En attendant la pluie

Chapitre 13 : Les joueurs d'échecs - Zugzwang

8597 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour il y a 4 mois

Avant-propos : toujours pas de bêta ; les fautes m’appartiennent, les personnages, non ;)

Je fais court en introduction pour ne pas – encore – accentuer l’aspect longuet du chapitre :p Bonne lecture ! 


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Carlisle adressa un sourire un peu crispé à son enfant le plus tapageur, puis laissa de nouveau ses yeux dériver vers les deux joueurs d’échecs. Il y avait visiblement un enjeu lui échappant dans ce qui se déroulait sous ses yeux.


« L'impuissance est une illusion. La force du cœur, l'intelligence, le courage, suffisent pour faire échec au destin et le renverser, parfois. »


Albert Camus – Discours au Cercle du Progrès, janvier 1956.


Le contraste entre les deux vampires était saisissant : là où Edward paraissait plutôt détendu – ou du moins réussissait savamment à donner cette impression – Jasper ressemblait de nouveau au soldat en faction qui était arrivé chez eux trois semaines auparavant. Sa posture était incroyablement rigide : il ne bougeait pas d’un millimètre, mais le regard qu’il fixait sur l’échiquier avait une qualité trop intense pour qu’il soit simplement en train d’envisager son prochain mouvement. Carlisle ne pensait pas l’avoir vu aussi aux aguets et figé depuis le moment où il leur avait confessé son rôle de bourreau dans l’armée de Maria de Monterrey. Chaque muscle de son corps sous tension, prêt à l’action. Comme s’il était sur le point de subir une attaque. Ou d’en fomenter une.


Voilà bien deux semaines que le garçon paraissait s’être sensiblement réchauffé à leur contact. Serein en leur présence, il laissait régulièrement transpirer une curieuse atmosphère de quiétude autour de lui. Voire de bonheur rêveur quand Alice se trouvait à proximité. Carlisle ignorait ce qui causait le revirement actuel, mais il n’était pas à l’aise face au brutal regain de méfiance de l’empathe : quelque chose avait dû se produire en son absence. Le médecin ne savait pas ce qui avait causé cette régression, mais de son point de vue, elle était de mauvais augure.


Edward, je suppose que tu as une raison légitime de m’avoir appelé à l’hôpital et suggéré de rentrer avant la fin de mon service… vas-tu te décider à t’expliquer ou quelque chose t’empêche-t-il de t’exprimer ? [1]


Carlisle avait volontairement mis une bonne dose d’inquiétude – et une pointe d’agacement – dans ses pensées. Il n’avait plus qu’à attendre la réaction du télépathe à sa pique à peine voilée.


Edward leva lentement les yeux vers lui et lui fit un sourire illisible, sa voix parfaitement neutre.


— Carlisle, merci d’avoir fait aussi vite pour rentrer. Je suis navré de t’avoir incité à te presser. Nous devons parler, mais prends au moins le temps de déposer tes affaires dans ton bureau…


Carlisle se retint de froncer les sourcils face à cette curieuse injonction. Edward lui ordonnait d’aller déposer ses affaires à l’étage ? Ce genre de recommandation ne ressemblait en rien à son fils et la situation dans son ensemble n’était pas anodine. Combien de temps allait-on le laisser dans le noir ? L’inquiétude qu’il avait ressentie plus tôt, lorsque la jeune hôtesse l’avait informé de l’appel, revint avec sa pleine intensité ; une angoisse floue enflant face à cette énième bizarrerie. Il vit les mains de Jasper tressaillirent brusquement. Une sensation lourde s’abattit sur lui, un pic de panique le serrant à la gorge l’espace quelques secondes, une impression factice de sueur froide lui dégoulinant le long du dos… avant de disparaître aussi vite qu’elle était venue, remplacée par un profond ennui. La situation que Carlisle avait jugée inquiétante moins d’une minute plus tôt, lui inspirait à présent une froide indifférence. Il secoua la tête pour s’éclaircir les idées et résister à l’influence parasite, se tournant vers l’homme qu’il savait responsable de ses changements d’humeur successifs. Le médecin espérait que ses émotions étaient plus interrogatives qu’accusatrices : il ne voulait pas perturber davantage son invité, alors que celui-ci semblait déjà sur le sentier de la guerre.


— Désolé.


Jasper avait prononcé le mot avec un bref sourire contrit, n’atteignant pas ses yeux qu’il n’avait toujours pas pris la peine de relever du plateau de jeu. Carlisle put observer un très bref échange de regards entre Emmett et Edward et décida de laisser la situation en suspens.


Rendu à se conformer aux instructions d’Edward sans poser de questions, il s’intima lui-même au calme et fit un bref hochement de tête ; prêt à traverser la pièce pour aller ranger sa mallette dans son bureau, quand Edward ajouta une remarque cynique qui lui ressemblait davantage.



— Prends ton temps. Jasper et moi pourrons ainsi jouer quelques coups supplémentaires. Peut-être même finir la partie. La défaite lui pend au nez.


Un sourire d’apparence plus authentique agita les lèvres de l’ancien soldat à cette mention, les coins de ses yeux frémissant ; mais il ne releva toujours pas la tête de l’échiquier et ne perdit pas de sa rigidité, déplaçant un pion d’un geste vif et délibéré. Rapide et sec. L’étonnante pointe d’humour tranchait brutalement avec l’ambiance lourde. Edward – comme Emmett plus tôt – essayait visiblement de détendre Jasper. Ce qui était d’autant plus singulier que le télépathe n’avait pas manqué de faire part de ses réserves vis-à-vis de l’intégration des deux nomades à leur famille. Au contraire, il les avait tous sentencieusement mis en garde contre le militaire, le jaugeant avec la prudence qu’on réserve à une grenade sur le point d’être dégoupillée. En vérité, Edward avait accepté la présence de Jasper à contrecœur et avait volontairement paru l’éviter à compter de son installation chez eux. Les deux garçons n’avaient pas échangé plus d’une poignée de mots depuis, se tenant à une distance respectueuse l’un de l’autre. Même si Carlisle était conscient que son premier fils devenait moins circonspect quant à la dangerosité de Jasper au fil des jours ; il était étonnant de les voir soudain si proches. Comme si en quelques heures, ils avaient finalement développé une forme de camaraderie.


Emmett renchérit sur l’inéluctable issue – personne ne pouvait battre le télépathe à un jeu de stratégie – de la partie, avec bonhommie, affichant un large sourire moqueur.


— Tu n’étais pas supposé être un chef de guerre ? Tu vas te laisser battre par un adolescent, mon gars ? Si tu perds qui lui apprendra le respect de ses aînés…


Edward renifla et roula des yeux, les levant brièvement au ciel. Un léger rire échappa à l’ancien soldat, alors qu’il se détendait de manière presque imperceptible, sa mâchoire se décrispant tandis qu’il répondait à la saillie d’un ton railleur.


— Eh bien, est-ce ma faute, si tu n’as pas pris la peine de lui inspirer ce fameux respect des aînés en plus d’une décennie à jouer les grands frères ?


Emmett fit la moue pour la forme une fraction de seconde, avant de retrouver un sourire de loup, visiblement fier d’avoir réussi à apaiser l’empathe tendu : il avait une faculté innée à le dérider.


Carlisle secoua la tête, toujours dubitatif face à ce qui était en jeu ; les trois hommes sous son toit faisaient apparemment front, mais pour quel motif ? Il s’éclipsa, utilisant cette fois sa vitesse vampirique. Il se retrouva, une fraction de minute plus tard, face à la porte de la pièce attenante à la chambre qu’il partageait avec son épouse. Il pouvait encore entendre des bruissements en provenance du salon : le léger tapotement des doigts d’Edward sur la jambe de son pantalon, le son d’une pièce déplacée sur le plateau de jeu, les murmures vraiment très bas – inintelligibles – de Jasper et Emmett. Dans la solitude de la pièce, il scruta la bibliothèque lambrissée au fond de l'angle gauche, fixant l’emplacement d’un objet qu’il savait manquant. Son instinct ne l’avait pas trompé ; ainsi donc, voici l’indice qu’il cherchait.


Une note était soigneusement posée à l’endroit habituel où il rangeait son échiquier. Il s’en approcha à la hâte pour la déchiffrer.


Même un vampire n’avait pas une écriture élégante sous le coup de la précipitation. La graphie, en principe soignée, d’Edward ressemblait à des pattes de mouche. Il avait dû prendre moins d'une poignée de secondes pour rédiger ce mot.


« La situation est déjà réglée. Ce n’est pas aussi mauvais que ce que tu pourrais croire. Garde tes émotions les plus neutres possibles pendant la discussion. Jasper va tout expliquer mais peu importe ce qu’il en dira, il ne mérite pas d’être renvoyé. Et surtout s’il parle de sanction, dévie. Vous n’avez absolument pas la même acception du mot. Fais-moi confiance. »


Son regard s’attarda un instant sur le message. Un peu équivoque, mais ça constituait une avancée significative. Si Edward jugeait nécessaire de lui rappeler de contrôler ses émotions, cela ne présageait rien de bon. Et, s’il estimait devoir prendre fait et cause pour qu’il ne renvoie pas Jasper, cela l’inquiétait davantage. Quant à la dernière partie concernant l’acception du mot sanction…


Le médecin se sentit soudain très vieux, tandis qu’il posait de nouveau inutilement les yeux sur les termes – moins abscons qu’il ne l’aurait souhaité – sèchement inscrits sur la missive. Il pouvait danser autour de la notion et refuser de reconnaître l’avertissement d’Edward pour ce qu’il était, pourtant il avait une idée assez précise du problème de polysémie, devinant aisément ce qui se cachait sous les mots obscurs.


Il en savait assez sur le fonctionnement des armées de nouveau-nés et la gestion hiérarchique des grands clans de vampires pour savoir que toute erreur avait des conséquences cruelles – voire mortelles – pour les contrevenants. Ayant vécu près de vingt ans à Volterra, il avait pu voir à plusieurs reprises l’impitoyable justice vampirique à l’œuvre ; il en conservait un souvenir odieux [2]. Edward leur avait affirmé – avec une certaine affectation – que Jasper n’avait jamais torturé qui que ce soit durant son temps dans le Sud ; ce qui ne voulait pas dire que l’inverse soit vrai. Pas la même acception du mot sanction… la perspective n’avait rien de plaisante, peu importe la réalité que recouvrait leur écart d’appréciation. Carlisle essayait de ne pas laisser son imagination s’emballer autour des potentiels traitements brutaux subis par l’empathe.


Carlisle pressa machinalement l’arête de son nez et soupira, il laissa sa posture s’affaisser quelques instants, baissant les épaules. Harassé à la perspective de l’inévitable discussion tendue.


Il jouait avec plaisir le rôle de patriarche au sein de sa famille depuis la création d’Edward : vieux de plusieurs siècles, il avait une certaine connaissance du monde, ayant accumulé une somme non négligeable de savoirs et traversé une multitude d’époques ; à tort ou à raison, il considérait que cela lui donnait une relative légitimité pour tenir lieu de figure tutélaire pour les personnes qu’il avait transformées. Étant la cause de leur immortalité contrainte, il lui paraissait naturel d’assumer la responsabilité de les guider au travers des méandres d’une existence éternelle pleine de dilemmes. Carlisle ne s’était jamais considéré comme un chef de clan au sens où l’entendaient traditionnellement les vampires vivant en groupe de plus de trois individus. Pas un instant. Il ne voulait pas dominer les membres de sa famille, ni être traité comme un roi, encore moins considéré en tyran. Il s’était naturellement senti « père » lorsqu’il avait décidé d’empêcher la mort d’Edward en le transformant et lui avait enseigné les spécificités de sa nouvelle existence. Il avait endossé le rôle parce qu’il lui convenait comme un gant. Quand il avait épousé Esmée, celle-ci avait un instinct maternel si tangible que – bien que chronologiquement proche en âge et date de création – cela avait presque semblé couler de source qu’elle se mette à jouer les mères de substitution pour Edward ; puis, pour Rosalie et Emmett, peu après leurs transformations respectives. Le fait que Carlisle et Esmée se prétendent – et se sentent sincèrement – parents des vampires plus jeunes, n’enlevait pas l’autonomie de ceux-ci.


Emmett et Rosalie avaient trente-cinq ans d’existence, Edward entrait dans sa cinquantième année ; ils n’étaient plus des enfants depuis longtemps.


Peu importe la relative immaturité de ceux transformés autour de la majorité humaine, par bien des aspects, les expériences qu’ils emmagasinaient au fil de leurs diverses expériences en faisaient des adultes accomplis à bien des égards. Même s’il resterait – jusqu’à la fin des temps – un sensible écart d’âge entre lui, Edward, Rosalie et Emmett, il ne se considérait pas supérieur à eux : il les traitait sur un pied d’égalité à part dans les rares instants où leurs attitudes auraient pu les mettre en danger, les exposer ou nuire directement à l’un des autres membres de la famille. Ce n’est que dans ce type de cas précis, qu’il assumait – avec plus ou moins de bonheur – la fonction de chef de clan… ou plutôt de père autoritaire.


Et il ne pouvait tenir ce rôle que parce qu’ils acceptaient tous, par convention, qu’il l’endosse. C’était de l’apparat ; un pouvoir tout ce qu’il y a de symbolique. Un contrat tacite entre eux. Quand les règles étaient transgressées, les sanctions que Carlisle pouvait poser étaient au mieux artificielles : interdire à Edward de toucher son piano, restreindre les accès d’Emmett à ses derniers loisirs en date, refuser de verser à Rosalie l’allocation mensuelle qu’elle dépensait en vêtements onéreux et pièces mécaniques. C'étaient des sanctions superficielles, bassement matérielles et acceptées davantage par affection et volonté de préserver le statu quo que par obligation. Une illusion d’autorité : si l’un d’eux décidait de contester la sanction, il n’aurait pas d’autre recours que de leur exprimer sa déception. Et, dans le pire des cas, si le transgresseur ne revenait pas à de meilleurs sentiments et réitérait ses actions néfastes, de le bannir temporairement. Le problème était que – si tant est que Jasper ait effectivement commis une faute méritant une sanction – Carlisle n’avait aucune réelle prise sur un ancien soldat de cent-six ans, fraîchement débarqué chez lui. Il avait beau envisager la question sous tous les angles, la marge de manœuvre semblait nulle. [3]


Il connaissait l’homme depuis peu, mais celui-ci ne paraissait pas avoir de loisir frivole qu’on puisse lui retirer, ni de dépendance matérielle qui puisse être exploitée à son détriment. Son seul centre d’intérêt notable était la lecture… autant dire que l’épistémophile en Carlisle se révoltait violemment à l’idée de l’en priver. Non seulement il trouvait l’idée ridicule, mais il doutait qu’une punition de cette teneur ait un impact positif sur l’empathe. Qu’une personne avec un tel passé se plonge – après des décennies de tueries – à corps perdu dans des ouvrages traitant de philosophie, d’histoire et de sciences sociales, paraissait plutôt salvateur à l’ancien pasteur. Il ne ferait rien pour freiner cette louable volonté de compréhension du monde et des autres.


Les sanctions matérielles étant hors de propos, quelle solution lui restait-il ? Exprimer sa déception ? Ils n’étaient, pour l’instant, pas assez liés pour que cela fasse sens.


Quelle autre possibilité s’il s’agissait d’une transgression ne pouvant être laissé impunie ? L’exclusion ? Exiger qu'il quitte la maison ? Avec Alice ? Expéditif et définitif : s’il leur demandait de partir, cela n’aurait rien à voir avec le bref bannissement d’Emmett et Rosalie ; son instinct lui soufflait que ce s'avérerait irrévocable. La simple perspective faisait monter en lui un profond sentiment d’échec.


Pendant des années, Carlisle s’était demandé s’il n’avait pas commis une hérésie en transformant des innocents en monstres et en les condamnant à une éternité maudite. Ce qu’il attendait d’eux lui semblait parfois cruel, absurde. Il les avait changés en vampires, puis, dès leur éveil, leur avait demandé de lutter contre leur propre nature. Il les avait enfermés dans une existence où ils n’avaient d’autre choix que de combattre éternellement leurs pires instincts ou de trahir la morale qu’il avait cherché à leur inculquer.


Il ne pouvait s’en prendre qu’à lui-même en songeant au fardeau qu’il avait placé sur leurs épaules. Lorsqu'Edward avait choisi de tuer en se réfugiant derrière l’amoralité de ses victimes, Carlisle ne l’avait pas blâmé. Une part de lui comprenait la logique derrière cette tentative compromis bancal entre Bien et Mal. Peut-être que le contrôle étroit de Carlisle sur sa soif de sang était une anomalie ; peut-être qu’il était aberrant de s’attendre à ce qu’un vampire s’abstienne jusqu’à la fin des temps de se tourner vers sa source d’alimentation naturelle. Peut-être qu’il leur en demandait trop, espérant qu’ils renoncent définitivement à la satisfaction viscérale de boire du sang humain. Un trop lourd tribut à payer.


L’arrivée d’Alice et Jasper avait changé la donne. De manière inespérée, cela avait allégé – un tant soit peu – la culpabilité de Carlisle. Alice n’aurait jamais su qu’un vampire pouvait survivre sans tuer si elle n’avait eu des visions de ses débats avec Edward. Sans ces instantanés, la voyante n’aurait jamais eu la possibilité de faire un tel choix. Pourtant, avec pour seul repère cette connaissance théorique – cette indication que la chose était possible – elle avait décidé de résister à sa soif. De son propre chef. Carlisle ressentait une admiration sans bornes pour la jeune femme. C’était presque un miracle. Un miracle qui en disait beaucoup sur le libre-arbitre. La preuve éclatante qu’un vampire – qui ne se souvenait même pas avoir été humaine – pouvait, avec sa seule volonté et un maigre coup de pouce du destin, dépasser sa propre nature.


Et plus miraculeux encore : après des années d’attente, elle avait trouvé Jasper et l’avait sauvé de sa misère, en lui apprenant qu’il était possible de se nourrir de sang animal. Il avait été tangible lors du récit sur les guerres du Sud, à quel point l’empathe détestait tuer. Rien de surprenant, vu la nature de son don. Il avait abandonné sans regrets sa vie de prédateur dès qu’on lui avait offert une alternative, tournant le dos à des décennies d’habitudes. C’était difficile, mais il essayait sincèrement. Et Carlisle ne pouvait que louer sa détermination, son désir d’embrasser une existence aux antipodes de celle qu’il avait toujours connue. Jasper et Alice étaient un petit miracle à eux seuls : une raison supplémentaire de croire en la divine providence – en la prédestination – et de parier sur la bonté potentielle de chaque être. Carlisle ne regrettait pas un instant de les avoir accueillis sous son toit. Aussi la note d’Edward, suggérant une situation si mauvaise qu’elle pourrait impliquer le départ de Jasper – et par extension celui d’Alice – l’inquiétait sans fin.


Carlisle se leva de son bureau, un peu à reculons, mais désireux de regagner la pièce principale pour enfin obtenir une explication. Il s’assura de se composer l’expression la plus neutre et ouverte possible ; puis se concentra pour cadenasser au mieux ses émotions. Viser l’ataraxie. C’était plutôt facile pour lui. Il suffisait de se mettre dans l’état d’esprit que requérait une opération complexe : contrairement à un chirurgien humain, la difficulté n’était pas de conserver son calme pour ne pas trembler face aux aléas survenant au cours de l’intervention, mais de mater son prédateur intérieur au point qu’il ne puisse pas frémir, même si des litres d’hémoglobine en venaient malencontreusement à se répandre sur la table.


Après des années à pratiquer la médecine, Carlisle pouvait se montrer d’un calme Olympien dès que les circonstances l’exigeaient. Et, se fiant au court message d’Edward, elles l’exigeaient.


Il ne servait à rien de reculer l’échéance, il était temps de crever l’abcès. Il s’ingénia une nouvelle fois au calme – déterminé à garder ses émotions aussi paisibles que possible – et descendit.


De retour dans le salon, le médecin perçut immédiatement le changement dans l’attitude des occupants. La partie d’échecs en était visiblement arrivée à son terme et les masques tombaient. Jasper déplaça un pion sur le plateau, avant de se lever d’un bond et de s’en écarter. Il recula contre le mur du fond, puis se figea, adoptant une expression illisible. Emmett avait perdu son sourire, il croisait ses bras sur sa poitrine massive et arborait une expression chiffonnée, suintant la culpabilité. Un enfant pris en faute. Edward était toujours assis face à la table, mais il avait les yeux fixés sur son père. Il tapotait nerveusement la jambe de son pantalon du bout de ses longs doigts de pianiste, l’un de ses pieds tressautant fugitivement. Sitôt la pensée eut-elle traversé l’esprit de Carlisle que les mouvements anxieux cessèrent ; le télépathe déterminé à ne pas laisser des gestes parasites dévoiler sa nervosité.


Il est un peu tard pour ça, Edward.


Jasper se tenait droit comme un i, le visage impavide, ses mains jointes derrière son dos, comme s’il était prêt à rendre un rapport officiel. Militaire jusqu’au bout des ongles. Edward lança un regard étrange à son père, avant d’incliner légèrement la tête vers l’empathe, comme pour l’inviter silencieusement à parler. Carlisle fit un sourire encourageant à l’ancien confédéré, espérant le détendre.


Le soldat paraissait incroyablement rigide – même pour un vampire –, comme s’il avait été statufié sur place. Il n’esquivait plus son regard. Au contraire, il le fixait sans le moindre cillement, ses yeux fauves immobiles le transperçant avec une attention accrue. Il semblait analyser chaque nuance d’émotion dans sa posture et son visage, par une évaluation visuelle davantage que par son talent. Lorsque l’homme prit parole, sa voix était douce et posée, mais avec un soupçon de retenue, comme si chaque mot avait été minutieusement choisi. Ce qui était certainement le cas, vu que qu’il avait eu plus d’une heure pour se préparer à la conversation…


— Monsieur, je souhaite vous informer d’un incident survenu plus tôt entre Emmett et moi.


Il marqua une pause, jaugeant la réaction de Carlisle, avant de continuer d’une voix blanche. Son corps ne bougeait pas d’un millimètre, tandis qu’il relatait les faits d’un ton plat, mais courtois.


— Une altercation a eu lieu. J’ai utilisé mes talents. D’abord de manière involontaire, sous le coup de la surprise. Puis offensive pour tenter de désamorcer la situation. Les choses ont dégénéré. J’ai méjugé ce qui était en jeu et ai blessé Emmett. J’ai contrevenu aux règles que vous nous aviez fixées à notre arrivée. Je porte l’entière responsabilité de ce qui s’est passé.


À ces mots, Emmett – visiblement incapable de rester silencieux plus longtemps – intervint brusquement, ses sourcils haussés d’indignation disparaissant presque sous ses épaisses boucles brunes, alors qu’il élevait la voix de manière déraisonnable.


— Ne dis pas n’importe quoi ! Carlisle, c’est entièrement ma faute ! J’ai voulu lui sauter dessus au cours d’un concours de chasse pour le surprendre. C’était stupide. Je n’ai pas réfléchi à ce que ça pouvait déclencher, il a cru que je l’attaquais. Il s’est juste défendu ! Jasper n’a rien fait de mal. C’est moi qui ai agi comme un crétin.


Il y avait une impatience révoltée dans son ton… et une bonne dose de remords. Edward décida d’enfoncer le clou, ajoutant quelques précisions, la voix calme mais une certaine emphase dans son plaidoyer.


— C’était un simple malentendu. Un enchaînement de circonstances malheureuses, rien de plus. Jasper tenait à ce que tu sois informé au plus vite de la situation et j’étais d’accord avec lui. J’ai pensé que c’était une bonne chose que tu rentres et sois mis au courant de l’incident avant le retour d’Esmée et des filles. Rosalie ne va sans doute pas être ravie…


Edward ne termina pas sa phrase, laissant flotter les implications entre eux. Bel euphémisme : il avait dérangé son père à son travail pour que celui-ci tente de gérer l’épineux – et sans doute inévitable – imbroglio qu’il sentait se profiler.


Jasper resta un instant silencieux, l’observant avec prudence. Sa mâchoire s’était contractée de manière notable lors des interruptions d’Edward et d’Emmett : Carlisle avait bien du mal à deviner s’il était soulagé que ses récents frères adoptifs soient montés au créneau pour le défendre ou si, au contraire, il avait mal pris leurs interventions et aurait préféré gérer lui-même la discussion houleuse de bout en bout. Le regard toujours rivé sur Carlisle – sondant le moindre changement dans son expression ou ses émotions – l'homme prit une profonde inspiration avant de reprendre parole.


— J’ai mordu Emmett, Monsieur. Je suis tout à fait conscient que cela enfreint vos règles. Je me tiens prêt à accepter votre sanction, quelle qu’elle soit. Et, si vous désirez qu’Alice et moi partions, nous le ferons dès son retour.


Description sans ambages et ton plat. Quelque chose en Carlisle frémit néanmoins intérieurement au mot « sanction », la note laissée par Edward dans son bureau – et les implications sinistres de cette dernière – tournait toujours dans son esprit.


Jasper semblait attendre que la sentence tombe avec un parfait détachement. Si une trace de nervosité pouvait être perçue chez l’homme, elle n’était visible que dans la tension de ses épaules. Et dans son accent traînant qui était devenu plus lourd au fil de son résumé des faits. C’était un détail cocasse qui trahissait son état d’esprit tumultueux, alors même qu’il essayait de ne physiquement rien dévoiler. Il était délicat de complètement se débarrasser d’un idiome aussi ancré. Carlisle pouvait en témoigner : il avait mis près d’un siècle à perdre son accent britannique – celui-ci lui était bien trop aisément revenu durant leur récent séjour dans la campagne londonienne –. Et il devait parfois encore se concentrer pour ne pas employer des termes parfaitement désuets face aux humains.


Jasper eut un étrange sourire morne, avant de poliment incliner la tête et de baisser les yeux dans un geste las. Il avait apparemment fini de s’exprimer, n’ayant plus rien à ajouter. Il n’avait pas prononcé la moindre phrase pour se défendre, se chargeant au contraire de tous les torts. Carlisle ne savait qu’en penser.


Cela aurait pu être bien pire. C’était un événement indésirable, mais loin d’être dramatique. Emmett était toujours vivant. Pourtant, le souvenir du froid récit des décennies passées à combattre en Amérique du Sud, comme la myriade de cicatrices couvrant le corps de l’ancien confédéré, ne laissait que peu de place au doute dans l’esprit de Carlisle : si son colosse de fils était entier – moins une bouchée – c’était un pur acte de clémence de la part de leur invité. S’il l’avait décidé Jasper n’aurait eu aucune difficulté à mettre Emmett en pièces et à écourter drastiquement son existence éternelle. Heureusement que l’homme était sincère dans ses intentions pacifistes et n’avait pas pris de mesures radicales pour répondre à l’attaque. Ils avaient tous eu beaucoup de chance… Carlisle ferma les yeux un instant et laissa échapper un soupir, remerciant les Cieux que l’incident n’ait pas été plus grave.


Il avait sans doute pris un risque démesuré en acceptant chez eux un étranger au passé aussi violent. L’homme n’était pas en faute : il n’avait visiblement rien fait pour provoquer la situation et avait été victime de « circonstances malheureuses », comme l’affirmait Edward. Pourtant, cela ne réglait en rien le problème que posaient les réactions imprévisibles d’un vampire ayant vécu des décennies dans des conditions exécrables, face à des vampires trop « domestiques » pour prendre la véritable mesure du danger qu’il représentait. Carlisle se sentait démuni. Il n’avait pas de latitude pour prendre une décision équitable : il s’était déjà attaché aux nomades et n’avait aucune envie de les abandonner à leur sort ; à ce stade, ce serait un crève-cœur de leur demander de partir, mais il devait également penser à la sécurité de l’ensemble de sa famille. Jasper lui offrait une issue facile, en proposant de lui-même de plier bagage… que pouvait-il faire à part diligemment accepter la proposition ?


Carlisle resta interdit, en apercevant un signe agacé de dénégation d’Edward à ces dernières pensées. Il est vrai que son premier fils avait insisté dans son message sur la nécessité de « ne pas renvoyer » Jasper.


Tu prétends que Jasper n’aurait pas pu tuer Emmett en représailles de son acte ? Que d’autres incidents de ce type ne peuvent pas se produire et aboutir à quelque chose de plus funeste ? Tu ne penses plus que j’ai été inconséquent en faisant fi de tes recommandations et en les invitant à rester, lui et Alice ?


Edward justifia une partie de sa réaction à voix haute, fronçant un peu les sourcils. Il resta évasif, soucieux de ne pas trop en dire et dévoiler de manière frontale les tergiversations internes de son père.


— Il n’a mordu Emmett que pour le maîtriser. Jasper n’aurait pas été plus loin, même avant que j’arrive pour dissiper le malentendu…


Jasper releva vivement la tête à cette mention, dévisageant Edward, puis Carlilse avec circonspection. Après quelques instants de flottement, il sembla sauter à une conclusion assez juste quant au contenu des propos silencieux du médecin. Il contracta sa mâchoire et émit un curieux sifflement de mécontentement. Il avait l’air courroucé face au sous-entendu, une pointe de défiance bien audible dans sa voix, quand il reprit parole.


— J’apprécie Emmett, je ne l’aurais jamais blessé s’il ne m’avait pas sauté dessus. Et je n’avais pas la moindre intention de le tuer !


Eh bien, c’était défensif et beaucoup plus spontané comme éclat que ce à quoi Carlisle ce serait attendu de la part d’un homme si contrôlé. Il était plus émotif qu’il ne le laissait paraître… c’était intéressant. Carlisle ne cessait de s’émerveiller de ce fait : en dépit du nombre d’années écoulées depuis leur naissance, les immortels conservaient tous une certaine « jeunesse d’esprit » et une bonne dose d’impulsivité. Leurs cerveaux figés à l’âge de leur transformation ne pouvaient gagner plus en maturité que ce que permettait une plasticité cérébrale à l’arrêt [4]. C’était l’une des raisons princeps faisant que créer des vampires prépubères – à plus forte raison en bas âge – soit jugé d’une peine de mort immédiate : les êtres ainsi créés étaient par essence dysfonctionnels, le développement avorté de leur cortex ne leur permettant pas gérer l’abstraction ou les jugements complexes. Encore moins de réguler suffisamment leurs instincts meurtriers pour qu'ils ne risquent pas d’exposer la communauté vampirique dans son ensemble aux humains.


L’homme lui faisant face avait plus d’une centaine d’années, il leur avait avoué moins d’un mois auparavant avoir mis fin à des milliers d’existences. Pourtant, il semblait tout à fait offusqué que Carlisle ait envisagé qu’il aurait pu – sur un coup de sang – tuer Emmett en réponse à sa supposée agression. Étonnant, mais incroyablement rassurant.


— Jasper, je suis navré si ce que vient de sous-entendre Edward en réponse à mes pensées t’a offensé. Je me figurais qu’il était plutôt indulgent de ta part de ne pas avoir davantage blessé Emmett, alors que tu croyais qu’il t’avait sciemment attaqué. Dans ces circonstances, le résultat de votre confrontation aurait pu être beaucoup plus lourd. Je comprends que l’incident soit le fruit d’un malentendu dont tu n’étais pas responsable. C’est tout à ton honneur de vouloir assumer les conséquences mais, me concernant, je ne pense pas que tu mérites une sanction pour avoir cherché à te défendre.


Jasper haussa un sourcil et secoua la tête, incrédule. Il y avait une pointe de dérision dans son ton, même s’il semblait rester réfléchi dans le choix des mots employés.


— J’ai contrevenu à l’une des seules règles que vous aviez mises en place. Je suis prêt à en endosser la responsabilité. Je tiens simplement à rappeler qu’Alice n'a rien à voir avec mes écarts de comportement…


Comme prévu, l’homme ne paraissait pas comprendre ce qu’il devait percevoir comme un excès d’indulgence. Voire il se méfiait de l’absence de mesure punitive, spéculant que Carlisle faisait semblant de passer l’éponge, alors qu’il n’en était rien. À ses yeux l’absence de sanction pour un manquement aussi « grave » que l’attaque d’un autre membre du clan, risquait d’être perçue comme une faiblesse ou un acte aberrant. Jasper avait été soumis à des injonctions strictes – et des conséquences cuisantes en cas de désobéissance – si longtemps qu’il devait ressentir une bonne dose d’incompréhension, et peut-être un peu de mépris, face à son apparent laxisme. Le médecin soupira et maudit intérieurement la créatrice du soldat : peu importe ce que Jasper avait subi dans le Sud, cela avait laissé des traces. S’il restait chez eux – et Carlisle espérait qu’il le ferait – ils allaient devoir aller au bout de la discussion et mettre les choses à plat.


— Pourquoi te sanctionnerais-je ?


Edward se renfonça contre le dossier de sa chaise, bras croisés, il fit un sourire entendu et adressa un regard appuyé à Jasper, laissant à Carlisle le soin de poursuivre.


— De ce que j'ai saisi du résumé des faits, tu n’as pas attaqué Emmett. Tu t’es défendu d’une menace que tu croyais réelle. Et surtout, tu regrettes ton geste.


Il marqua une pause, choisissant prudemment ses mots. Jasper devait comprendre qu’il n’était pas sous le joug d’un tyran et que, peu importe ce qu’il avait vécu, c’était un temps révolu. Que ses fautes, si tant est qu’il en ait commises, n’entraîneraient jamais de représailles violentes.


— Si tu crois que cela mérite une punition, je crains que nous ayons une vision bien différente de la justice. Et puisque nous en sommes à parler de punition, je ne comprends pas vraiment ce que tu attends de moi en la matière. Tu es un homme adulte et tu es ici librement, si tu contreviens délibérément aux règles que nous avons fixées, je n’aurai pas d’autre choix que de te demander de partir. Je n’ai aucune intention d’impliquer Dieu sait quel autre châtiment. Dans le cas présent, la situation est complexe : tu n’as pas commis de faute, mais je vais peut-être devoir vous demander à toi et Alice de vous éloigner un certain temps…


Jasper hocha gravement la tête à cette mention, tandis qu’Emmett poussait une exclamation indignée. Carlisle leva une main dans les airs, espérant prévenir toute interruption inopinée et souhaitant préciser sa pensée.


— Si cela ne concernait que moi, je ne te demanderais pas de partir. Ce n’est pas ce que je souhaite, ni ce que je crois juste. Mais, je ne peux prendre cette décision seul.


Il laissa un silence s’installer, réfléchissant avec soin à ses prochains mots. Les soupesant avant de les prononcer.


— Rosalie et Esmée doivent avoir leur mot à dire. C’est leur compagnon et fils qui a été blessé. Même si le principal intéressé considère à raison…


Carlisle fusilla Emmett des yeux et celui-ci eut le bon goût d’adopter une expression repentante. Oh, l’homme inconséquent n’était pas sorti d’affaire, ils reviendraient sur ses idioties dès que la conjoncture serait moins houleuse.


— être responsable de la situation ayant causé la morsure et ne t’en tient pas rigueur, je me dois tout de même d’entendre ce qu’elles ont à dire à ce propos avant de prendre une décision. Je ne peux pas m’engager à ne pas vous demander de partir avant que nous ayons tous pu en discuter. Par respect envers elles.


Le soulagement fut presque imperceptible dans les traits de Jasper, à peine un relâchement du haut de son corps, mais Carlisle le capta.


— J’aimerais qu’Alice et toi restiez. J’espère que nous pourrons trouver une solution, ensemble.


De légers mouvements d’Edward, un faible soupir et un sourire esquissé, lui confirmèrent qu’il avait dit ce qu’il fallait.


Carlisle fit un signe de tête à Jasper – qui continuait à l’observer sans ciller avec un air toujours spéculatif, comme s’il ne pouvait pleinement réaliser s’en tirer à si bon compte – et lui offrit un sourire rassurant, soucieux d’alléger un peu l’atmosphère. Il était sur le point de demander quelques précisions supplémentaires sur l’incident lorsqu’un sifflement admiratif retentit, l’interrompant. Il tourna la tête vers celui qui l’avait émis, haussant les sourcils. Emmett observait l’échiquier d’un air ébahi. Edward, ayant visiblement entendu ce qui causait le trouble de son frère, eut l’air stupéfait.


— Non mais regardez-moi ça ! Jasper t’a complètement roulé, Edward !


Le ton était incrédule mais hilare. Carlisle arqua un sourcil, intrigué, et posa les yeux sur l’échiquier laissé à l’abandon. Les pièces étaient figées dans une configuration étrange : mettre mat les pièces restantes était impossible. Peu importe le prochain coup la partie était fichue. Aucun mouvement non délétère à venir pour l'un ou l'autre des joueurs. Le prochain déplacement ne pouvait qu’aboutir à un pat ou sceller la partie sur une égalité forcée. Il plissa les yeux, analysant rapidement la situation. Un Zugzwang réciproque [5]. C’était rarissime. Aucun vainqueur, aucun perdant. Mais comment cela avait-il pu se produire face à Edward ?


Le télépathe fixa un instant l’échiquier en fronçant les sourcils, puis secoua la tête.


— Ce n’est qu’un jeu, Emmett. Et c’est une égalité, inutile d’en faire toute une histoire.


— Un jeu ?! reprit Emmett, gloussant et se tenant les côtes. Depuis que je te connais, tu n’as jamais perdu à un jeu de stratégie. Ce qui est bien normal puisque tu peux tricher en permanence. Tu lisais dans ses pensées et tu as perdu ! Enfin, techniquement, vous avez perdu tous les deux, mais n’importe qui te dira que ça compte comme une victoire pour Jasper. C’est incroyable !


Edward lui jeta un regard noir, mais l’irritation factice qu’il affichait ne suffisait pas à masquer une bonne dose de surprise. Jasper se pencha vers Emmett avec un air de conspirateur, un léger sourire sincère jouant sur ses lèvres, alors que son visage se détendait réellement.


— Je ne suis pas sûr de pouvoir renouveler l’exploit. Il était trop confiant et trop préoccupé par des éléments extérieurs au jeu pour lire correctement mes mouvements de fin de partie. Mais attend que j’apprenne les règles à Alice : elle sera absolument impossible à contrer !


Carlisle observait la scène, les rouages de son esprit en pleine activité. Edward s’était-il laissé distraire ? Était-ce seulement possible de distraire un télépathe au point de lui arracher une égalité aux échecs ?


Un éclat de rire supplémentaire d’Emmett résonna, accompagné d’une légère vague d’euphorie, sans doute le fruit de l’amusement de l’empathe, dont l’expression s’était considérablement éclairée. Carlisle sentit les prémices d’un irrésistible sourire étirer ses lèvres. Jasper avait-il vraiment réussi à manipuler Edward pour qu’il commette une faute de jeu ? Cela semblait hautement improbable, mais Jasper avait apparemment été un stratège hors pair de son temps en tant qu’humain, alors qui sait ? Son talent de manipulation était bien plus subtil qu’il n’y paraissait, peut-être avait-il joué sur la nervosité d’Edward pour lui faire commettre une erreur ? Cette conduite paraissait cependant bien téméraire pour avoir été osée dans le contexte particulier dans lequel s’était déroulé la partie…


Il lorgna de nouveau Edward. C’était théoriquement impossible de battre le garçon aux échecs. Lui-même était un excellent joueur et n’avait plus remporté une partie contre le télépathe depuis 1920, une fois son talent de lecture d'esprit perfectionné. À moins… à moins qu’il n’ait volontairement relâché sa concentration pour détendre l’atmosphère et offrir à Jasper une semi-victoire, après une journée de tension ? Mais si Edward lui avait volontairement concédé l’égalité, l’empathe n’en serait-il pas très conscient du fait de ses propres pouvoirs ?


Les différentes perspectives semblaient improbables. Edward était bon acteur quand il le voulait. Peut-être qu’il s’agissait d’une stratégie élaborée silencieusement par les deux garçons qui se seraient, d’un commun accord, arrangés pour obtenir cette étrange configuration et les surprendre, lui et Emmett…


Il fixa son premier né, cherchant une confirmation dans son regard, mais Edward se contenta de lever les yeux au ciel d’un air faussement exaspéré, un sourire en coin trahissant son amusement.


— Quoi que tu sois en train de penser, Carlisle, c’est faux.


Il y avait une moquerie bien audible dans la phrase. Carlisle répondit par un vague hochement de tête, le doute subsistant toujours. L’ironie dans la voix de son fils trahissait-elle quelque chose ? Ou est-ce lui qui cherchait un signe là où il n’y avait rien ? Ce n’était pas important. Ce qui comptait, c’était que la tension avait cédé place à une légèreté bienvenue.


Jasper, à nouveau assis, de manière plus nonchalante cette fois, fit un bref signe de tête à Edward et lui adressa un sourire paresseux. Il y avait dans le geste un respect teinté de défi. Emmett s’esclaffa encore, et même Carlisle ne put réprimer un léger rire en observant les facéties des trois vampires lui faisant face.


Peu importe qui avait manipulé qui, Carlisle s’autorisa à savourer cet instant de camaraderie paisible. Un moment de quiétude et de complicité, avant la tempête qui ne manquerait pas de se lever.


Il s’installa dans un coin de la pièce et ne put s’empêcher de songer, amusé, qu’il aurait aimé avoir le fin mot de l’histoire. Avait-il été témoin d’une pseudo « défaite » du télépathe, d’un brillant stratagème de l’ancien soldat ou encore d’une curieuse mise en scène ? Jasper et Edward ne paraissaient pas prêts à lâcher d’indice sur l’issue de leur duel. Pas cette fois.


Le rugissement d'un moteur le coupa dans ses réflexions, déchirant le calme de la nuit. Ils entendirent distinctement le son des gravillons crissant dans l’allée. L’accalmie avait été de très courte durée : Esmée et les filles rentraient de leur excursion plus tôt que prévu. Jasper retrouva instantanément sa posture rigide, sur le qui-vive. Edward se figea brusquement et jura dans sa barbe. Son regard prenant une teinte plus sombre, les pensées qui venaient de l’assaillir n’avaient visiblement rien de positif.


— Elles savent. Alice leur a dit et c’est pire que ce que nous avions envisagé.


Il avait lâché sa phrase dans un souffle presque inaudible, visiblement peu désireux que les occupantes de la voiture ne l’entendent. Il ajouta quelques mots, dans un infime murmure.


— Laissez parler Esmée. C’est la seule possibilité que cela ne dégénère pas de manière spectaculaire.


Ils partagèrent tous un regard alarmé, puis l’empathe eut un brusque mouvement involontaire face à la vague d’émotions – apparemment nocives – qui le submergeait. Il avança de quelques pas et laissa échapper un grondement sourd, ses yeux s’assombrissant sensiblement. À peine une seconde plus tard, la porte d’entrée s’ouvrit brutalement comme si elle avait été percutée par une bourrasque. Alice sembla surgir du néant, se matérialisant au milieu de la pièce, dans un souffle d’air. Sans un mot, elle se précipita sur son compagnon et sauta à son cou, tandis qu’il l’engloutissait dans une étreinte féroce et protectrice.


Esmée entra à son tour, les sourcils froncés, son visage inhabituellement sévère. Elle était suivie de près par Rosalie, dont la démarche raide et l’expression glaciale, ne laissaient planer aucun doute sur son humeur. Son regard acéré balaya la pièce, s’arrêtant brièvement sur chaque visage, s’attardant sur celui d’Emmett – qui parut rétrécir sous cette évaluation peu amène – avant de s’ancrer dans celui de Jasper. Échange d’œillades meurtrières de part et d'autre.


Carlisle prit une profonde inspiration et avala son venin dans une déglutition nerveuse.


Zugzwang, en effet.



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Notes :


* Zugzwang signifie « coup contraint » en allemand. Dans une partie d’échecs, cela traduit le moment où tous les coups possibles sont défavorables au joueur dont c’est le tour de jeu : peu importe le mouvement qu’il fera le joueur en Zugzwang est dans une impasse, ne pourra qu’empirer sa situation en déplaçant un pion.


[1] Pour rappel, les passages écrits en italiques et sans guillemets sont les pensées directement adressées à Edward.


[2] On sait que Carlisle a été témoin de « la justice » expéditive des Volturi à plusieurs reprises du temps où il résidait à la Cour, il est précisé que c’est l’un des motifs ayant causé son départ de Volterra : la cruauté dans l’application de la Loi et le manque de respect de la vie sous toutes ses formes.


[3] Forcément, vu l’âge théorique des protagonistes les sanctions de type privation de biens matériels ont un aspect purement symbolique… il me semble me rappeler que Bella fait une réflexion sous forme humoristique à Edward au début de leur relation en lui demandant si Carlisle va ‘le priver de sortie pour avoir dévoilé leur secret à humaine’, Edward lui répond un truc du genre que ‘Carlisle est un mentor et un ami pour eux davantage qu’un père et que c’est parce que c’est parce qu’il est un homme extrêmement sage et honorable qu’ils le laissent prendre la plupart des décisions importantes pour leur famille’. Argumentaire tout à fait logique et admissible… n’empêche que dans le tome 2, Carlisle réagit tout à fait comme un père qui vient de manquer de perdre son enfant quand Edward revient de l’Italie après sa tentative de suicide ratée. Il y a un côté « figure paternelle bénéfique » indéniable chez Carlisle ; je le visualise parfaitement en train de sortir des phrases du style « je ne suis pas en colère, mais déçu » ou de sermonner les enfants Cullen en cas de désobéissance aux règles collectives… Avec Jasper, il est gêné aux entournures dans le sens où la seule mesure efficace qu'il puisse prendre comme sanction/mesure coercitive ait de demander son départ. La "sanction radicale" est la seule qu'il ait sous le coude : pas de demi mesure possible.


[4] J’apprécie toujours autant cette pirouette de Stephanie Meyer pour expliquer les réactions juvéniles/stupides de certains de ses vampires centenaires : c’est en vertu de cette justification que des vampires transformés vers 23/26 ans (Esmée, Tanya, Eleazar, Carlisle, etc...) sont beaucoup plus matures – et moins versatiles – que ceux transformés vers la fin de l'adolescence ou peu après (Edward, Rosalie, Maggie... Alec et Jane, dans le cas extrême).


[5] Il est sans doute utile de préciser que je ne joue pas aux échecs et que je n’ai pas compris grand-chose aux explications autour du « Zugzwang réciproque aboutissant à un match nul » : je trouvais le concept cool à exploiter, mais pas sûre que ce que je décris soit une fin de partie réaliste ^^'


Voilà, voilà, bonne chance à Esmée pour gérer la situation critique au prochain chapitre (qui sera le dernier vraiment centré sur les conséquences de la bévue d’Emmett). À bientôt pour la suite ;)


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