Au Cœur du naufrage

Chapitre 1 : A bord du Carpathia

2761 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 31/10/2024 22:29

Cette fanfiction participe au Défi d’écriture du forum Fanfictions .fr : La Boucle Temporelle (septembre - octobre 2024).



Ma peau brûle. Elle commence à s’ébrouer, se réveiller, à revenir à la vie. Bénie soit cette douleur qui couvre tout le reste : le bateau, le froid, les souvenirs. Une silhouette qui s’enfonce dans l’eau noire. Non, non, non.

Mais je ne ressens plus aucune émotion. Ni chagrin, ni désespoir, ni colère. Seul mon corps hurle, et c’est bien suffisant.

Mes doigts se recroquevillent autour d’une tasse de thé brûlant, mes épaules se voûtent sous le poids d’une grosse couverture de laine, mes paupières semblent porter des abîmes. Sur le Carpathia, les gens pleurent, restent les yeux plongés dans le vide ou tentent de discuter, s’accrochant à la moindre bribe de normalité. Je ferme les yeux, tandis que des mots tourbillonnent dans ma tête. Je n’abandonnerai jamais. Jamais. Jamais. Jamais.

Je m’assoupis un instant…

Puis je rouvre brutalement les yeux.

Les murmures gonflés de tristesse ont laissé la place à des hurlements. Des gens courent dans la nuit froide, tandis que devant moi, le monde semble s’élever…

… Non…

Ce décor trop familier…

Mon esprit sort brusquement de sa léthargie, cherchant à nier les informations que mes sens renvoient. Je me mords la langue. Rien ne se passe.

Je suis de retour sur le Titanic ! Le Titanic sur le point de sombrer ! Une main tire sur la mienne et mon cœur manque un battement. Le battement suivant semble vouloir jaillir de ma poitrine. Ma poitrine se resserre sur mon cœur. Je n’ose pas lever les yeux, de crainte que le merveilleux mirage d’un Jack vivant ne se brise. Pourtant, c’est bien sa voix : 

-         Rose ! Viens !

Son visage adoré, sa peau si pâle, ses cheveux en bataille. Jack est là, bien vivant, les yeux remplis d’effroi.

-         Allez, Rose. Qu’est-ce qui se passe ?

Oui, qu’est-ce qui se passe ? Je dois être morte, je ne vois pas d’autre explication. Le sifflet, le sauvetage, le Carpathia, rien de tout ça n’a existé. Mon esprit a probablement dû inventer ce délire pour rendre ma fin plus douce. Mais qu’importe, tout ce qui compte, c’est que Jack soit à nouveau là, près de moi. En vie.

Je me rue contre lui, le serre à l’étouffer, riant et pleurant à la fois, voulant me noyer dans sa chaleur, son odeur. Je pourrais rester comme ça pour l’éternité, mais c’est sans compter sur l’intéressé, qui paraît encore plus effrayé.

Il semble vouloir demander des explications, mais se ravise :

-         Suis-moi !

Je me laisse machinalement entraîner, tandis qu’alentour, le bruit des pas précipités se mêle à celui des cris en une symphonie chaotique et désespérée, digne de l’horreur qui va suivre.

Comme la première fois, Jack me fait passer la rambarde, à la poupe, et me recommande de bien me cramponner. J’ai l’impression d’observer la scène de l’extérieur tant la situation me semble absurde. Le pont continue à se lever, forçant la femme à ma gauche à lâcher prise.

Seigneur, tout a l’air beaucoup trop réel : le froid qui mord la peau, prélude aux milliers d’aiguilles qui s’enfonceront dans mon corps, la buée sortant de ma bouche et tous ces gens, ces pauvres gens qui entament une chute mortelle le long du pont. Mes doigts se posent machinalement contre ma gorge, cherchant le pouls, et détectent un battement régulier, rassurant, affolant.

Ce n’est pas possible.

Désormais à la verticale, le navire commence à s’enfoncer dans l’eau, de plus en plus vite. La sensation de déjà-vu manque de m’étouffer.

Ça ne peut pas se produire à nouveau.

-         Jack, je…

-         Le bateau va nous aspirer au fond. Prends bien ta respiration à mon signal, lance-t-il.

Les mêmes paroles.

Mes réflexions se perdent dans l’eau bouillonnante. La panique manque de me faire respirer, mais je tiens bon, me débattant dans la mer, tentant de ne pas lâcher la main de Jack. Hélas, nos doigts se détachent, et quand je refais surface, je suis seule au milieu d’une horde de naufragés. Un homme s’accroche à moi, manquant de me noyer.

Heureusement, Jack arrive, me sauve encore une fois.

Puis la porte. La stupide porte sur laquelle je me hisse.

Celle-ci ne peut supporter le poids de Jack. Alors grelottante, je me tortille, luttant contre mon corps qui me crie d’arrêter, et me laisse lourdement tomber dans l’eau.

-         Non ! Remonte ! Remonte, sinon quelqu’un d’autre prendra ta place, s’exclame Jack, qui essaie de me hisser à nouveau à bord.

Je secoue la tête, cherchant ses yeux :

-         Non ! Si je reste là, tu vas mourir.

Il ne veut rien entendre, alors je lâche :

-         Jack, j’ai déjà vécu ça. Je sais comment ça se finit.

-         Quoi ?

-         J’ai déjà vécu ça ! Je sais que ça a l’air complètement fou, mais…

Je n’arrive pas à aller plus loin, tant la situation me semble effectivement complètement folle. Alors je lance :

-         Tu as dit qu’on devait se faire confiance.

J’attends son hochement de tête :

-         Alors attends-moi là. Je vais chercher une autre planche.

Et je m’élance, en poussant sur mes bras qui n’ont jamais appris à nager, tâchant d’ignorer les crocs du froid. Evidemment, Jack me rattrape à peine quelques secondes plus tard :

-         Rose ! Qu’est-ce qui t’arrive ?

Tout s’embrouille dans ma tête et mon cœur tordu d’angoisse palpite à tout rompre, menaçant d’imploser. C’est trop. Trop !

-         Tu vas mourir ! Tu comprends ? Tu vas mourir si je ne trouve pas une autre planche !

-         Hé, on s’en est sorti jusque-là, pas vrai ? Alors fais-moi confi…

-         NON ! Toi, tu dois me faire confiance ! je rugis.

Quelque chose dans ma voix, mon ton peut-être, doit avoir percé la gangue d’incompréhension, car Jack lâche :

-         D’accord. Qu’est-ce qu’il faut faire ? 

La seule chose que Jack accepte est de chercher pendant que je l’attends sur la porte. J’ai beau argumenter, les larmes roulant sur mes joues, rien ne le convainc de me laisser agir, moi. Sa tête blonde finit par disparaître derrière la forêt de naufragés et la brume exhalée par des centaines de bouche. Aucun canot de sauvetage n’est visible à l’horizon. Aucun ne viendra, de toute façon... Ne viendra à temps, du moins...

Cent fois, j’envisage de quitter mon radeau pour en chercher un autre. Cent fois, je me ravise, parce que Jack m’a fait promettre de rester là.

Quand il finit par revenir, c’est bredouille.

Ses lèvres sont bleues, ses cils et ses cheveux figés par le givre, sa peau si blanche.

Alors, même si tous les nerfs de mon corps protestent, je me laisse glisser dans l’eau.

-         Monte.

-         Non.

-         Monte ! S’il-te-plaît, Jack ! S’il-te-plaît !

Hélas, il me force à remonter sur la planche, me faisant promettre de ne plus en descendre. J’aimerais lui désobéir, mais je sais que dans ce cas, nous mourrons tous les deux. Que faire ? Mon Dieu, que faire ?

Je hurle à m’en briser les cordes vocales. Que ces maudites chaloupes reviennent ! Allez !

C’est peine perdue.

Il n’y a que cet océan de futurs noyés, sous la lueur indifférente des étoiles.

Les minutes semblent passer comme des heures. Jack refuse de me laisser descendre ou de revêtir mon gilet de sauvetage, comme s’il avait deviné que j’en aurai besoin plus tard, pour nager jusqu’au sifflet.

J’ai beau pleurer, supplier, répéter inlassablement que s’il reste, il va mourir, il refuse de me croire. Alors je me force à parler, encore et toujours, j’encourage Jack à bouger, parce que c’est le seul moyen de le sauver désormais. Allez. Bouger. Encore. Bouger. Toujours. Bouger.

Mais ses tremblements s’estompent, ses paupières se ferment, ses mains ne réagissent plus au contact des miennes. Ma voix n’est plus qu’un râle aigu quand je vois la vie le quitter, sans un bruit.

La suite se mélange dans ma tête. Les larmes gelées sur mes joues, la lueur tremblante d’une lampe torche, ma nage désespérée jusqu’au sifflet, le canot de sauvetage.

Puis le Carpathia, la couverture, la tasse de thé brûlant.

Je finis par m’assoupir.


….

Quand je rouvre les yeux, j’ai chaud, j’ai froid. Un gros rire enfle dans ma gorge, mélange d’incrédulité, d’absurdité et de joie ?

Je suis de retour sur le Titanic. Le Titanic sur le point de sombrer.

Mes doigts se posent aussitôt sur ma gorge, où mon pouls bat toujours aussi fort. Les cris sont toujours aussi assourdissants, l’air toujours aussi glacial.

Je ne dois pas être morte, je dois être folle.

Très bien, mais quitte à être folle, autant se battre. Nous n’avons pas réussi à trouver une planche dans l’eau ? Eh bien, nous en trouverons une ici.

-         Rose, il faut rester à bord tant qu’on peut. Viens !

Jack.

Quand je le regarde, je sais que mon idée est morte avant d’avoir pu naître. Nous n’avons plus le temps. Le pont s’incline de plus en plus et la course vers la poupe se mue en ruée vers la survie : si nous n’y sommes pas avant que l’élévation ne nous fasse perdre l’équilibre, nous sommes perdus.

Mes yeux se remplissent de larmes de rage – encore – quand je saute d’un pont à l’autre, une première fois, une deuxième, avant d’atterrir dans un flot de passagers qui me bouscule sans ménagement. Il n’y a aucun banc, rien que nous pourrions saisir au passage.

La seule chose que j’arrive à faire, cette fois, est de convaincre la pauvre fille blonde, celle qui est agrippée du mauvais côté du garde-corps, à passer de l’autre côté. Je n’aurai pas sa mort sur la conscience, même si je ne suis pas stupide : les chances qu’elle en réchappe restent très minces. Elle mourra probablement de froid comme tous les autres.

La poupe du Titanic entame son dernier voyage.

Je ne demande pas ce qui se passe, parce que je le sais – quelqu’un l’a expliqué à bord du Carpathia. Le navire s’est cassé en deux, comme une branche sèche, et une partie sombré, tandis que l’autre s’est redressée avant de couler à son tour.

Jack ne trouve pas de planche, refuse de nager jusqu’à une chaloupe.

Seigneur, je ne peux pas le regarder mourir à nouveau, je ne peux pas.

Tout se passe pourtant comme les deux dernières fois.

Je finis sur le Carpathia, à bout de forces. Si au moins il y avait un sens à tout ça. Si je pouvais en parler à quelqu’un… Alors quoi ? C’est alors que mon regard tombe sur un halo qui semble jaillir de ma poche. Il me semble avoir déjà vu cette espèce de lueur quand je nageais en direction de la porte, mais j’avais cru au délire de mon esprit.

Mes mains tremblantes ramènent une chose affreuse et trop lourde que je cache aussitôt. Heureusement, personne ne semble avoir remarqué quoi que ce soit. Alors je desserre légèrement les doigts et discerne un éclat bleuté. Ce rayonnement n’est pas normal, on dirait que le Cœur de l’Océan brille de l’intérieur, comme s’il était éclairé par un soleil miniature. Une idée folle me vient à l’esprit, une idée désespérée : et si c’était la raison de mes retours dans le passé ? Après tout, ce bijou a une longue histoire, même si… ça ne peut quand même pas être de la magie ?

Je finis par m’assoupir.

Quand je rouvre les yeux, je suis prête.

-         Rose, il faut rester sur le bateau aussi longtemps qu’on peut. Viens !

Je saisis Jack par les deux épaules, plonge mon regard dans le sien :

-         Attends ! Il nous faut un autre gilet de sauvetage.

Il me regarde sans comprendre. J’insiste :

-         S’il-te-plaît ! C’est important !

-          Je sais nager, ne t’inquiète pas, finit-il par répondre.

-         Non, il nous en faut absolument un. Fais-moi confiance.

Il regarde autour de nous. Le temps est à nouveau compté, mais je ne laisserai pas passer ma chance. Je profite d’être un peu en hauteur, mais hélas, je ne vois qu’une masse grouillante et paniquée, tandis que l’eau engloutit déjà l’arrière du navire. Aucun gilet abandonné en vue. Je me mets à crier :

-         S’il-vous-plaît ! S’il-vous-plaît ! Il nous faut un gilet de sauvetage ! S’il-vous-plaît !

-         Rose, on n’a pas le temps. Allez, viens, saute, m’interrompt Jack en enjambant la rambarde du pont des premières classes.

Il a raison. Les secondes tombent comme des couperets, chacune nous rapprochant de la mort. Nous devons arriver à la poupe à temps.

Enfin, nous y sommes.

Alors que le paquebot s’étire vers les étoiles, je retiens mon souffle. On pourrait croire qu’à force de revivre cette scène, la panique m’a quittée, mais non. Mes poumons cherchent désespérément de l’air.

L’espace d’un instant, le Titanic semble flotter comme un bouchon de champagne. Cet espoir est balayé quand il s’enfonce dans l’océan.

-         C’est la fin ! s’exclame Jack.

J’aimerais me boucher les oreilles pour ne plus entendre les horribles craquements ; le bruit de ceux qui s’écrasent sur une des protubérances du navire. Leurs hurlements déchirent l’air, comme si les Enfers nous avaient déjà engloutis.

Tous ces innocents…

Le pire, c’est que je ne peux rien faire pour eux.

Je commence à sangloter tandis que la mer se rapproche.


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