates à certains chapitres pour mieux ancrer chronologiquement les sauts dans le temps à certains endroits et rendre moins perturbants les longs flash back intégrés directement à certains chapitres (ou tenant lieu de chapitre, comme ici).