Elisha Lee, récit d'une aventure parallèle

Elisha contemplait les parois d'écorce couvertes de peinture rouge et noire. Une magnifique fleur côtoyait un oiseau en plein essor, des paysages inconnus, des insectes imaginaires ou encore le portrait grandeur nature d'une jeune fille accroupie, dont les cheveux brun foncé encadraient un visage pâle et curieusement plat. Elle fit lentement courir ses mains le long des murs rugueux, observant chaque petit détail. Ces peintures, pourtant d'une couleur sombre, la remplissaient de joie et d'espoir. Après s'être attardée sur chaque œuvre, la jeune fille se retrouva à nouveau face à son portrait. Ses yeux verts semblaient vouloir dire : tu ne me connais pas et tu ne me connaîtras jamais. Pourtant, celui qui l'avait peint la connaissait mieux qu'elle-même.

Une larme roula sur la joue d'Elisha, qui la sécha hâtivement et s'interdit de pleurer. Tellement de souvenirs resurgissaient, des bons comme des mauvais. Elle ramassa une coquille rouge légèrement translucide posée à ses pieds et l'enfonça d'une main tremblante dans la pupille de l’œil droit du dessin. Avant de sortir d'un pas décidé, elle jeta un dernier coup d’œil aux parois, ignorant si elle devait jamais les revoir un jour.

L'air frais vint lui fouetter le visage, elle respira à plein poumons. En plissant les yeux, elle réussit à distinguer les feux de camp des soldats. Elle ignorait ce que ces brutes venaient faire par là, mais leur proximité n'annonçait rien de bon pour la suite. Elle regarda le ciel et lui adressa une prière silencieuse. Pour retrouver la terre ferme, il fallait descendre une paroi raide d'au moins cinquante millimètres de haut. Les arrêtes d'écorce vous coupaient les doigts et les nuages qui cachaient le peu de lumière lunaire n'arrangeaient rien.

Arrivée en bas, la jeune fille en nage souffla un instant et partit en courant le long du grand lac en direction de sa maison. Du haut de ses un millimètre et demi, elle filait sous les étoiles. Sa chemise de nuit blanche lui donnait un air irréel. Un vent froid soufflait et les feuilles jaunissaient, un automne comme un autre dans l'arbre.

Dans les Basses-Branches, on pourrait dire que l'automne n'est pas une saison, mais une sorte de vieil ami qui ne s'absenterait que pour laisser place à l'hiver. La région humide était quasiment déserte, habitée seulement par quelques familles et moucheurs de larves. Les habitants des Cimes la décriraient comme un véritable enfer, mais pour Elisha, c'était un paradis. Les branches noueuses formaient un labyrinthe qu'elle adorait explorer. Surtout avec Tobie. Non, il ne faut pas penser à Tobie. Pas encore.

Elisha secoua la tête et revint à la réalité. Elle haletait devant la porte de la petite bicoque incrustée dans l'écorce d'où s'échappait une bonne odeur de miel. La lumière du feu jetait des ombres dansantes sur le rideau qui couvrait l'unique fenêtre.

Elle poussa le battant et vit sa mère agenouillée près de la cheminée. Elle la regarda tendrement. Isha avait la même couleur de peau et la même physionomie que sa fille ; la seule chose qu'elles ne partageaient pas étaient leurs yeux.

Isha Lee rayonnait. Personne ne connaissait son histoire, mais tous ses voisins l'aidaient et l'acceptaient comme l'une des leurs. Sa gentillesse naturelle et ses talents de guérisseuse lui avaient même permis d'acquérir un certain respect dans toutes les Basses-Branches. Les femmes venaient lui demander conseil pendant que leurs maris attendaient dehors, intimidés par sa beauté.

Pourtant, il fut un temps où la vie n'était pas si clémente envers elle. Durant les premiers mois après la naissance d'Elisha, elle avait dû se débrouiller seule dans son petit trou d'écorce avant d'oser s'aventurer plus loin. Elle préférait ne plus penser à cette période terriblement dure.

Un gros tas de crêpes au miel fumant attendait donc Elisha au pied de son lit. Rien de tel pour guérir un chagrin. Isha avait toujours su comment se comporter avec elle. La jeune fille mangea en silence en contemplant le feu d'un air fasciné. Malgré la maturité dont elle pouvait faire preuve, son jeune âge finissait toujours par resurgir.

Après avoir consciencieusement léché chaque goutte de miel sur son assiette, elle embrassa sa mère sur la joue, se glissa dans son lit et s'endormit aussitôt.

Cette nuit là, elle rêva qu'un affreux roi la retenait prisonnière dans un château de neige perché au bout d'un rameau abandonné. À la moindre brise, la bâtisse risquait de tomber pour venir s'écraser des dizaines de centimètres plus bas. Elisha pouvait s'échapper, mais il fallait d'abord trouver la sortie. Elle errait désespérée dans les grandes pièces froides, parfois rejointe par son ravisseur qui ressemblait étrangement au tyran de l'arbre, Léo Blue. Heureusement, dans son rêve, Tobie n'avait pas disparu et allait sûrement venir à son secours. Au moment où elle entendait des bruits de bagarre prometteurs sous une des nombreuses fenêtres, elle sentit que quelqu'un essayait de l'arracher au sommeil. Elle tenta de résister mais les violentes secousses eurent raison d'elle.

Elle ouvrit les yeux avec réticence pour voir Isha s'activer fébrilement dans la pièce. Ses habits soigneusement pliés furent jetés hâtivement dans un grand sac en toile, avec le reste de ses affaires et quelques vivres.

«Ils arrivent», dit simplement sa mère. Elisha comprit que les soldats qu'elle avait vus plus tôt cette nuit-là devaient patrouiller avec l'ordre de saccager toutes les habitations de la région, elle se leva rapidement et se mit à son tour à emballer les choses essentielles. Cette violence gratuite lui donnait envie de hurler et d'aller dire en personne à ce sale Léo Blue ce qu'elle pensait de ses méthodes.

Sur ces mauvaises pensées, les Lee se faufilèrent par la porte avec l'intention de trouver une cachette dans les environs afin d'y passer le reste de la nuit. Leur plan fut malheureusement compromis à l'instant où Isha tomba nez à nez avec un homme qui puait l'alcool de noix et n'avait pas l'air très futé. Derrière lui se tenaient quatre soldats débraillés qui les fixaient avec des yeux vides.

Leur chef présumé s'apprêtait à prononcer quelque méchanceté quand un grand bruit retentit à une dizaine de millimètres de la maison. La troupe se retourna comme un seul homme, cherchant des yeux le responsable. Cette diversion permit à Elisha et sa mère de faire quelques pas sur le côté, vite coupées par un soldat un peu plus vif que ses compagnons. Oubliant le mystérieux son, le chef s'avança vers les deux femmes d'un air menaçant. Un nouveau bruit déchira le calme nocturne, cette fois plus proche du groupe.

Des bruissements et des chuchotements suivirent, se rapprochant rapidement. Dans cette nuit noire, distinguer quoi que ce soit était impossible. Soudain, ce fut le silence. Les soldats se regardaient anxieusement tout en pénétrant en marche arrière dans la petite maison, abandonnant Isha et sa fille dehors, pas plus rassurées que leurs agresseurs. Elles tentèrent à leur tour de se replier à l'intérieur, mais les lâches bloquaient la porte. Deux silhouettes surgirent subitement d'un tas de bois et s'avancèrent vers elles d'un pas lent. Elisha était bien décidé à se battre s'il le fallait et brandissait un bout de brindille comme une épée. À ses côtés, Isha avait enlevé une chaussure et se voyait déjà fracasser la tête des assaillants avec, comme elle l'aurait fait avec un gourdin.

Enfin, les silhouettes furent assez proches pour permettre aux combattantes de voir leurs traits. Deux grand sourires apparurent sur les visages de ces dernières quand elles réalisèrent que les hommes n'étaient autre que les garçons Asseldor.

La famille Asseldor habitait à quelques heures de marche et aurait facilement gagné le prix du foyer le plus accueillant. On pouvait arriver épuisé à l'heure du dîner et, sans même s'être annoncé, partager leur délicieux repas.

Les parents avaient appris à leurs cinq enfants à jouer de tous les instruments connus dans l'arbre et chaque soir rires et mélodies retentissaient à des centimètres à la ronde. La joie régnait dans ce petit paradis à la frontière des Basses-Branches.

Il est maintenant aisé d'imaginer le soulagement que ressentirent les Lee en voyant apparaître les deux fils aînés, Mô et Milo, qui leur firent comprendre par gestes qu'ils s'étaient inquiétés en voyant la direction que prenait la troupe.

Ils leur firent signe de rester silencieuses et placèrent d'imposants morceaux d'écorce en travers de la porte et de la fenêtre de la maison. Le temps que les soldats se rendent comptent de leur situation, la dernière planche avait été fixée, les emmurant complètement.

Satisfaits, les garçons se tournèrent vers Elisha, qui devint toute rouge puis finit par exploser de rire en entendant les cris impuissants des prisonniers. Sa mère la regarda d'abord incrédule avant de piquer à son tour un fou rire nerveux. Les frères furent à leur tour contaminés par cet accès de joie et se tapaient les cuisses, rouges comme le dos d'une coccinelle.

La nuit laissait peu à peu place à l'aube tandis que les quatre silhouettes solitaires tentaient de reprendre leur souffle. Mô, le coin des lèvres encore frémissant, rappela le danger qu'ils couraient avant de s'engager dans le sentier qui remontaient le long de la falaise, les autres le suivirent sans poser de questions. Toute trace de gaieté avait bientôt déserté leurs visages, remplacée par des rides d'inquiétude. Isha ne quittait pas sa fille des yeux, comme si elle s'attendait à la voir s'évaporer et les frères Asseldor restaient aux aguets, tournant la tête au moindre craquement. Une couleur orange chassait le noir dans le ciel et l'air se remplissait de centaines de bruits. L'arbre se réveillait.

Même une veuve noire sur sa toile n'aurait pu se déplacer plus silencieusement que le petit groupe qui longeait l'à-pic au bord du lac. Parvenus en haut, ils s'arrêtèrent les mains sur les genoux pour souffler un instant. Personne ne parlait tant le paysage était éblouissant.

Le grand lac reflétait les couleurs de l'aurore, se teintant de milles nuances d'orange et de rose. Un insecte se laissait porter d'une rive à l'autre par une feuille jaune qui flottait à la surface tandis que de minuscules araignées d'eau lui tournaient autour, le tout formant un drôle de ballet aquatique. Un oiseau chanta quelque part au-dessus de leurs têtes. Ce moment si paisible permit à Elisha de récapituler ce qui venait de se passer. Elle sentait qu'à compter de ce matin-là, les choses ne seraient plus jamais pareilles. Comment pourraient-elles le rester ? On venait de la chasser de son foyer et de détruire l'élevage de cochenilles qui leur permettait de subsister. Son seul véritable ami était porté disparu et probablement mort. Mais il y a longtemps qu'elle avait pris la décision de ne plus se laisser abattre, et elle comptait bien s'y tenir. La vie est tellement précieuse, ne pas en profiter serait une insulte aux morts.

Le calme apaisant fut malheureusement gâché par des voix rauques appartenant sûrement à des soldats, inquiets de l'absence de bruit de la part de leur collègues, toujours prisonniers de la maison d'écorce. Ces voix se rapprochaient dangereusement et cette fois-ci, personne n'eut besoin de lancer le mouvement. D'un même élan, les Lee et les Asseldor s'accroupirent pour rejoindre l'abri rassurant des amas de feuilles mortes et de brindilles et, une fois dissimulés à la vue des hommes, coururent à toutes jambes en direction de la ferme de Seldor. Après une demi-heure de ce rythme éreintant et sûrs de ne pas avoir étés suivis, ils s'autorisèrent une courte pause sur un tapis de mousse verte. Malgré la fraîcheur de l'air, leurs tempes dégoulinaient de sueur et leurs bras écorchés par les broussailles se couvraient lentement de sang.

Dans ce piteux état, ils repartirent à un rythme plus modéré, néanmoins suffisamment rapide pour que les épines leur déchirent à nouveau la peau. Parfois, quelqu'un glissait dans un passage particulièrement humide, mais à chaque fois il parvenait à se rattraper de justesse. La chance les quitta lorsqu'Isha, ivre de fatigue, trébucha sur un renflement et dégringola du rameau sans parvenir à se retenir à l'écorce couverte de mousse. La malheureuse vint s'écraser une dizaine de millimètres plus bas sur une feuille jaunissante. Au moindre mouvement, elle risquait de briser son équilibre précaire et de basculer dans le vide.

Couchée sur le ventre, elle entendait ses compagnons discuter du meilleur moyen de la sortir de ce mauvais pas. Ils se mirent finalement d'accord et Milô se porta volontaire. Suspendu au bout d'une liane de lichen, il parvint à remonter Isha en sécurité. À peine avait-elle posé le pied sur la branche qu'Elisha s'était jetée dans ses bras en enfouissant sa tête dans son cou. Elles demeurèrent enlacées et ne se séparèrent qu'après la toux discrète de Mô qui signifiait clairement qu'il était temps de se remettre en route.

Comme ils n'étaient plus très loin de la ferme de Seldor et qu'ils ne voulaient pas risquer de nouvelle chute, le petit groupe repartit en marchant d'un pas vif, chacun bien attentif à l'endroit où il posait ses pieds. Exténués, ils ne parlaient qu'en cas de nécessité. Après une heure qui parut durer une éternité, ils aperçurent enfin les murs familiers de leur destination.

Leurs visages rayonnèrent lorsque de ces murs jaillirent deux jeunes femmes aux cheveux presque roux, courant dans leur direction. Les frères Asseldor rejoignirent immédiatement leurs deux sœurs, Maï et Mia. À mi-chemin, ils se prirent dans les bras en riant de soulagement tandis qu'Elisha et sa mère restaient timidement en retrait. Mia les remarqua en se dégageant de l'étreinte de son frère, leur sourit et, sans prononcer un mot, les prit par la main pour les emmener à l'abri.

Une table dressée pour quatre personnes et couverte de plats alléchants les attendaient à l'intérieur, ce qui n'était pas surprenant quand on connaissait l'hospitalité légendaire de cette famille. Mô et Milô se jetèrent sur la nourriture comme un charançon sur l'écorce, bientôt imités par les Lee. Mia et Maï, assises au bout de la pièce, les observaient d'un air bienveillant.

Soudain, une voix venant de nulle part demanda qui venait d'arriver. Cette interruption inattendue ne sembla déranger personne à part Elisha qui scrutait les murs à la recherche du responsable. La tablée entière s'esclaffa devant cette incompréhension totale et la jeune fille irritée exigea une explication.

Cette simple phrase rendit tous les visages graves, comme si un vent froid avait emporté toute la gaieté qui régnait dans la maison. Mô prit la parole :

• Excuse-nous Elisha, évidemment que cela te surprend que les murs se mettent à parler. Mais ce phénomène n'a rien de magique, la voix que tu as entendue est celle de Manô, notre frère caché derrière la cheminée. Tu te souviens peut-être de son départ pour les Cimes, il y a quelque mois ; et bien il s'est avéré que son exode ne s'est pas exactement passé comme prévu. Le reste de l'arbre est dans un état pitoyable, Elisha. Léo Blue règne en tyran depuis le nid, et Jo Mitch, avec son entreprise JMA, s'occupe de creuser des cités de bienvenue, des tunnels et autant d'autres projets qui vont causer notre perte à tous. Mon cher frère, ignorant de la réalité, avait donc décidé de quitter notre havre de paix à la conquête des hauteurs. Son rêve a vite été brisé et il s'est retrouvé à travailler dans le cratère de cet enragé. Il était trop orgueilleux pour admettre qu'il avait tort et il a fallu que ton Tobie le rencontre par hasard et le sorte de cet enfer pour qu'enfin il ose rentrer chez lui. Depuis, il est recherché par les hommes de main de Jo Mitch qui n'aiment pas laisser filer leurs proies et se cache dans le petit espace derrière la cheminée. Heureusement, il peut sortir se dégourdir les jambes pendant la nuit...

Elisha ne répondit rien, trop horrifiée par ses révélations sur l'arbre. Au fin fond des Basses-Branches, on s'occupait peu des voisins des hauteurs, mais il s'agissait ici d'une toute autre affaire ; l'arbre entier était en danger. Dans l'immédiat, elle ne pouvait rien faire d'autre qu'aller se coucher. Le lendemain, elle pourrait réfléchir à tête reposée à la situation. Retrouvant l'usage de sa bouche, elle dit simplement :

- Je crois que j'ai besoin de sommeil.

Compréhensives, les filles Asseldor l'emmenèrent dans leur chambre et la couchèrent sur un matelas entre leurs deux lits. Elles lui souhaitèrent une bonne sieste avec des yeux humides.

Enfin seule, Elisha s'autorisa à penser à Tobie. Tobie, son cher Tobie, disparu depuis si longtemps. L'auteur des peintures, de son portrait. Depuis qu'ils s'étaient rencontrés, ils ne s'étaient séparés qu'une fois, et à grand regret. C'était à ce moment-là, juste avant de se mettre en route, qu'il lui avait offert la coquille rouge, comme une promesse. Elisha l'avait baptisée « je reviendrai ». Pour comprendre le vide qu'elle ressentait, il faut s'éloigner de la ferme de Seldor et revenir au bord du grand lac, des années plus tôt.