Fugit Memoria

Chapitre 3 : Discussion sous la pluie

2814 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 03/09/2019 20:00

Sur l’eau miroitante, on discernait les hommes en noir ôtés leur cagoule et s’installer dans les hamacs ou autour du poêle. Une autre image dévoilait le pauvre Halfelin couché sur une grande table, sa tête prisonnière d’un serre-tête, le regard de celui-ci plongeait intensément dans la contemplation d’un singulier bulbe verdâtre brillant de mille feux inséré dans une accroche de l’étrange appareillage. L’image suivante montrait un homme au teint clair à la barbe noire soignée parlant aux quatre hommes en noir. L’homme portait une robe vert-sombre et une très large ceinture de cuir noir ne dissimulant guère son gros ventre. Des épaulettes en osier foncé à l’aspect élancé lui donnaient un aspect singulier et dérangeant. Autour du cou, il portait un gros collier et un médaillon en bois ciselé qui représentait une boule de lianes enchevêtrées. Quand il parlait, il posait placidement ses mains épaisses sur le haut de son abdomen.

               Les scènes suivantes perdaient de l’éclat et de la netteté. Peu à peu, le visage de Maja se substituait aux images révélées. La magicienne s’ébroua comme si elle sortait d’un rêve éveillé.

« - Bien que je n’ai pas le contrôle sur les visions et que cela reste très parcellaire, on a pu confirmer et apprendre des choses. Je ne connais pas le barbu à la robe verte mais j’ai reconnu son médaillon, un cercle de druides, celui du Bois des Lianes, le Taker Lianat, émit Maja.

-         J’ai entendu parler de ce Taker Lianat, une étroite zone forestière de 2 km2 perdue au milieu de la grande plaine témérienne. C’est une zone de non droit royal, la volonté de Foltest ne s’y accomplit pas. Nous avons des ordres clairs de la Chancellerie, ne pas interférer sous aucun prétexte avec le Taker Lianat. C’est un pacte tacite d’indifférence mutuelle, chacun dans son pré carré. Celui des druides est incroyablement petit et cis dans le pré carré de Foltest. Leur marge de manœuvre est serrée guère plus qu’une réserve naturelle. Que fomente ce druide sur les terres de la couronne ? Il mène d’infâmantes et interdites expériences sur les sujets du roi ? C’est implicitement très grave… explicita Dix-sept.

-         Ce bulbe… Une plante peut-être ? Cela capture la pensée humaine, absorbe la mémoire en ne laissant derrière qu’un individu amnésique ou aphasique. Cette plante peut-elle restituer la pensée dérobée ou permettre à qui que se soit d’en disposer ?

-         En tout cas, c’est inhumain et monstrueux. Aucune divinité, aucune communauté, aucune cause ou couronne ne peut tolérer l’utilisation d’un tel procédé… souligna Dix-sept pour sans convaincre.

-         Il y a de très fortes chances que le chariot bâché parte en direction du Taker Lianat. Il faut trois bonnes heures à cheval pour rallier le cercle des druides. On devrait les rattraper bien avant. La route du sud est très souvent encombrée.

-         Fonçons aux chevaux et prenons la grande route en direction de Maribor. Le Taker Lianat est à mi-chemin entre les deux cités, répondit Dix-sept. »

               De lourds nuages de pluie s’amoncelaient dans le ciel. Dès leurs montures récupérées, les deux cavaliers partaient au galop en direction de la grande route puis bifurquaient vers Maribor. Maintes et maintes fois, cette route reliant Dorian à Maribor avait été améliorée, surélevée et renforcée à grands coups de remblais rocheux. À gauche de celle-ci, un vaste marécage s’étendait à perte de vue jusqu’au Duché de Brugge. À droite de la route, une plaine herbeuse s’étalait du nord au sud. Au nord jusqu’au grand lac de Wyzima et au sud jusqu’aux contreforts de la cité fortifiée de Maribor qui verrouillait l’accès à la grande plaine de Témérie. Un vent frais soufflait de l’est entravant la progression des cavaliers.

               Après un long moment de chevauchée, les deux cavaliers croisaient trois chariots marchands qui remontaient au nord vers Dorian. Un des cochers confirmait qu’une carriole bâchée de noir roulant à tombeau ouvert, avait croisé le convoi sans crier gare et sans ménagement. La caravane avait frôlé le carambolage. Par chance, la carriole des hommes en noir avait pu profiter d’un court élargissement de la chaussée pour effectuer le doublement.

               Le ciel avait viré au sombre, la pluie ne tarderait pas à tomber. Bien plus tard, à leur grande surprise, Maja et Dix-sept remarquaient la carriole recherchée complètement retournée, en piteux état au fond du bas côté. Un cheval couché et mort, sous les bras démantibulés de l’attelage se trouvait non loin des débris du chariot. Le véhicule semblait avoir fait une malheureuse embardée pour finir en dehors de la route. Un bout d’essieu et une roue reposait au milieu de la chaussée, il semblait avoir rompu brutalement. Il y avait un nid de poule particulièrement sévère non loin de là.

               Dix-sept descendit de cheval et demanda à Maja de rester sur la route. Tout d’abord, il inspectait seul l’endroit. Il descendit les deux mètres de remblais facilement et marcha vers la carcasse en bois. C’est là qu’il vit le premier corps, un homme en noir à la tête quasi décapitée au milieu d’un parterre ensanglanté. Il récupéra l’épée du mort et réalisa quelques moulinets pour se concentrer face une éventuelle menace. Sous le chariot retourné, un second homme en noir était mort coincé, les deux jambes brisées avec de vilaines fractures ouvertes. Dix-sept chercha des indices parmi les débris.

               Il trouva quelques sacs avec des restes de provisions, des couvertures, des couverts et accessoires de cuisines éparpillés ainsi que deux appareillages étranges avec serre-tête complètement démantibulés. Puis, en y regardant de plus près, il remarqua une besace coincée sous le chariot retourné. Il essaya de soulever le chariot mais il était bien lourd, il ne bougea pas d’un pouce. Il fit signe à Maja qu’il avait vu quelque chose d’intéressant sous celui-ci.

               Maja lui expliqua qu’elle ne connaissait aucun sort pour faire léviter un chariot. Néanmoins, elle réfléchit à utiliser un sort létal à des fins utilitaires. Elle déclama quelques phrases en langue ancienne en réalisant d’élégants mouvements de poignets et de mains. En un instant, une puissante et véloce stalagmite de roche sombre sortit du sol, poinçonnant le fond du chariot tout en le soulevant d’un côté. Elle rassura aussitôt Dix-sept, la stalagmite n’allait pas se fragmenter. Avec l’espace dégagé, Dix-sept récupéra la besace sans difficulté.

               En ouvrant celle-ci, il découvrait deux bulbes étranges, l’un vert clair qui clignotait calmement et l’autre vert foncé et placide. C’est à ce moment que les premières lourdes gouttes de pluie se mettaient à tomber. Dans les secondes qui suivirent, une terrible averse froide se mit à recouvrir le paysage. La magicienne et le soldat trempés jusqu’aux os en moins d’une minute se pelotonnaient l’un contre l’autre.

« - J’ai vu un ancien dolmen à une centaine de mètres, s’écrira Dix-sept en s’approchant de l’oreille de Maja pour se faire entendre malgré le bruit de la pluie.

-         Ah oui, c’est vrai, je l’avais remarqué aussi, je vous suis, répondit Maja en s’emmitouflant dans son manteau de fourrures suintant. »

Dix-sept prit la main de Maja et l’entraina à travers la lande. Ils virent les pierres dressées et la lourde pierre plate qui formait le toit du dolmen. Ils se précipitèrent à l’entrée du tumulus. Une fois protégé de la pluie, Maja déclamait un sortilège bien utile. Ils furent tous deux auréolés d’un vent chaud, sec et ébouriffant. A moins d’une minute, ils se retrouvaient au sec avec des vêtements à peine humide. Le moral remontait quelque peu. Ils entendaient des hennissements dans le lointain, les chevaux devaient être apeurés et esseulés sous ce déluge.

« - Mince, les chevaux… demanda Dix-sept.

-         Ils devraient ne pas trop s’éloigner, répondit Maja. Elle siffla et appela Flocon et Charbon plusieurs fois. L’averse atténuait terriblement les sons. Aucun cheval ne se pointait. »

               A travers le rideau de pluie, ils virent une silhouette sombre se découper dans la grisaille. C’était étrange, la pluie semblait rebondir tout autour d’elle, formant comme un linceul cendré. Maja et Dix-sept se regardèrent pour se convaincre mutuellement qu’il ne rêvait pas… La silhouette se déplaçait d’une marche lente et flegmatique. Arrivé à cinq mètres d’eux, la silhouette s’arrêta et leva sa main en signe de paix. A travers le linceul de pluie, la magicienne et le soldat parvenaient à percevoir, un homme barbu, charpenté et bedonnant, portant une robe vert foncé et de curieuses épaulettes en osier. C’était l’homme aperçu par le truchement du rituel !

 « - Salutations à vous, je me présente Viridi Morben, druide du Taker Lianat, répondit l’homme sous la pluie. Il fit une courte révérence, le linceul de pluie suivait le moindre de ses mouvements. Sa voix grave portait malgré le bruit de la pluie.

-         Incroyable, nous étions sur vos traces… rétorqua Dix-sept.

-         Justement, je suis venu à votre rencontre pour tenter de trouver à notre différent une issue adéquate, polémiqua Viridi.

-         Adéquate… Un de mes protégés est mort d’une de vos expérimentations, nous en avons eu la preuve en image, répliqua Maja.

-         J’ai pêché par suffisance, je m’en excuse sincèrement. Ma volonté ardente d’aboutir à des résultats m’a aveuglé, je ne percevais plus ce que je faisais… Je suis prêt à faire amende honorable et à aider…

-         Vous avez transformé sans son accord un Halfelin en légume vivant que vous avez laissé mourir. Je ne suis témoin que de cette prédation mais j’ai un affreux doute, d’autres personnes ont-elles fait les frais de vos expériences ? En commençant par mon compagnon de mésaventures et mon ex-amant, le mage Évrard…

-         Très justement, j’ai remarqué que vous avez récupéré deux fruits au propre comme au figuré de mes recherches. Pour souligner ma bonne volonté, je vais vous expliquer.

-         Nous sommes tout ouïes…

-         Le bulbe vert pâle scintillant contient quelques souvenirs de ce monsieur, répondit Viridi en montrant Dix-sept. Le bulbe vert sombre contient la quasi-totalité de la mémoire de Messire Évrard. Ce bulbe se mettra à scintiller quand il se trouvera proche de celui-ci.

-         Délayez quelque peu…

-         Depuis des décennies, je mène l’hybridation d’une plante psycho-active interagissant avec les psychés des créatures vivantes. En entrelaçant et en fortifiant cette aptitude, j’ai pu générer une plante absorbant la psyché humaine capable même de la stocker et de la délier à loisir. Je l’ai nommé la Cérébrosenia.

-         C’est infâme et inhumain…

-         Dites-le à ceux qui souffrent d’anxiété maladive, de dépression, de troubles psychotiques… Bientôt la plante aspira uniquement ce que nous souhaiterons, le plus détestable de l’âme humaine… L’humain ou le non humain retrouvera sa candeur des origines, son lien harmonieux avec l’absolu tout. Néanmoins, cette recherche à un prix, il me fallait des cobayes…

-         Je ne sais pas si je dois applaudir… répondit Maja.

-         Prenez le bulbe vert pâle et épluchez-le comme vous le feriez avec un vulgaire oignon. Vous récupérez votre mémoire volée…

-         D’accord, je vais mettre à l’épreuve vos dires, rétorqua Dix-sept en prenant le bulbe dans sa main. Il éplucha quelques fanes. Une fine brume verdâtre émergea du fruit et ruissela en direction de la tête de Dix-sept. La brume s’effilocha brutalement au contact de la boîte crânienne. Incroyable, je viens de me souvenir du message à l’intention de Maja et plus détestablement des souvenirs volés à l’étable. Quand vous m’avez paralysé, puis placer sur la table et absorber quelques souvenirs dont ces évènements…

-         Je dois vous confesser que quand j’ai compris que vous étiez un agent du roi, j’ai pris peur et arrêter l’aspiration mémorielle… J’ai préféré vous abandonner à l’endroit même de votre rapt… Je ne voulais pas nuire aux intérêts de la couronne… Par couardise, je tentais néanmoins de dissimuler mes traces. Cela n’a pas suffit pour vous en dissuadez… répondit Viridi. Un court instant, le druide murmura dans sa barbe, il sembla soliloquer mais c’était indéchiffrable…

-         Donc nous venons de retrouver nous même par chance les bulbes concernés, avec votre mea-culpa et exégèse de dernière minute puis circulez il n’y a rien à voir… Balle au centre, j’ai été bien généreux de tout vous expliciter…

-         Je vais vous avouez que tout cela ne fut que pour gagner du temps. Tout ce que je vous ai raconté peut-être reprit par la Cérébrosenia… Vous devez déjà ressentir d’infimes contractures aux jambes qui ne sont pas dues à l’humidité ambiante mais à mon sortilège. Dame Maja, je vous vois surprise presque choquée. Pour votre gouverne, je peux psalmodier quasiment discrètement, j’ai passé un demi-siècle à m’entraîner ! »

               Maja et Dix-sept mirent genou à terre en même temps. Ils ressentirent un terrible engourdissement, ils ne pouvaient plus bouger. Ils finirent par choir complètement au sol, les poumons en feu cherchant l’air. Puis, ils tombèrent dans l’inconscience et très sûrement l’oubli…


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