En attendant la pluie

Chapitre 12 : Les joueurs d'échecs - Milieu de partie

5500 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour il y a 5 mois

Avant-propos : comme depuis quelques chapitres, pas de Bêta, je suis la seule responsable des fautes qui traînent ;)

Après beaucoup d’errements et de disputes lors du précédent opus, on retrouve un calme relatif avec ce bon vieux Docteur Cullen… Voilà, la première partie d’un chapitre consacré à Carlisle (personnage que j’aime beaucoup, mais dont il n’est pas vraiment simple de réussir la caractérisation), bonne lecture !  


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Et Emmett n’avait aucun doute que Carlisle allait être furieux. Il ne se faisait pas d’illusions sur le fait que son père adoptif allait bien plus mal réagir à tout ce foutoir avec Jasper qu’aux diverses destructions de biens dont il s’était rendu coupable au fil des années. [...] Il faudrait toute la diplomatie du monde pour convaincre Rosalie de passer l’éponge sur « l’incident ». Edward hocha sombrement la tête à cette dernière pensée. Mais ça ne servait à rien d’y réfléchir maintenant, pour l’instant, il fallait se détendre et essayer de passer une agréable fin d’après-midi entre frères. La vie était belle. [1]


« Je trouve que le théâtre est un lieu de vérité. […] L’erreur de tous les hommes, c’est de ne pas assez croire au théâtre. »

Albert Camus – Introduction à la pièce Caligula.


Le Docteur Cullen était inquiet.


Voilà plus d’une vingtaine de minutes que l’une des jeunes femmes en charge de la réception des communications téléphoniques de l’hôpital était venue le cueillir à la sortie de la salle d’opération pour lui signifier que l’un de ses fils avait appelé plus tôt dans l’après-midi – environ une demi-heure auparavant pour être exact ; ce qui les menait bientôt à une heure écoulée depuis l’événement – et souhaitait qu’il le recontacte dès qu’il aurait terminé son intervention. La fille, nubile à peine sortie de l’adolescence, avait bafouillé des excuses – s’empourprant violemment – quand il lui avait demandé des précisions sur la teneur de l’appel. Miss Dorothy en était seulement à sa seconde semaine de travail et, bien que pleine de bonne volonté, elle manquait visiblement de jugeote : elle n’avait pas songé à poser la moindre question pertinente à son interlocuteur et n’avait donc aucun renseignement à lui fournir ; pas même l’identité du fils qui avait tenté de le joindre.


Carlisle avait soupiré intérieurement, mais avait souri avec indulgence à la jeune fille pour la rassurer ; se disant qu’il aurait plus de plus amples informations dès qu’il pourrait rejoindre son bureau et se servir du téléphone filaire qu’il y avait fait installer à son arrivée en tant que chirurgien pour la petite bourgade. Le vampire anglais n’avait que peu d’exigences en matière salariale – si cela n’avait tenu qu’à lui et n’avait pas risqué d’attirer une attention indésirable, il aurait volontiers soigné les humains sans rétribution d’aucune sorte – mais il avait beaucoup insisté lors des rendez-vous préalables à son embauche, pour bénéficier de cette commodité, encore assez nouvelle : le téléphone était une invention merveilleuse. Il ne se lassait pas de sa praticité et des perspectives qu’elle ouvrait. Une poignée d’années plus tôt, jamais, il n’aurait pu être informé avant son retour chez lui qu’un problème nécessitait son attention sans que quelqu'un ne fasse directement le déplacement pour le lui annoncer.


Une innovation merveilleuse, mais malheureusement parfaitement inutile, lorsqu’on ne pouvait pas en faire usage : sitôt la réceptionniste partie, une obligation impromptue avait pris de court le vieux médecin et il avait dû gérer l’impondérable avant d’être autorisé à rejoindre son bureau. Plus d’une heure depuis le mystérieux coup de fil d’un de ses fils… s’il devait être honnête, cela l’alarmait et il dut se retenir d’accélérer le pas pour courir à un rythme d’immortel jusqu’à la pièce dans laquelle le téléphone était soigneusement parqué. Dans des moments comme celui-ci, maintenir la mascarade humaine était coûteux, même avec autant d’années de pratique que Carlisle.


Il hâtait ses foulées autant qu’il le pouvait sans attirer une attention indésirable ; traversant les couloirs vides en une fraction de secondes quand il était sûr de ne pas avoir de potentiel observateur dans les parages. Il s’en voulait d’anticiper une catastrophe à venir, sans l’ombre d’une preuve allant en ce sens, mais, la vie avec plusieurs vampires lui avait enseigné que les raisons des sollicitations imprévues étaient rarement anodines ou positives : la dernière fois qu’il avait eu un appel de sa famille alors qu’il était en poste à l’hôpital, c’était en 1946. Au travers du combiné, la voix laconique de Rosalie l’avait platement informé qu’il devait démissionner sur le champ et rentrer pour les aider à organiser les modalités d’un déménagement hâtif. Et d’une dissimulation de meurtre. Emmett était tombé sur un adolescent dont le sang avait un attrait irrésistible pour lui. Il l’avait tué à moins deux kilomètres de chez eux, puis, singulièrement bouleversé, était rentré pleurer dans le giron d’Esmée, la suppliant de le pardonner. Il n’y avait aucune possibilité qu’ils restent dans le secteur après cela : ils avaient fait disparaître le corps, fabriqué de fausses preuves pour induire les autorités en erreur – laissant un faisceau d’indices suggérant qu’il s’agissait d’une simple fugue – et avaient pliés bagage les uns après les autres, sous prétexte du départ précipité de Carlisle pour un prestigieux travail à l’étranger. La famille Cullen était en réalité partie s’isoler quelques années dans un village reculé du Nord de l’Angleterre, ayant préféré mettre le maximum de distance entre eux et la scène de crime en séjournant deux ans en Europe [2].


Cet incident avait élevé le nombre de victimes résultant des péchés de Carlisle à 365 : 352 pour le carnage « justicier » d’Edward, 1 mortel accident d’Esmée, 5 assassinats prémédités et 2 « dommages collatéraux » volontaires pour Rosalie, 5 pertes de contrôle d’Emmett.


Les morts qu’engendraient – et continueraient peut-être tôt ou tard à engendrer – ses créations étaient une tache indélébile sur son âme. La culpabilité hantait toujours un recoin de son esprit. Elle ne disparaîtrait jamais tout à fait, quand bien même sa famille s’abstiendrait de tuer jusqu’à la fin des temps. Elle resterait là, tapie dans un coin, se réveillant à chaque fois qu’il croiserait les regards désabusés et remplis de remords d’Edward – quand celui-ci songeait à la sombre période où il avait joué les bourreaux –. À chaque fois qu’il se rappellerait les sanglots bruyants et sans larmes d’Emmett – habituellement rempli de vie et de joie – les cinq occurrences où il avait « fauté ». Le regard vide et le sourire plein de fêlures de Rosalie quand elle était revenue de sa vendetta. Et la douce Esmée – qui n’aurait jamais fait de mal à quiconque si elle avait été en pleine possession de ses moyens – les yeux écarlates, broyée par la douleur et la honte, l’unique fois où elle avait succombé à ses pires instincts. Esmée dont le dégoût d’elle-même et le désespoir auraient pu le consumer, tandis qu’elle s’excusait dans une litanie sans fin pour une hérésie qu’il avait commise.


Carlilse s’estimait responsable de toutes les morts humaines causées par ceux qu’il avait créés. Il ne leur en voulait pas une seconde : il les aurait aimés, même s'ils n'avaient pas embrassé son mode de vie. Il avait fait des choix terribles à leur place. Des choix dont ils devaient indéfiniment payer les conséquences.


S’il avait eu un véritable sens du Bien et du Mal, il n’aurait – pour commencer – sans doute jamais changé Edward en vampire pour rompre avec la solitude. Et, même s’il pouvait s’excuser cette première erreur de jugement, qu’en était-il des autres ? S’il n’avait pas été si désireux de se construire une famille, il n’aurait pas récidivé en transformant Esmée, cette belle mourante pour laquelle il avait éprouvé de tendres sentiments dans un instant de folie. S’il avait ressenti une culpabilité suffisante pour les nombreuses vies prises par Edward dans sa parodie de justice et celle qu’Esmée avait volée, par accident, il se serait arrêté là : il n’aurait pas condamné Rosalie Hale à une existence qu’elle haïssait. Et, s’il ne s’était pas senti si coupable de l’éternel tourment de sa fille adoptive, il n’aurait certainement pas obéi à son injonction de « sauver » Emmett, créant un nouveau-né qu’il se savait physiquement incapable de contrôler. À chaque fois qu’il avait transformé un humain innocent et l’avait entendu se tordre de douleur pendant des jours – consumé par le feu du changement – il s’était promis que c’était la toute dernière fois. Pourtant, il avait fauté, encore et encore : errare humanum est, perseverare diabolicum.


Et Carlisle n’était – la plupart du temps – pas assez honorable pour authentiquement regretter avoir joué à Dieu : la vérité est qu’il adorait la famille « bricolée » qu’il s’était construite sur les dernières décennies. Pour être honnête, il n’y aurait renoncé pour rien au monde. Il avait passé près de trois siècles à fouler la terre sans but, se contentant d’essayer de faire le moins de mal possible à son prochain et de compenser un minimum les vies que ses semblables damnés prenaient en assumant la fonction de médecin. Pas qu’il n’aimait pas sincèrement cette charge qu’il s’était lui-même choisie : devoir résister à l’attrait du sang lui semblait un bien faible coût, si cela pouvait lui permettre d’alléger les souffrances des humains. Et de les sauver, parfois. Ce sacerdoce n’empêchait pas l’isolement de lui peser durement. L’immortalité lui avait, des années durant, laissé une amère sensation de manque à être. Sensation d'un vide existentiel qui l’avait poursuivie, jusqu’à sa rencontre avec Edward Masen.


Peu importe ce qui avait suivi, Carlisle n’avait jamais regretté ce jour d’octobre 1918 [3]. Pas plus qu’il n’avait regretté d’avoir « sauvé » Esmée et de lui avoir rendu un peu d’espoir, alors qu’elle avait tout perdu. Et, en dépit de tous les remords sincères qu’il pouvait éprouver pour la condition à laquelle il avait, contre son gré, condamnée Rosalie ; il ne parvenait pas toujours à se repentir pour l’avoir arrachée aux ténèbres. Pas quand il la voyait sourire à Esmée, et certainement pas lorsque ses yeux brillaient de bonheur et que son visage entier s’adoucissait à la vue d’Emmett. Emmett dont la joie de vivre bruyante était un baume qui les soulageait tous et dont il ne pouvait une minute déplorer la création, malgré ses problèmes de contrôle.


Malgré l’amour et l’indulgence qu’il éprouvait pour sa famille, 365 restait une sinistre ardoise qu’il n’avait aucune hâte de voir s’allonger : chaque mort causée par ceux qu’il avait transformés était une preuve supplémentaire de sa faillite morale et de son égoïsme. De ses échecs. Des ravages qu’il avait provoqué en jouant à Dieu. Il s’était promis qu’il leur offrait une alternative, un avenir. Pourtant, il savait pertinemment les condamner à une éternité de lutte contre leur propre nature. Les mettant face à une kyrielle de dilemmes sans issues, sans qu'ils ne lui aient rien demandé.


La plupart du temps, Carlisle arrivait à faire bonne figure et à taire la honte qu’il ressentait pour les choix iniques qu’il avait volontairement faits. Pour ces quatre personnes qu’il avait sauvées et qu’il aimait de tout son cœur. Pour ses personnes qu’il avait sauvées en les transformant en monstres, leur couvrant au passage les mains de sang. La plupart du temps. À d’autres moments, il s’effondrait dans la solitude de son bureau. Parfois, Esmée restait près de lui des heures, le réconfortant en silence tout le long des insupportables nuits sans sommeil où la culpabilité le tiraillait.


Une liste de 365 victimes en 32 ans, une famille de vampire et un mystérieux coup de fil.


Non, Carlisle n’était pas forcément optimiste sur les motifs sous-jacents à une perturbation de sa routine de travail. L’absence de détails sur l’appel ne faisait que renforcer ses doutes et rajouter à sa circonspection. L’ancien pasteur ne pouvait que prier pour que, cette fois, il n’y ait pas eu mort d’homme et que ce soit son imagination qui s’emballe à tort vers le pire scénario. Quel fils le dérangeait à l’hôpital ? Emmett préférait généralement régler les choses par lui-même, son père adoptif l’imaginait mal songer à le prévenir, même en situation de crise majeure. La perspective que Jasper ait utilisé un téléphone pour le joindre et se soit présenté comme son fils était, au mieux, saugrenue – l’homme n’étant pas encore très au fait de la technologie, Carlisle n’était même pas persuadé qu’il sache se servir d’un appareil du type – et, à moins d’une nécessité absolue, l’ancien soldat ne se serait certainement pas introduit comme le fils d’une personne qu’il avait rencontrée moins d’un mois auparavant.


Restait Edward comme possibilité la plus plausible. Mais cela posait d’autres questions : s’il y avait eu un problème, cela aurait été en principe son épouse qui se serait chargée de le prévenir. Esmée avait-elle un contretemps qui l’empêchait d’être son interlocutrice ? En arrivant enfin à son bureau, Carlisle était tout sauf serein. Il se rongeait les sangs, même s’il ne désirait rien en laisser paraître. Il s’assit sur le haut fauteuil derrière le meuble, écartant le dossier médical traînant dessus et saisit à la hâte l’appareil miracle qui allait – enfin – lui donner des réponses. Il souffla pour retrouver sa contenance, jetant un coup d’œil à l’horloge sur le mur du fond. Plus de cinquante minutes s’étaient égrainées depuis l’appel. Peu importe les raisons derrière la communication, Carlisle ne pouvait qu’espérer qu’il ne s’agisse pas d’une véritable urgence. Quand il fit soigneusement tourner les chiffres sur le cadran du téléphone, il retint un peu une respiration superflue. Le médecin était inutilement tendu, s’impatientant en silence jusqu’à ce que la communication s’établisse.


Après trois sonneries, il y eut l’habituelle friture sur la ligne lors de l’enclenchement de la mise en contact avec le correspondant, puis la voix de son fils « aîné » [4] – le premier qu’il avait condamné à cette vie – retentit.


— Résidence Cullen, je vous écoute.


La voix d’Edward ne paraissait pas spécialement agitée, pas la moindre trace d’urgence ne semblant s’y dévoiler. Rassurant.


— Edward, vous avez cherché à me joindre ? Je n’ai pas pu vous recontacter plus tôt, je suis sorti du bloc il y a peu.


Il y eut un léger soupir à l’autre bout du fil, avant qu’Edward ne reprenne la conversation d’un ton faussement léger. Il semblait à Carlisle pouvoir visualiser, à distance, son fils passer une main nerveuse dans ses cheveux et fixer le vide en fronçant les sourcils.


— Ce n’est rien de grave et tu n’avais pas à te presser. Je suis navré si je t’ai inquiété en appelant à l’hôpital.


À force de vivre des décennies avec la même personne – et ayant dans sa poche des capacités vampiriques – on la connaissait par cœur et pouvait aisément interpréter son état d’esprit à la plus petite inflexion de voix : l’instinct de Carlisle lui soufflait qu’Edward était authentiquement contrarié – plus que son habituelle morosité – et soucieux. Soucieux, pas effrayé ou colérique. C’était une bonne chose : peu importe ce qu’il s’était produit, il y avait de grandes chances que ce ne soit rien d’excessivement tragique. Pas de mort d’homme donc.


— Tu n’as pas à t’excuser. Que puis-je faire pour toi ?


L’hésitation au bout de la ligne dura moins d’une fraction de secondes. Edward était du genre à aller droit au but.


— Esmée, Rose et Alice sont sorties faire les magasins à l’extérieur de la ville. Elles ne devraient pas être rentrées avant un certain temps. Jasper, Emmett et moi, sommes à la maison. Si tu n’as rien de trop urgent à gérer à ton travail, ce serait une bonne chose que tu rentres maintenant. Si tes obligations t’en empêchent, évidemment, ne te préoccupe pas de ma demande et reviens à l’heure habituelle.



C’était pour le moins sibyllin. Carlisle resta un instant interdit face à cette injonction tout ce qu’il y a de paradoxale, décortiquant soigneusement les termes énoncés. Il y avait plusieurs points intéressants dans la formulation : Edward n’avait pas fourni un ersatz d’élément pour justifier son étrange demande ; son fils avait précisé – sans qu’il ait besoin de poser la question – la localisation d’Esmée et de ses filles adoptives. Même sans être au fait de la situation qui requerrait sa présence, savoir que sa femme n’était pas impliquée dans le problème mystérieux qui avait cours le soulageait. Le fait que ses fils se trouvent au domicile et l’y « attendent » visiblement était étonnant. Enfin, s’il n’y avait rien de « trop urgent » à gérer, il n’y avait aucune raison valable pour que Carlisle s’éclipse de son travail en plein milieu de la journée. Dieu sait qu’il y avait suffisamment de jours qu’il était contraint de chômer à cause des conditions météorologiques… même au fin fond du Minnesota le soleil se montrait parfois ! Aucune raison valable : pourtant, c’était clairement ce qu’Edward voulait qu’il fasse, même s’il affirmait le contraire. Lui laissant faussement le choix pour lui suggérer que l’affaire à régler n’était pas dramatique…


Les divers membres de la famille étaient entiers, visiblement, mais peut-être qu’il y avait eu mort d’homme, finalement. C’était en tout cas l’hypothèse la plus solide émergeant dans son esprit à cet instant. Un autre dérapage d’Emmett ? Cela faisait plus de quatre ans que son fils n’avait pas pris de vie ; à son grand soulagement et à celui – encore plus grand – de Carlisle –. Ou, plus probablement, un incident découlant d’une rencontre entre Jasper et un humain ? Ce ne serait, malheureusement, pas étonnant : l’ancien soldat était encore profane dans leur mode de vie. Pour l’instant, l’intégration des deux nomades se déroulait sous d’étonnement bons auspices – Dieu merci ! – mais Carlisle ne se faisait guère d’illusions sur les accidents de parcours à venir. Malgré la bonne volonté apparente de l’empathe, sa capacité à résister durablement à l’appel du sang humain était – de son propre aveu – très faible après près d’un siècle à s’en sustenter à loisir.


Carlisle était toujours inquiet. Ses conjectures ne faisaient pas grand-chose pour le rassurer – au contraire – mais il ne prit pas la peine de poser de questions supplémentaires à Edward : si son fils avait souhaité lui donner davantage de précisions, il l’aurait fait. Il ne pouvait que continuer à spéculer. S’il voulait être fixé, il devait vite rentrer chez lui pour constater de quoi il retournait.


— Très bien. Je serai là d’ici un quart d’heure.


Un quart d’heure en quittant son poste de manière très cavalière et en ignorant les règles les plus élémentaires régissant la circulation de véhicules au sein de l’état du Minnesota. Dès qu’il eut raccroché, Carlisle passa un autre appel, informant qu’il devait, séance tenante, quitter l’hôpital, ayant un aléa personnel requérant son attention immédiate. Le directeur l’excusa de bonne grâce : malgré quelques absences impromptues en journée, il était le chirurgien aguerri acceptant le plus volontiers les gardes de nuit [5] ; ce qui en faisait un irremplaçable membre du personnel pour l’administrateur des lieux.


Quelques minutes plus tard, Carlisle était installé au volant de sa berline et faisait fi de toutes les limitations de vitesse. Il surveillait du coin de l’œil qu’aucun membre de la maréchaussée, en patrouille sur les trottoirs, ne puisse assister à ses écarts de conduite. Perdu dans ses pensées, il slalomait habilement entre les voitures, espérant que les autres conducteurs n’aient pas le temps d’identifier le véhicule du chauffard comme étant celui de l’un des médecins de la bourgade. Il n’aimait pas attirer l’attention – la beauté surnaturelle de la famille était à elle seule l’objet de suffisamment de commérages sans que les Cullen ne donnent de motifs supplémentaires de calomnies au voisinage – et était peu à l’aise avec son choix de pousser sa voiture à pleine vitesse. Contrairement à Rosalie et Edward, il n’était pas friand de ce type de conduite sportive : il détestait louvoyer, préférant de loin se conformer aux lois humaines. Il ne faisait une exception que parce qu’il était toujours relativement tendu, pressé de regagner son domicile depuis son échange lapidaire avec Edward. Moins d’une dizaine de minutes plus tard, il approchait de l’entrée du domaine. La bâtisse déjà en vue.


Carlisle coupa le contact et gara sa voiture dans l’allée centrale. Il renifla, vérifiant machinalement que ses vêtements n’étaient pas imprégnés par une odeur résiduelle de sang humain. Il était, après tout, parti à la hâte. Bien sûr, quand il opérait, il portait une tenue de bloc complète et respectait tous les protocoles en place, mais lorsqu’il était en consultation, il portait une simple blouse par dessus ses vêtements de ville. S’il auscultait des humains présentant des plaies, quelques senteurs volatiles pouvaient s’accrocher à lui. Bien que le contrôle face à la soif de Rosalie et Edward égalât quasiment le sien, il ne voulait pas inutilement mettre en difficulté Emmett et Esmée pour qui les odeurs de sang humain s’avéraient parfois encore un peu trop tentantes. Déjà, à l’habituel, il prenait toujours garde à ne pas ramener d’effluves pour le confort du reste de sa famille, mais la présence récente d’Alice et – surtout – de Jasper l’obligeait à redoubler de vigilance sur le sujet : il ne voulait rien faire qui puisse nuire à leurs récents invités. Il ne s’agissait plus d’une simple précaution, mais d’une nécessité. Il sortit du véhicule, soufflant quelques secondes et se concentrant pour essayer de retrouver sa paix intérieure. S’il y avait une situation tendue qui l’attendait, il fallait qu’il soit dans ses meilleures dispositions pour la gérer.


À cette distance, son ouïe vampirique était parfaitement à même de percevoir les bruits provenant de l’intérieur du manoir. De la même façon, les occupants de la demeure ne pouvaient ignorer qu’il était en approche ; il capta quelques bribes de discussions dévoilant que son arrivée imminente déclenchait une certaine agitation.


— Essaie de te détendre, mon gars ! Si tu continues à projeter tes émotions comme ça, tu vas le rendre anxieux dès qu’il aura franchi la porte.


La voix, forte et amusée d’Emmett, comportait une bonne dose de sollicitude. Projeter ses émotions… Comme Carlisle l’avait présupposé, c’était bien le nouvel ajout de leur famille qui avait un problème. Ou en avait causé un. Avec une bonne dose de fatalisme, le médecin s’imaginait déjà l’homme, blême, tendu, les yeux rouges et suintant la culpabilité.


La pensée lui retournait un peu l’estomac : un vampire « empathique » était une chose aberrante. Jamais Carlisle n’aurait pensé qu’une créature de ce type puisse exister. Encore moins avoir vécu des décennies en zone de guerre, sans perdre complètement l’esprit. Pauvre garçon. Jasper aurait sans doute détesté qu’il le prenne en pitié – il semblait avoir pas mal d’orgueil mâtiné de dégoût de lui-même… mélange détonant qui lui rappelait Edward à certains égards – mais Carlisle ne pouvait s’empêcher de le plaindre. Sincèrement. Peu importe le nombre de meurtres dont il s’était rendu coupable – et ceux qu’il commettrait à l’avenir –, le fait qu’il ait ressenti une souffrance viscérale à chacun d’eux avait quelque chose de glaçant. Drôle de fatalité.


— Moi qui croyais avoir trouvé un adversaire presque à ma mesure. Si tu ne fais pas plus attention à ce que tu fais, autant déclarer forfait dès maintenant…


Le ton d’Edward était léger et comportait une bonne dose d’ironie. Carlisle pouvait imaginer son sourire en coin.


— Es-tu sûr que je suis inattentif ? La partie continue. À moins que tu ne souhaites déclarer forfait…


L’accent traînant de Jasper résonna. La phrase avait beau être prononcée avec flegme, se référant à ce qu’Emmett avait dévoilé quelques fractions de secondes plus tôt, il était certain que l’émotion était feinte. Un malaise planant derrière les mots insouciants.


Une partie ? Par le ciel, de quoi était-il question ?


Carlisle monta à un rythme humain les quelques marches menant au seuil du manoir. Interrogatif sur ce qu’il allait réellement trouver dans sa demeure, mais ne voulant pas montrer son trouble en se précipitant. Son pas mesuré traduisait un calme apparent. Ou plutôt d’apparat.

Il poussa fermement la porte, la franchit et traversa le hall. Il leva un sourcil interloqué en pénétrant dans la pièce à vivre.


Edward était assis derrière la lourde table boisée de la salle à manger, penché sur le plateau d’un échiquier, un sourire sardonique vissé aux lèvres. Il était en train de disputer une partie avec Jasper, sous le regard amusé d’Emmett. Carlisle ne savait pas à quoi il s’était exactement attendu sur le chemin du retour, mais ce n’était certainement pas à cette scène.


Il jeta un coup d’œil oblique à Jasper et eut l’heureuse surprise de constater que les yeux de ce dernier avaient toujours la même teinte ocre que celle de ses cheveux. Pas de malheureuse victime humaine ni de déménagement en urgence en perspective. C’était un véritable soulagement.


Cependant, cela ne donnait pas la moindre indication supplémentaire à Carlisle sur le pourquoi Edward – qui n’était ni coutumier des caprices, ni des excentricités – l’avait ainsi arraché à son travail. Il y avait – de manière évidente – quelque chose qui ne tournait pas rond, mais quoi ? Le médecin resta coi, immobile dans l’encadrement de la porte, étudiant le profil de Jasper.


Ce dernier gardait une posture rigide, presque martiale, incroyablement droit face à l’échiquier et n’esquissait pas un mouvement dans sa direction. Il semblait avoir été statufié sur place. Il fut néanmoins le premier à reconnaître sa présence dans la pièce, élevant à peine la voix.


— Monsieur.


Eh bien, c’était froid. Le timbre de l’ancien soldat était aussi doux qu’à habituel, mais quelque chose dans son attitude hérissait les instincts de Carlisle dans le mauvais sens. L’atmosphère était plus lourde qu’il n’y paraissait, une tension palpable flottant dans l’air.


— Jasper.


Il inclina machinalement la tête pour répondre à la salutation laconique, même si l’homme n’avait toujours pas levé les yeux de l’échiquier face à lui. Il reçut un infime et raide retour.


— Tu as été vite pour rentrer !


L’exclamation enthousiaste venait d’Emmett – qui se leva subitement d’un bond, pour l'accueillir – comme s’il venait tout juste de remarquer son arrivée. Edward – qui avait requis sa présence – n’avait toujours pas fait un geste dans sa direction. À quelle comédie jouaient-ils tous ?


Carlisle adressa un sourire un peu crispé à son enfant le plus tapageur, puis laissa de nouveau ses yeux dériver vers les deux joueurs d’échecs. Il y avait visiblement un enjeu lui échappant dans ce qui se déroulait sous ses yeux. Un jeu de dupes.


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Notes :


* Le titre du chapitre fait référence au roman « Le Joueur d’échecs » de Stephan Zweig et à la pièce « Fin de partie » de Samuel Beckett.


[1] On revient à quelques paragraphes tronqués du chapitre 9 pour se remettre dans le bain de la partie de chasse ayant dégénéré à cause d’une indélicatesse d’Emmett ;)


[2] On sait que les Cullen ont séjourné quelques mois en Europe – même si l’événement n’est pas vraiment daté – après que Rosalie et Emmett soient revenus de leur long voyage de noces et avant que Jasper et Alice débarquent. Je me dis qu’entre les assassinats perpétrés par Edward entre 1928 et 1931, ceux de Rosalie à Rochester en 33 et les accidents d’Esmée et Emmett, Carlisle aurait pu – au dernier incident en date – penser que c’était bien de s’éloigner des États-Unis… d’autant qu’ils avaient à ce stade rencontré les Quileutes et ratifié un traité leur interdisant de tuer des humains.


[3] Les informations canoniquement données autour de la mort d’Edward se contredisent pas mal. Je sais que S. Meyer situe sa mort en septembre, mais il est également dit que son père « Monsieur Masen » était mort un mois avant lui de la « même maladie », or les premiers cas mortels de grippe espagnole dans la région de Boston n’ont été recensés qu’à la mi-septembre. Il est également dit que Carlisle l’a transformé au plus fort de l’épidémie à Chicago : ce n’est peut-être qu’un détail, mais il me semble beaucoup logique qu’il soit mort fin octobre, durant la fin de la seconde vague.


[4] J’ai toujours du mal à considérer qui est supposé être l’aîné, le cadet, le benjamin dans les enfants Cullen : Edward est « le premier fils » à avoir été transformé – donc un peu le premier-né de Carlisle – mais c’est également le plus jeune au niveau de l’âge chronologique (17 ans, là où Emmett et Jasper avaient respectivement 20 et 19 ans révolus) et les vampires ne prenant que peu en maturité… :p


[5] L’arrivée d’Alice règle pas mal ce souci logistique puisqu’elle peut prédire de manière fiable la météo, mais avant ça, je ne vois pas trop comment les Cullen s’en sortaient. Leurs interactions sociales avec les humains en journée étaient une énorme prise de risque, une percée imprévue et trop violente du soleil pouvant exposer leur aspect « vampire boule à facettes » à tout moment. Pour limiter les risques et pouvoir être un minimum assidu à son travail, je me dis que Carlisle devait être « trop heureux » d’assurer le maximum possible de service nocturne à l’hôpital ;)


À très bientôt pour la suite, qui est déjà écrite – sans rire, il n’y a plus que les notes de fin à rédiger :p.– et sera très prochainement publiée. Pour info, le chapitre suivant sera la suite « directe » de celui-ci : il s’agissait à l’origine d’un long chapitre que j’ai scindé en deux pour qu’il soit un peu plus digeste (je m’étais vraiment pas mal étalée sur le dernier chapitre consacré à Rosalie, je ne voulais pas refaire la même chose avec celui-ci) ^^’’


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