Elisha Lee, récit d'une aventure parallèle
Après l'hiver passé chez les Asseldor, Elisha n'éprouvait plus qu'un besoin : partir. Les patrouilles de soldats passaient de plus en plus fréquemment et dévalisaient la cave de la ferme systématiquement. Leur présence rendait toute la famille nerveuse à cause de Manô, toujours caché derrière la cheminée. La situation empirait de jour en jour et des disputes éclataient à chaque repas. L'atmosphère était irrespirable.
La décision de s'enfuir était pourtant dure à prendre, car cela impliquait de quitter sa mère et de fausser compagnie à ceux qui l'avaient accueillie si généreusement. Mais la jeune fille sentait que son séjour à Seldor n'avait plus aucun sens. Elle avait maintenant quatorze ans et connaissait la région comme sa poche. Son plan consistait à repasser par chez elle pour prendre quelques affaires et revoir le lac une dernière fois avant de se diriger vers la grande frontière et, enfin, la prairie. Elle ne savait pas encore ce qu'elle y trouverait mais ça ne pourrait sûrement pas être pire que l'Arbre dans son état actuel. La ligne bleue tracée sous son pied lui garantirait la sécurité parmi les Pelés, ou du moins elle l'espérait.
Son agitation intérieure n'échappa pas à Isha qui ne la lâchait pas des yeux et lui donnait sans cesse du travail pour la garder occupée. Une mère sent toujours quand quelque chose ne va pas. Pourtant, ces mesures n'empêchaient pas Elisha de rêver de liberté et d'horizons nouveaux.
Elle attendit qu'une nouvelle garnison occupe la maison pour mettre son plan à exécution. Les soldats se saoulaient toujours à l'alcool de la cave du père Asseldor et tombaient ensuite dans un sommeil profond. Quand ces derniers dormaient, la famille entière profitait des quelques heures de répit pour se reposer.
Peu avant l'aube, la fugueuse se faufila hors de sa chambre et contourna à pas de mante religieuse les ivrognes affaissés sur la table. L'un deux avait négligemment laissé pendre son arme sur le dossier de sa chaise et Elisha n'hésita pas une seconde avant de s'en emparer. Une fois dehors, elle se mit à trottiner d'un pas régulier en contrôlant son souffle.
Elle atteignit sa maison en fin de matinée. Les planches qui avaient servies à enfermer les soldats gisaient sur le sol et la porte était sortie de ses gonds. Pour se venger, les prisonniers avaient saccagé la pièce et emporté toutes les réserves du garde-manger. En soulevant les débris de l'unique commode, elle parvint néanmoins à trouver les quelques affaires nécessaires au voyage. Elle se retourna une dernière fois sur le seuil et fit ses adieux à la maison des couleurs.
Elle se baigna rapidement dans l'eau glaciale du lac mais ne retourna pas dans la grotte par peur de changer d'avis. Une fois propre, elle prit la direction du tronc principal pour rejoindre la route qui menait au pied de l'Arbre.
Plus elle approchait des axes fréquentés, plus Elisha prenait de précautions ; elle portait des chaussures et un voile, baissait la tête quand une patrouille la croisait et essayait d'avancer un maximum pendant la nuit.
La piste circulaire qui s'enroulait en colimaçon le long du tronc avait été récemment construite par Jo Mitch Arbor pour remonter les convois de Pelés capturés. Depuis quelques mois, Léo Blue et Jo Mitch coopéraient pour réduire ce peuple en esclavage. Le jeune tyran leur vouait une haine incommensurable pour le meurtre de son père et l'entrepreneur les faisait travailler dans ses chantiers. Tout le monde y gagnait.
Elisha en avait eu vent mais n'y avait pas vraiment cru jusqu'à maintenant. En descendant vers la prairie, elle dut assister à une scène qui resterait gravée dans sa mémoire.
Elle ne vit d'abord que des soldats fouettant des charançons, ces gros insectes qu'on utilisait pour tracter et creuser, ce qui la révolta déjà un peu. Puis la cargaison qu'ils tiraient défila sous ses yeux, des caisses de bois banales. Mais les trous sur les côtés intriguèrent la voyageuse.
Tandis qu'elle les scrutaient discrètement, une main d'enfant surgit par l'une des ouvertures et sembla passer quelque chose à la caisse d'à côté. Tout devint clair dans son esprit. Les caisses étaient en fait des cages qui ramenaient les futurs esclaves. Ce fut comme une douche glacée. Comment pouvait-on infliger autant de mal à quelqu'un de si identique à soi ? Quelqu'un qui n'avait rien fait pour mériter un tel traitement et ne demandait qu'à vivre en paix ? Ses pairs dégoûtaient Elisha qui, scandalisée mais impuissante, accéléra le pas. Elle savait qu'après avoir été témoin d'une telle horreur, elle devrait retourner dans l'Arbre pour punir les responsables, coûte que coûte. Cependant, elle irait d'abord au bout de son plan et rencontrerait son peuple. Des larmes de rage brillaient dans ses yeux.
Après trois jours de marche, le paysage changea. La route s'arrêtait au pied des collines formées par les imposantes racines du chêne. Entre elles serpentaient des rivières bordées de vallées verdoyantes et habitées par des insectes inconnus des habitants des branches. Une colonie de pyrrhocores dix fois plus gros qu'Elisha cavalait au loin en soulevant des nuages de poussière, certainement à la poursuite de leur dîner. Quel monde épatant ! En levant les yeux vers les Cimes, la jeune fille réalisa l'immensité de l'Arbre ainsi que sa propre insignifiance. Elle fut envahie d'un sentiment étrange, entre l'espoir et la tristesse.
Personne ne savait exactement où les Pelés vivaient, car ceux qui avaient osé s'aventurer aussi loin n'étaient jamais revenus. Elle décida donc de trouver un coin abrité pour dormir autant qu'elle pouvait et de débuter ses recherches le lendemain.
Un convoi de chasseurs bruyants la réveilla sans la voir et à en juger par la hauteur du soleil, la matinée était déjà bien avancée. L'un deux arborait un écusson JMA, ce qui signifiait que le groupe cherchait également des habitants de la prairie. Quelle aubaine ! De plus, si elle les suivait d'une manière suffisamment habile, elle parviendrait à prévenir leurs proies et ainsi à gagner leur confiance.
Il ne fallut pas longtemps aux hommes pour trouver une piste. Deux paires de planches de bois taillé étaient camouflées dans le creux d'une racine et en écoutant la conversation des chasseurs, Elisha apprit que les Pelés s'en servaient pour glisser sur la neige. Il y avait de fortes chances pour que les deux propriétaires de ces ustensiles soient encore dans le coin en train de reconstituer leur réserve de bois. Si les sbires de Jo Mitch les capturaient, ils ne montreraient aucune pitié. Elisha n'avait plus une minute à perdre.
Elle parcourut tous les alentours au pas de course et hors du champ de vision de ses rivaux. Tandis que ces derniers s'arrêtaient régulièrement pour se reposer et grignoter, elle ne s'autorisa aucune pause, ce qui finit par payer.
Après le coucher du soleil, elle aperçut la lumière vacillante d'un feu qu'on allumait dans une vallée proche. Terrifiée à l'idée de n'être pas la seule à l'avoir vu, elle couvrit la distance si vite qu'elle faillit s'écrouler dans les braises encore chaudes. Les deux campeurs avaient fuit en hâte en abandonnant quelques affaires. Elisha s'assit en tailleur, de manière à ce que l'on voit la ligne bleue sous son pied.
Elle patientait les yeux clos, priant pour que les chasseurs soient trop ivres pour agir. Tout à coup, une main se pressa sur sa bouche et une autre sur ses yeux. Quelqu'un la tirait en arrière dans un silence complet. Des soldats ne prendraient pas autant de précautions, n'est-ce pas ?
Son instinct lui avait une fois de plus permis de rester saine et sauve, car son ravisseur mystérieux ne ressemblait en rien à un chasseur et ne pouvait être que né parmi les herbes. Sa peau couleur caramel et ses cheveux pareils à ceux de la fille d’Isha ne lui permettaient pas de mentir sur ses origines. Elisha se réjouit particulièrement à la vue de ses yeux en amande, si semblables aux siens. Pour la première fois, elle ne se sentait pas différente et bizarre en présence de quelqu’un d’autre que sa mère ! À ses côtés se tenait un autre Pelé qui lui ressemblait dans l’ensemble, mais avec un corps plus trapu et légèrement plus petit. Tous deux portait une sorte de pagne qui commençait au-dessus des hanches et s’arrêtait peu avant les genoux. Ils étaient faits de la même matière que la robe préférée d’Isha, mais que sa fille n’avait vu nulle part d’autre dans l’Arbre.
Les deux compagnons s'étaient repliés dans une faille d'écorce stratégique dont l'entrée était camouflée par du lichen. Debout devant elle, ils n'ouvraient pas la bouche et leurs yeux la fixaient avec insistance. Il était temps pour l'intruse de donner des explications.
Elisha constata avec soulagement qu'ils parlaient la même langue, quoique avec un accent chantant très mélodieux, et put leur raconter sans trop de difficultés les événements des dernières semaines. Ils furent très compréhensifs, mais terrorisés par la présence des chasseurs dans les environs.
Les deux amis s'appelaient Sami et Ria et avaient seulement quelques années de plus qu'elle. Tous les trois décidèrent de mieux cacher l'entrée de la faille afin d'y passer la nuit à l'abri. Cela fait, ils se détendirent un peu et entamèrent une véritable discussion qui se prolongea tard dans la nuit.
Ces deux garçons qui semblaient d'abord timides s'avérèrent être de véritables boute-en-train qui firent beaucoup rire Elisha. Ils lui racontèrent toutes leurs incroyables expéditions et mésaventures. L'une d'elle captiva spécialement leur interlocutrice :
- C'était il y a un peu moins de quatre ans, commença Ria. Nous chassions le lézard avec Sami, comme tous les étés. Enhardis par le beau temps et avec un sentiment d'invincibilité, nous avions décidé d'abattre le plus gros de la prairie pour devenir des légendes et surtout pour impressionner les filles du chef du village.
- Je t'assure que le jeu en valait la chandelle, glissa Sami malicieusement.
- Après quatre jours de marche, nous commencions à nous demander si une telle bête existait et perdions un peu de notre superbe, reprit Ria, mais nous nous étions tellement vantés qu'il nous était impossible de rentrer les mains vides sans nous ridiculiser. Nous avions donc décidé de continuer tout en sachant que de violents orages pouvaient éclater à tout moment et sans signes avant-coureurs. Nous éloigner encore plus de chez nous était donc une décision assez stupide. Le septième jour, le ciel s'assombrit, le tonnerre gronda et nous reçûmes des trombes d'eau sur la tête. Tu ne le sais peut-être pas, mais la prairie n'offre aucun abri contre ce genre de temps. Dans ces cas-là, la seule chose à faire est de trouver un objet flottant et de s'y cramponner en priant pour que ça cesse rapidement. Par chance, une brindille assez grosse pour nous deux passa alors que l'eau nous arrivait déjà à la taille. La pluie ne cessait pas et le courant s'intensifiait entre les hautes herbes. Notre radeau de fortune dérivait sans que nous ne puissions rien faire pour le contrôler. Au bout d'un certain temps qui nous parut des heures, les plantes se clairsemèrent avant de carrément disparaître. Nous ne pouvions distinguer ni le fond ni l'autre rive de ce que nous identifions vite comme le fameux « océan des herbes » dont on nous parlait dans notre enfance. Personne n'en était jamais revenu pour raconter ce qu'il y avait au-delà. Nous allions bel et bien devenir des légendes, mais sans avoir tiré une seule flèche.
Ria se tut un instant afin d'observer l'impact de son récit sur Elisha. Elle était suspendue à ses lèvres l'air ébahi. Dans l'Arbre, personne ne connaissait l'existence de cet océan et eux, ces adolescents, l'avaient traversé et étaient encore là pour en parler ! Elle n'en croyait pas ses oreilles et se pinça discrètement pour s'assurer qu'elle ne rêvait pas. Sami remarqua son geste et se moqua gentiment d'elle. Elle s'aperçut que ce dernier avait une cicatrice sur le front à moitié couverte par des cheveux, ce qui attisa encore plus sa curiosité. Si toute cette histoire était la pure vérité, elle remettrait en question toute sa vision du monde !
Ria poursuivit d'une voix calme :
- La nuit tomba tandis que nous étions ballottés au milieu des vagues. L'orage cessa et la lune sortit des nuages, nous dévoilant un monde nouveau : de l'eau, et uniquement de l'eau, aussi loin que nos regards portaient.
- C'était une vision magnifique et terrifiante à la fois, chuchota Sami pensivement.
- Nous finîmes par nous endormir sur le bout de bois. Je me réveillai le premier, complètement désorienté et avec un affreux mal de tête. Notre embarcation s'était échouée sur une sorte de plage de terre avec d'autres débris charriés par l’orage. Je réveillai Sami, impatient de partir explorer les environs malgré mon estomac qui grondait. La rive était bordée de plantes aquatiques, mais la bande de terre libre restait suffisamment large pour qu'on puisse la longer. Nous avions à peine entamé la marche que nous faillîmes nous faire écrabouiller par un être gigantesque. Ses pattes étaient pareilles à celles d'un oiseau mais avec des serres liées par de la peau. Une seule aurait pu abriter un village entier ! Quand tu sais qu'il en possédait quatre, tu peux t'imaginer la taille du monstre … En se dressant sur ses pattes arrière, il aurait sûrement pu atteindre les premières branches de ton cher Arbre ! Il passa juste à côté de nous et se glissa habilement dans l'eau sans faire de vagues. Nous l'observâmes complètement sous le choc. Son pelage brun se terminait en une queue plate qu'il semblait utiliser pour se diriger, mais avant que nous pûmes l'étudier de plus près, il disparut dans un méandre du fleuve. Sans hésitation nous nous élançâmes à sa poursuite. Nous le retrouvâmes en aval, entouré par des êtres identiques. C'était incroyable ! Sami et moi étions montés sur une herbe pour mieux admirer ce qu'il se passait juste sous nos yeux. Certains d'entre eux transportaient des bouts de bois entre leurs dents qu'ils déposaient ensuite sur une structure qui bloquaient le courant tandis que d'autres mangeaient des plantes sur le bord. Tu ne peux pas te représenter la taille de leurs canines … Elles dépassaient de leur bouche, toujours prêtes à mordre dans un bout de bois. À te faire dresser les cheveux sur la tête !
Pendant que Ria parlait, Sami illustrait le récit en dessinant les créatures sur le sol terreux avec une brindille. Elisha était absolument fascinée par ce qu'elle entendait. Elle aurait donné n'importe quoi pour vivre cette aventure avec eux.
- En plus de ce que nous appelâmes le barrage, les géants avaient construit des sortes de huttes dont l'entrée était dissimulée. Il ne nous fallut pas longtemps pour comprendre que l'eau la cachait et que plonger était le seul moyen d'accéder à l'intérieur de l'habitation. Ils continuaient leur travail inlassablement, certains plongeant parfois dans l’eau pour ne remonter que quelques minutes plus tard. Il nous sembla apercevoir des petits, escortée par des créatures à l’air encore plus menaçant, probablement les mères. L’une d’elles nous remarqua quand Sami éternua bruyamment. Son regard nous glaça sur place et quand elle se mit à nager dans notre direction, nous retrouvâmes l’usage de nos membres et déguerpîmes. Après avoir mis suffisamment de distance entre les géants et nous, nous décidâmes de trouver de quoi remplir nos ventres puis de revenir les observer discrètement.
Elisha bouillait de questions au sujet de ces ingénieurs aquatiques mais la lumière du soleil levant brillait déjà à travers les branchages qui camouflaient leur abri. Ria le remarqua également et interrompit son histoire. Quelle déception pour la jeune fille qui voulait absolument connaître la suite ! Comme ces créatures doivent être intelligentes pour bâtir de telles choses, pensait-elle. Dire que tout un univers existe hors de l'Arbre … et qui n'attend que d'être exploré !
Cependant il était temps de décider ce qu'elle allait faire. Soit elle repartait avec les deux Pelés, mais cela signifiait qu'elle ne retournerait peut-être jamais dans l'Arbre, soit elle rentrait maintenant et renonçait à son grand voyage. Au fond, sa décision avait été prise depuis le moment où elle avait vu les caisses en bois remonter le tronc en direction des chantiers de l'infâme Jo Mitch. Pourtant, elle aurait tellement voulu partir, elle aussi pouvait traverser l'océan (qui n'en était pas un) pour aller voir une toute nouvelle civilisation, elle aussi pourrait chasser le lézard et glisser sur la neige des planches aux pieds … Mais elle savait que ce n'était pas la bonne chose à faire. Si elle fuyait définitivement, elle n'aurait jamais la conscience tranquille. Et puis, elle n'y renonçait pas définitivement à ce voyage, elle le reportait simplement. Quand tout serait rentré dans l'ordre là-haut, elle reviendrait.
Elle dit exactement la même chose à Sami et Ria au moment de les quitter. Ils se tenaient sur la crête, le vent soufflait et une odeur de feu de bois flottait dans l'air. On entendait déjà les grillons chanter. Elisha, face à la prairie ondulante, s'imaginait cheminant entre les herbes. Ses pieds se posaient sur la terre, si douce comparée à l'écorce rugueuse … Elle sentait déjà la pluie la nettoyer d'une goutte et la main de Ria dans la sienne …
Maintenant. Il fallait partir maintenant ou elle en serait incapable. Elle étreignit une ultime fois ses deux amis et se mit en route, sans se douter que six paires d'yeux mesquins avaient assisté à toute la scène.