Au Cœur du naufrage

Chapitre 2 : Le gilet

3256 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 31/10/2024 22:39

Les retours dans le passé s’enchaînent.

Toujours impossible de trouver un deuxième gilet de sauvetage.

Reste la pire solution envisageable : en arracher un à quelqu’un ou le prendre à un cadavre, une fois que le Titanic aura sombré.

C’est en me préparant à la deuxième possibilité que je rouvre une sixième fois les yeux à bord du paquebot à l’agonie. Comme les fois précédentes, je sors le Cœur de l’Océan de ma poche et… Non, non, non ! La pierre est redevenue normale. Il n’y a plus aucun rayonnement, rien, ce qui doit vouloir dire…

Quelque chose d’acide et de brûlant remonte depuis le fond de l’estomac. Je n’ai que le temps de m’écarter de Jack pour vomir.

Quand je me relève, je ne prends même plus le temps d’expliquer quoi que ce soit. Je hurle qu’il nous faut un gilet de sauvetage. Je n’arrête pas, secouant les gens au fur et à mesure que nous progressons vers la poupe, sans tenir compte des regards effrayés de Jack. Un coup de coude m’atteint à l’épaule, un autre les côtes. Le plancher s’élève, et chaque pas m’arrache désormais un cri déterminé.

-         Tenez !

Un homme aux cheveux blancs, qui écoute la dernière harangue du prêtre, m’a attrapée par la manche. Livide, il me fourre un objet blanc et volumineux dans les mains.

Un gilet de sauvetage.

-         Je l’avais gardé pour mon épouse, mais…

Il n’a pas la force de finir sa phrase, et le plancher, trop incliné à présent, le force à se raccrocher à son voisin.

Je sanglote un remerciement, tandis que Jack m’éloigne pour atteindre la poupe.

La femme blonde franchit la barrière en même temps que moi pendant que le prêtre poursuit sa prière.

 Un ciel nouveau, une nouvelle terre.

Après un dernier effort qui semble m’arracher le bras, parce que l’autre tient fermement ma bouée de sauvetage, je suis enfin en sécurité.

Il n’y aura plus de deuil ni de cris.

Je tends le gilet.

Il n’y aura plus de souffrance.

-         Tiens ! Mets-le !

Car le monde ancien a disparu.

Jack doit sentir que je n’ai plus la force d’insister, parce qu’il s’exécute sans me poser de questions. C’est la seule manière de nous assurer que nous garderons ce gilet quand le navire sera englouti.

Puis le paquebot de cauchemar amorce sa descente.

-         Il va nous aspirer au fond. Prends bien ta respiration à mon signal, lance Jack.

Je hoche la tête, le reste du corps tétanisé.

-         Donne un coup de pied pour remonter. Ne lâche pas ma main !

Et si je n’y arrivais pas cette fois ? Et si je n’avais plus d’air ?

-         On y arrivera, Rose. Aie confiance en moi.

Seigneur, l’eau se rapproche de plus en plus. Un bouillonnement blanc, comme si une gigantesque bête allait nous avaler. Mon corps se révolte à l’idée de la souffrance à venir.

-         Prête ? Maintenant !

Inspirer. Retenir l’oxygène. Ne pas paniquer. Battre des jambes. La main de Jack dans la mienne. Ne pas respirer. Battre des jambes. La main de Jack. Ne pas respirer. Battre des jambes. La main de Jack. Ne pas respirer. La main…

… Je ne la sens plus ! Alors que j’ai failli paniquer et respirer, la première fois que le bateau a coulé, je continue à battre rageusement des jambes.

Ma tête crève la surface de l’eau. Le silence est transpercé par des centaines de hurlements et des mains qui frappent l’océan. Ça grouille de partout, comme dans un tableau de Bosch.

-         Jack ! Jack ! Jack ! je hurle.

Et si je ne le retrouvais pas cette fois ?

Un homme s’accroche à moi et manque de me noyer. Il faut que je lui échappe, mais comme les autres fois, c’est peine perdue. Tout devient noir. Je me débats rageusement, réussis à remonter pour aspirer une goulée d’air, avant de repartir vers le fond. Puis soudain, la pression disparaît.

-         Rose !

-         Jack !

-         Nage, Rose ! J’ai besoin que tu nages.

Dans l’eau glacée, j’ai l’impression de brûler vive, alors je me focalise sur les encouragements de Jack : «viens», «n’arrête pas» et sur le minuscule espoir que nous pouvons nous en sortir, cette fois.

De toute façon, nous n’avons plus le choix.

La porte apparaît comme le Paradis.

-         Monte ! Allez, Rose.

Je m’agrippe, rassemble mes maigres forces pour me hisser à bord. Quand Jack veut me rejoindre, son poids fait chavirer notre fragile radeau.

-         Reste dessus, Rose, souffle-t-il.

Il se décale dans l’eau pour prendre mes mains dans les siennes, le visage auréolé par nos souffles.

-         Ça va aller, maintenant…

Il fait si froid, si froid.

-         Les canots reviennent nous chercher. Tiens bon, encore un petit peu… Ils se sont éloignés pour ne pas être aspirés, mais maintenant… ils vont revenir, poursuit Jack en claquant des dents.

J’ai cru à ces phrases, la première fois. Quelle sotte… Je le sais, maintenant, que les occupants des canots ont trop peur d’être submergés, alors ils vont laisser tout le monde mourir. Un désagréable ricanement lutte pour s’échapper de ma gorge, mais je réussis à le contenir. Mieux vaut continuer à jouer le jeu, parce que j’ai besoin que Jack me fasse encore un peu confiance. Juste un petit peu.

-         Les gilets de sauvetage. Il faut qu’on le mette sous la porte, je murmure.

Jack hausse les sourcils en frissonnant de plus belle, alors j’explique l’évidence :

-         Tu pourras monter aussi, comme ça.

Oui. Il faut que ça marche. Il le faut !

Joignant le geste à la parole, je me redresse et commence à dénouer les attaches de mon gilet. Mes mains tremblent si fort que j’ai peur de ne pas y arriver. Une vague de fureur me submerge :

-         Allez !

-         Non, garde ce gilet, Rose !

Mon argument est déjà prêt :

-         Tu te souviens, quand tu m’as dit que l’eau pouvait tuer ? Si les bateaux ne reviennent pas tout de suite, c’est notre meilleure chance.

Jack finit par hocher la tête, et, à mon grand soulagement, m’aide à dénouer les deuxièmes lanières, avant de s’attaquer aux siennes.

Reste le plus compliqué. Comment attacher les deux gilets ? Heureusement, Jack semble le savoir. Il plonge et réussit à les fixer en me demandant de nouer les attaches aux interstices de la planche.

Vient l’heure de vérité.

Jack se hisse à bord, faisant vaciller le radeau.

Allez, allez, allez.

L’eau rampe à bord, de plus en plus avide, jusqu’à submerger entièrement le bois.

La planche commence à couler.

Non.

NON !

Ce n’est pas possible. Jack descend, tente de remonter à ma droite, mais il est trop lourd.

Les larmes coulent sans discontinuer sur mes joues.

-         Je vais repositionner les gilets, lance Jack, qui semble garder espoir.

Nous recommençons l’opération, luttant contre des tremblements de plus en plus violents.

Ça y est, les gilets sont à nouveau fixés. Jack retente sa chance, l’eau s’infiltre à nouveau, mais cette fois, la porte ne coule pas.

Quelque chose semble se dénouer dans ma poitrine, et un rire jaillit, sauvage, inarrêtable. Oh mon Dieu, merci, merci, merci ! Je serre Jack pour être sûre que tout ceci soit bien réel.

-         Maintenant, continue à bouger, je souffle en me retenant de dire que je ne sens plus mon corps. Les bateaux vont bientôt arriver, il faut juste qu’on tienne encore un petit peu.

Puis je rajoute, un pauvre sourire aux lèvres :

-         Tu feras comme tu veux, mais moi, j’ai l’intention d’écrire une lettre bien sentie à la White Star Line.

Jack me regarde d’un air surpris, comme s’il avait deviné qu’il aurait lui-même dû dire cette phrase.

Puis il lâche en secouant la tête :

-         J’espère surtout que les canots vont revenir vite, parce qu’à ce rythme-là, on va finir par attraper un rhume carabiné.

Un son étranglé s’échappe de mes lèvres, précédant d’autres mots, gravés si profondément dans mon esprit, qu’ils jaillissent sans effort:

-         Jack… Promets-moi de survivre, de ne pas abandonner, quoi qu’il arrive, même s’il n’y a plus d’espoir… Nous devons nous en sortir tous les deux, tu comprends ? Nous n’allons pas mourir cette nuit. Pas ici.

Mon cœur s’était déchiré quand j’avais dû promettre ça la première fois. Jack m’avait interdit de faire mes adieux, mais c’est comme s’il me les avait faits, lui, à ce moment-là. Il avait dû réaliser qu’il ne s’en sortirait pas.

-         Promets-le, maintenant, j’insiste.

Autour de nous, les cris ne sont plus qu’un souvenir. La mer est devenue quasiment silencieuse.

-         Promets-le.

-         Je le ferai uniquement si tu me le promets aussi, finit-il par murmurer.

-         D’accord… Je te le promets. Je n’abandonnerai pas. Jamais.

Comme un arc qui se détend, tout mon corps se relâche et s’affaisse sur la planche. Mais nous n’avons pas encore réussi, il faut poursuivre le combat, ne pas céder à la tentation du sommeil.

Les minutes passent, plus longues que des heures. Le froid monte à l’assaut de nos corps, avalant peu à peu la chaleur, chassant les dernières miettes d’énergie. Les frissons laissent place à l’engourdissement, et mes pensées s’étiolent. Même mon cœur semble désormais hésiter à battre.

Jack murmure des mots sans queue ni tête, ou alors, c’est peut-être moi qui n’arrive plus à en comprendre le sens. Ses mains trouvent encore la force de caresser les miennes.

Soudain, mon corps recule sur la planche. Les dernières sensations provenant de mon système nerveux indiquent que quelqu’un est en train de me traîner. Surpris, Jack n’a pas le temps de réagir et lorsqu’il tente de me rattraper, il est trop tard. Hébétée, je tombe à l’eau. Me retrouve nez à nez avec deux naufragés, aussi blancs que des fantômes. Ce sont eux qui m’ont tirée, réalise mon cerveau englué. Ma dernière pensée, avant que l’un d’eux ne plaque un couteau contre ma gorge.

-         Descends ! Descends tout de suite, ou elle y passe! lance-t-il à Jack d’une voix éraillée.

Je réalise ce qui est en train d’arriver, et j’ai envie de hurler. Nous devons absolument remonter sur cette planche ! Je ne sais pas combien de temps il s’est écoulé, mais pas assez pour que les chaloupes arrivent. Seigneur, pourquoi ne nous ai-je pas éloignés des autres naufragés ? Personne n’a tenté de nous déloger les autres fois, mais j’aurais dû y penser. J’aurais dû y penser !

La rage au ventre, je vois Jack obéir, retournant dans le linceul glacé. L’un des deux assaillants monte à bord et tient le couteau, le temps que son comparse se hisse à son tour. Hélas, malgré les gestes ralentis par le froid, aucune occasion ne se présente.

Une seconde passe. Une deuxième.

-         Voilà. Lâchez-là, maintenant, lance Jack, si faiblement qu’on l’entend à peine.

Seul un ricanement lui répond.

-         Très bien. Je vous jure sur mon honneur que nous vous laisserons tranquille.

Peine perdue, l’autre refuse de me libérer. Le poignard a beau être plaqué contre ma peau, je ne le sens quasiment pas, mais lorsqu’il m’entaille, une brûlure me traverse et je comprends que je peux mourir, là, tout de suite. Le goût acide de la peur envahit ma bouche. Sauf que je ne peux pas renoncer. Pas après tous ces efforts. Pas alors que nous étions si proches du but. Une occasion va forcément se présenter.

Les minutes continuent à passer, encore plus lentes, et je sais que si je reste immobile dans l’eau, mon corps va finir par totalement s’engourdir, précédant un sommeil mortel. Ces deux salauds comptent certainement attendre ainsi jusqu’à ce que les chaloupes reviennent.

-         Qu’est-ce que vous voulez ? je leur siffle. Ma famille est riche. Elle vous paiera si vous me laissez partir. Donnez-moi votre prix.

Nouveau ricanement.

-         Bien essayé, ma jolie.

Le Cœur de l’Océan ! Si je le sors, ils me croiraient, mais quelque chose me dit qu’ils ne feraient que le voler sans me libérer.

-         Je vous propose un marché, fait alors Jack. Promettez-moi de la sauver et je partirai.

Quoi ? Non ! Il y a forcément une autre solution.

-         Ne fais pas ça, Jack ! Cette planche est le seul moyen, tu m’entends ! Si tu t’en vas, tu…

-         Ne t’en fais pas. Je vais nager jusqu’à l’une des chaloupes. Elles doivent sûrement être en train de revenir. Reste avec eux, on se retrouvera après.

-         Non, tu ne comprends pas ! Je sais comment ça va finir ! Il faut que tu me croies, parce que je l’ai vu ! Je l’ai déjà vécu, je te promets que…

-         … Voilà qu’elle délire complètement, commente mon ravisseur. Très bien, marché conclu. Dave, mon gilet. Coupe les lanières et fixe-le sous la planche. Ça l’aidera à flotter.

Mes supplications se perdent dans le vent, tandis que Jack nage vers moi et prend ma main, posant le bout de ses lèvres dessus.

-         On se revoit là-bas, Rose, d’accord ?

J’aimerais continuer à implorer, à hurler, mais mes cordes vocales ne fonctionnent plus. Alors je forme le mot « non », avec mes lèvres, injecte tout mon désespoir dans mon regard. Mais au fond, je sais que c’est inutile. Jack a déjà pris sa décision, parce que nager jusqu’aux chaloupes reste sa dernière chance. Et je le sais aussi.

Le couteau recule légèrement tandis que mon corps est hissé sur la porte. Celle-ci semble hésiter entre la mer et l’air, commence à couler avant que les deux hommes ne me forcent à m’allonger sur le bois.

Le radeau reste à flots grâce aux trois gilets.

-         Je t’aime. On se voit tout à l’heure, lance Jack en me lançant un dernier regard.

Et sa main lâche la mienne.

Mes yeux restent fixés sur lui, jusqu’à ce qu’il se confonde avec le flot noir de l’Atlantique.


Je n’ai même plus la force de pleurer ou de hurler. Des images fusent, comme de douloureuses étoiles filantes… les bribes d’un futur encore incertain… Jack hilare, quelque part dans le monde, sous un soleil et une chaleur radieuse… le chatoiement d’une nuit voluptueuse… les boucles rousses d’une petite fille… Une vie passée à vieillir ensemble… Alors je reste immobile, priant sans discontinuer.

Les autres me laissent tranquille, continuant leur propre course pour leur survie. Ils ne me tueront pas : je reste un otage, au cas où Jack reviendrait. Je pourrai les pousser à l’eau lorsqu’ils seront trop faibles pour se défendre, mais à quoi bon ?

Après une éternité, j’entends les voix fantomatiques de l’équipage, à la recherche de survivants.

Les deux hommes, à côté de moi, ne bougent plus. Tant mieux. En gémissant, je me propulse de côté, tombe lourdement à l’eau et manque de me noyer, car je n’ai plus de gilet. Hurlant intérieurement de douleur je force mes bras et mes jambes à s’agiter, arrive jusqu’à l’homme au sifflet.

A bord du Carpathia, je n’ai qu’un nom aux lèvres.

Mais Jack n’est pas à bord.

Personne ne l’a vu.

Je ferme douloureusement les yeux. Les voyages, la petite fille, la maison. Rien de tout cela n’existera. Je suis désormais seule.

Seule

Seule

Seule

De rage, je jette le Cœur de l’océan par terre, prête à l’écraser sous ma semelle. 

Mais d’autres mots se mettent à tourbillonner dans ma tête.

Je n’abandonnerai jamais. Jamais. Jamais. Jamais.

Je ramasse le bijou, le fixe comme je pouvais percer tous ces mystères, le forcer à m’obéir. Ce stupide caillou m’a fait revenir dans le passé. Il doit être possible de le réactiver.


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