Elisha Lee, récit d'une aventure parallèle

Chapitre 2 : Flash-back : rencontre avec Tobie

2722 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 10/11/2016 03:12

Ce jour-là, Elisha récoltait les œufs des cochenilles. Le printemps était la saison qui demandait le plus de travail aux Lee, et Isha ne pouvait plus se passer de l'aide de sa fille. À seulement sept ans, elle connaissait déjà tout sur la manière d'exploiter leur élevage et pouvait presque s'en occuper seule.

Après ce travail très salissant, elle adorait se baigner dans le grand lac, tout près de leur maison. Il fallait plus d'une heure pour le traverser à la nage ! Personne à part elle et sa mère ne connaissait son existence, ce qui le rendait d'autant plus attrayant. Quand le soleil commença à décliner, elle prévint Isha et y courut à toute vitesse. C'était à cette heure-ci, quand la lumière du soir miroitait à la surface, qu'il était le plus beau.

En arrivant au bord, elle ralentit le pas pour mieux admirer le paysage. Pas une ride ne venait troubler les reflets des nuages orangés, même ses habitants minuscules respectaient sa beauté. Près de la rive opposée, un bout de brindille flottait silencieusement. Il avait une forme bizarre d'ailleurs, comme s'il avait des bras et des jambes … En y regardant de plus près, Elisha vit que c'était exactement ça : des bras et des jambes, et même une tête ! Le garçon avait le regard perdu dans les cieux et ne semblait pas l'avoir remarquée. Ce devait sûrement être le petit Lolness dont Vigor lui avait parlé. D'après lui, Tobie correspondait parfaitement à la jeune fille et posait autant de questions qu'elle. Le vieux n'avait pas voulu en parler d'avantage de peur de gâcher la première rencontre des deux enfants. D'après lui, les commérages ne pouvaient créer que des malentendus ou des faux espoirs.

Mais comment Tobie avait-il atterri ici ? Elle s'approcha doucement du bord et s'assit sur un copeau de bois à côté de ses vêtements.

  • C'est beau, dit-elle enfin, curieuse de sa réaction.

  • Oui, répondit Tobie, c'est beau.

  • C'est beau …

  • Oui, je ne connais rien comme ça.

Elisha riait intérieurement tout en affichant un sourire mystérieux. Il était tellement perdu dans ses pensées qu'il lui répondait comme si de rien n'était. Il finit tout de même par réaliser qu'il n'était pas seul et se retourna, la tête hors de l'eau. Ses cheveux châtains aplatis sur son crâne lui donnaient un air plutôt comique, accentué par ses grands yeux écarquillés. Les deux enfants s'observèrent en silence un long moment avant qu'Elisha ne reprenne la parole.

  • Il n'y a qu'un seul autre endroit qui est aussi beau.

  • C'est loin ? demanda Tobie.

Elle se tut, surprise par sa réponse. À sa place, c'est exactement ce qu'elle aurait demandé... Une nouvelle question la sortit de ses réflexions.

  • Tu es la petite Lee ?

  • Je m'appelle Elisha.

  • Je cherche la petite Lee.

Ainsi, chacun connaissait l'existence de l'autre mais leur rencontre était le fruit d'un pur hasard. Elle sourit de cette coïncidence.

  • Qui t'en as parlé ?

  • Le vieux Tornett.

  • Tu vas avoir froid.

  • Oui, dit Tobie en grelottant.

  • Tu devrais sortir.

  • Oui.

  • Tu vas être malade.

  • Oui, répéta Tobie.

  • Alors, sors ! lança-t-elle en criant et en riant à la fois.1

Pendant qu'il marchait maladroitement jusqu'à ses vêtements et se rhabillait, elle contempla le ciel. Il commençait déjà à prendre les teintes bleu foncé de la nuit et sans soleil, il faisait nettement plus frais. Une fois emmitouflé dans ses habits, il lui dit simplement qu'il ne savait pas comment rentrer chez lui. Elle lui montrerait le chemin le lendemain matin mais, en attendant, il allait venir se réchauffer près du feu. Après quelques marmonnements de Tobie sur ses parents qui l'attendaient, Elisha s'engagea sur le sentier et il la suivit, quelques pas en retrait.

 

Après quelques minutes de marche, ils arrivèrent au pied de la petite côte avant la maison. Elisha laissa Tobie en bas de la pente et courut prévenir sa mère. Elle lui expliqua la situation à toute vitesse et toujours essouflée. Isha perçut l'excitation de sa fille mais ne comprit pas un traître mot de ce qu'elle bredouillait et dût la prier de recommencer depuis le début. La seconde explication fut plus intelligible et elle accepta immédiatement d'héberger le nouvel ami de sa fille pour la nuit.

Elisha appela Tobie par de grands signes de bras et il la rejoignit en quelques foulées. Il avait l'air tout intimidé et n'osait pas vraiment franchir le pas de la porte. Elisha le tira par la main en se moquant gentiment de sa gêne. Isha se présenta et le nouvel arrivant sembla complètement perdu, ce qui amusa beaucoup Elisha. Il faut admettre qu'avec ses nattes Isha ne faisait vraiment pas son âge.

La chance souriait à Tobie car le repas de ce soir-là était les fameuses crêpes au miel. Après ses longues heures d'errance, il mourrait de faim et dévora ce qu'il y avait dans son assiette en un instant. Pendant que sa mère le resservait généreusement, Elisha en profita pour l'observer plus attentivement.

Il n'était pas très grand pour son âge mais avait déjà l'air agile et costaud, ce qui était plutôt surprenant pour un enfant des Cimes. Ses joues légèrement roses lui donnaient un air innocent qui contrastait avec ses yeux malicieux et son sourire espiègle. De plus, les nombreuses cicatrices et éraflures sur ses membres indiquaient que comme son hôte, il adorait explorer. En le regardant engloutir une énième crêpe, Elisha conclut que Vigor avait raison et qu'ils s'entendraient parfaitement bien.

Enfin rassasié, Tobie s'essuya le menton et sourit de toutes ses dents aux Lee. La discussion fut très animée et entrecoupée de joyeux éclats de rires. Le nouvel arrivant parla longuement des recherches de son père, Sim Lolness, le plus grand savant de l'arbre. Sim s'intéressait à toute forme de vie et écrivait des dizaines de traités passionnants. Tobie avait appris à lire et à écrire avec ses textes et les connaissait donc très bien. Il expliqua à ses deux interlocutrices la vie des coccinelles et la formation des bourgeons, la construction des ruches par les abeilles … Sa conférence était ponctuée d'imitations plus ou moins bien réalisées, celles-là même à l'origine de leur accès d'hilarité. S'ensuivit un concours de pirouettes entre les deux enfants qui chargèrent Isha de les juger. Malgré toute sa bonne volonté, elle fut incapable de désigner un vainqueur. La compétition dégénéra en bataille de chatouilles où Tobie et Elisha s'unirent contre Isha. Ils finirent tous trois haletant en tas près du feu, épuisés par la soirée et les abdominaux douloureux.

Les nouveaux amis rampèrent derrière les rideaux pour s'allonger sur des matelas jaunes et rouges tandis qu'Isha finissait de ranger le dîner. Elisha demanda des précisions à Tobie sur la coccinelle à quatorze points qui la fascinait particulièrement. Ils discutèrent un long moment jusqu'à ce que leur voisine de rideau les prie de bien vouloir se taire et dormir.

Le garçon s'endormit en un instant, mais Elisha était bien trop excitée pour suivre son exemple. Enfin, elle allait avoir un ami de son âge ! Quelle chance qu'il se soit perdu, sinon ils n'auraient bien pu ne jamais se rencontrer … La petite fille s'imaginait déjà toutes les choses qu'ils pourraient faire ensemble et tous les endroits qu'elle aimerait lui montrer. Que d'aventures en perspective ! Le sommeil la rattrapa au point du jour et son sourire ne quitta pas ses lèvres.

 

Le lendemain, ils prirent un solide petit-déjeuner avant de se mettre en route pour Onessa, la maison de Tobie. Elisha avait décidé de l'accompagner et sa mère avait accepté à condition qu'elle rentre avant la nuit. En marchant d'un bon pas, ils devraient mettre quatre grosses heures.

Elisha portait sa robe verte et pas de chaussures, une tenue plutôt saugrenue pour partir en vadrouille. Tobie s'en étonna et s'abstint cependant de le relever car il était un peu intimidé. Il se contenta de la suivre sur le sentier qui le ramènerait auprès de ses parents. Elisha avançait à la vitesse d'une fourmi guerrière, un rythme difficile à tenir pour Tobie. Au bout d'une heure harassante, ils s'assirent au bord d'une brindille, les pieds dans le vide.

  • Vous vivez près de la grande frontière... Vous n'avez pas peur des Pelés ? hasarda Tobie.

En fait, il n'y connaissait rien, il avait juste entendu deux éleveurs en parler. Les Pelés vivaient dans la prairie au pied de l'Arbre et de nombreuses légendes circulaient à leur sujet. On disait qu'ils capturaient les troupeaux et tuaient les aventuriers, comme le malheureux El Blue, le père du tyran Léo Blue. La fortune de Jo Mitch se basait en grande partie sur la crainte de ces étrangers. En insistant sur le danger qu'ils représentaient pour la sécurité des habitants du grand chêne, il obtenait des contrats de constructions de fortifications et des commandes de cités de bienvenues en hauteur, pour s'éloigner des sauvages. En réalité, très peu de gens savaient à quoi ces Pelés ressemblaient vraiment. Rares étaient ceux qui connaissaient l'origine de leur nom, qui venait de l'argile qu'ils s'étalaient sur le corps après la saison des pluies.

  • Tu sais, il ne faut pas écouter les rumeurs , répondit Elisha d'un air pensif. On ferait mieux de se remettre en route.

 

La discussion était close, elle ne voulait apparemment pas en parler. Son compagnon cependant fut très intrigué par sa réponse vague. Il se promit d'essayer de revenir sur le sujet une fois qu'ils se connaîtraient un peu mieux.

Lorsqu'ils arrivèrent enfin à Onessa, Elisha déclina l'invitation du garçon à entrer pour rencontrer ses parents et fila après un bref au revoir.

 

La question de Tobie sur le peuple des herbes avait secoué la petite fille. Le jour de ses cinq ans, Isha lui avait expliqué qu'elle entendrait sûrement des vilaines personnes parler méchamment des Pelés, mais qu'il ne fallait en aucun cas croire ce qu'elles racontaient. Puis elle lui avait avoué sous le sceau du secret qu'avant d'habiter dans les Basses-Branches, elle vivait elle aussi parmi les hautes herbes de la prairie. Les yeux de sa fille s'étaient arrondis comme deux billes. Sa maman venait de cette grande étendue verte qu'on voyait onduler sous la force du vent ! Elle aurait voulu lui poser mille questions sur les légendaires grenouilles ou la neige qui recouvrait tout en hiver. Le soir-même, Isha avait tracé une ligne bleue à l'encre de chenille sur la plante du pied droit de sa fille, le signe de reconnaissance des Pelés. Elle lui promit qu'elle lui raconterait l'histoire en entier quand elle serait suffisamment âgée pour la comprendre et que, quand le temps serait venu, elles iraient retrouver les leurs. Depuis ce jour, Isha n'avait plus jamais abordé le sujet bien qu'Elisha ait tenté de l'interroger.

 

Sur le chemin du retour, Elisha décida de remettre le sujet sur la table dès son arrivée. Peut-être qu'en prenant sa mère au dépourvu elle obtiendrait enfin de véritables réponses. Isha préparait le dîner quand sa fille débarqua tout feu tout flamme dans la maison.

  • Ca sent super bon ! minauda Elisha. Qu'est-ce que tu cuisines ?

  • Des champignons poêlés, répondit sa mère l'air suspicieux. Tu as fait bonne route ?

  • Très bonne … Dis, maman, je peux te poser une question ?

  • Hmmm ?

  • Ils mangent quoi ceux qui habitent dans la prairie ?

  • Ah non Elisha, tu vas pas recommencer avec ça ! Je t'ai promis que je te dirai tout quand tu serai assez grande pour comprendre. Est-ce qu'à ton avis, on est grande quand on a sept ans ? La réponse est non, bien entendu.

  • Mais …

  • Arrête d'insister, j'ai dit non, interrompit Isha.

  • Mais je comprend pas pourquoi tu veux pas ! bougonna Elisha. Je te demande juste de quoi ils se nourrissent, tu peux me répondre quand même !

  • Oui, et après tu vas me poser mille autres questions et tu ne me laisseras jamais tranquille. Le seul moyen de satisfaire ta curiosité est de tout te raconter de A à Z, mais moi seule déciderai quand le moment sera venu.

  • Mais je …

  • Inutile d'essayer encore Elisha, ça ne t'avancera à rien et ça va me mettre de mauvaise humeur.

  • Pourtant tu …

  • Si tu continues tu es privée de dîner. Et si tu continues quand même, je me fâche très fort. Compris ?

  • Je …

  • Compris ?

  • Oui maman.

 

Quelle frustration pour une petite fille de sept ans ! A la suite de l'interrogatoire échoué, elle bouda pendant trois jours en espérant que sa mère s'attendrirait et finirait par craquer. Une fois de plus, Elisha s'était mis le doigt dans l'oeil car Isha ne montra pas le moindre signe de pitié envers sa fille. Elle finit par abandonner à contre-coeur et garda ses questions pour « plus tard ». Restait à savoir ce que cela signifiait.

1FOMBELLE Timothée de, Tobie Lolness, Paris, Gallimard Jeunesse, 2008, pp. 46-48.

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