Au Cœur du naufrage
Chapitre 3 : Le Coeur de l'Océan
1104 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour 31/10/2024 22:59
Ma vie a désormais un but. Le maigre argent que je gagne, je le consacre à mes recherches. Je passe mon temps dans les bibliothèques, les archives, chez les diseuses de bonne aventure, les médiums. La moindre bribe de connaissance m’intéresse.
Les années passent.
Et j’en apprends toujours plus sur ce qui s’est passé, la nuit fatidique. Autant de coups de couteau dans mon cœur affaibli. A l’origine, il devait y avoir assez de canots pour tout le monde, mais le nombre est passé de trente-deux à vingt par soucis d’économie. Par soucis d’économie! Cette maudite Star Line a donc signé l’arrêt de mort de mille cinq cent passagers par soucis d’économie! Je pensais avoir entendu le pire, mais c’était avant de savoir que sept des chaloupes sont parties avec cent soixante personnes à bord, alors qu’elles pouvaient en contenir quatre cent trente. Et pour couronner le tout, les occupants de la vigie n'avaient pas de jumelles.
Chaque jour, j’essaie de graver le visage de Jack dans mon esprit : sa peau, son odeur, ses yeux tantôt rieurs, tantôt rêveurs, la façon dont il souriant en me taquinant, son expression, quand il m’a embrassée pour la première fois. Si seulement j’avais une photographie, un dessin, quelque chose ! Mais je n’ai que ma mémoire, et malgré mes efforts ses traits s’effacent. Je tente bien de commander un portrait à des artistes, hélas, le résultat laissait à désirer. Quant à mes propres tentatives… Un enfant de cinq ans ferait mieux.
Mon cœur semble vide, sec, glacé. Oh, j’ai bien quelques aventures, mais je n’arrive à m’attacher à personne, comme si j’en étais désormais incapable. La plupart des gens me traitent d’excentrique et même mes amis finissent par se détourner. Seul mon chat, un vieux matou en surpoids, daigne encore me tenir compagnie dans mon minuscule appartement.
Les décennies filent et mes recherches prennent des allures de course contre la mort, alors que mon visage se couvre de rides, que mes cheveux blanchissent et que mes mains se mettent à trembler. Pourquoi le temps n’a-t-il pas passé aussi vite sur cette maudite planche? Seigneur, il faut que j’accélère.
Puis un jour, enfin, je trouve une piste prometteuse. En Ecosse, des druidesses me parlent de dolmens capables de renvoyer certaines personnes dans le passé – il suffit d’un simple contact. Elles prétendent qu’il faut aussi être muni d’une pierre précieuse.
Oh mon Dieu ! Les pièces s’emboîtent dans ma tête : peut-être qu’il y a un dolmen englouti, là où le naufrage a eu lieu. Et peut-être que le Cœur de l’Océan a réagi comme une de ces fameuses pierres précieuses. Même si je n’ai pas touché la roche, celle-ci fonctionne peut-être différemment ?
Rassembler assez d’argent pour monter une expédition réclame de nouvelles années de travail acharné, mais je finis par y arriver.
Enfin, j’arrive sur le lieu du drame.
Seule dans ma cabine, je prends une inspiration tremblante.
Je saisis le Cœur de l’Océan dont les facettes s’incrustent dans mon poing.
Tout ce que j’avais à faire, c’était de retrouver l’endroit précis où mouillait le Carpathia lorsqu’il m’a recueillie. Le navire entamait son trajet vers New York quand je m’étais assoupie pour la dernière fois, raison pour laquelle je n’ai plus réussi à retourner dans le passé. Tant d’années pour une explication si simple.
Enfin bon.
Le monde s’efface.
Je suis de retour sur le Titanic.
Cette sensation de légèreté, ces douleurs disparues. Seigneur, même si j’avais essayé de m’y préparer, ma jeunesse est aussi étourdissante qu’une coupe de champagne. Et Jack ! Comment ai-je pu oublier ses traits ? Sa voix ? Son odeur ? Il court à côté de moi, hilare, Vivant. Alors sans pouvoir m’en empêcher, je m’arrête et je fonds en larme.
Puis le reste du monde extérieur m’enveloppe. Une chaleur de fin du monde, peuplée de bruits métalliques et d’une forte odeur de chardon. Comme prévu, nous sommes dans la salle des machines : mes recherches sur les pierres m’ont permis de savoir comment remonter jusqu’à ce moment précis. Nous y sommes arrivés par hasard, en fuyant le sbire de Cal, si ma mémoire est bonne. D’ailleurs, les travailleurs commencent à nous regarder d’un œil bizarre.
Jack me fixe d’un air tout aussi interloqué, à croire qu’il ne me reconnaît pas, et dans un sens, il a raison. Mais nous n’avons pas de temps à perdre. Je me redresse et lui crie de me suivre.
Notre course folle se poursuit jusqu’au pont avant. Là, je lève la tête, mets mes mains en porte-voix et crie aux deux occupants de la vigie.
- Hé, vous deux ! Un iceberg ! Droit devant ! Lancez l’alerte !
Rien ne se produit. Alors je répète, avec l’impression de m’arracher les cordes vocales.
Une tête apparaît enfin, si petite qu’on dirait une tête d’épingle :
- Non mais ça va ou quoi ? Qui…
Puis la tête disparaît, et il me semble entendre :
- Elle a raison ! Putain, de merde ! Un iceberg !
La cloche de la vigie sonne.
Quelques secondes plus tard, le Titanic entame un lent virage…
L’attente me noue la gorge.
A côté, Jack reste figé, se demandant sans doute comment j’étais au courant.
Le navire continue à virer.
Et si je m’étais trompée ?
Et si j’étais revenue trop tard ?
Mais aucune secousse n’ébranle le navire. L’iceberg passe largement à côté, et le soulagement est si grand que je lâche une exclamation étranglée.
Ne reste plus qu’à retrouver Cal et à jouer le jeu de la gentille fiancée jusqu’à ce que nous arrivions à destination. Là, je m’enfuirai avec Jack.
Parce que le futur nous tend les bras.
Une deuxième vie commence.