Fugit Memoria
Les deux cavaliers traversaient à un bon trot la campagne automnale de Dorian. Ils longeaient quelques sous-bois et petits ruisseaux. Maja évitait la grande route au sud de la cité pour couper à travers les prairies et les futaies. Elle connaissait bien les terres de son domaine, elle adorait l’équitation et ne se lassait pas dès qu’elle en avait l’occasion de parcourir la campagne.
Elle demanda à Dix-sept de lui indiquer précisément l’endroit de l’embuscade. Elle suivit un petit sentier à travers une prairie et finit par tomber sur la grande route. Elle et Dix-sept descendaient de cheval et inspectaient l’endroit. Comme l’avait précisé l’agent de Foltest, à part du plantain et des graminées couchés, il n’y avait aucun autre indice visible. Elle reconnue la ligne de ruches longeant le bosquet, elles appartenaient bien au maître apiculteur Frederick Bossvard.
« - On va éviter le chemin principal qui mène à la ferme de l’apiculteur, on va couper à travers la futaie, rétorqua Maja.
- Vous avez de bons réflexes d’approche, vous avez reçu une bonne formation, répondit Dix-sept.
- J’ai été à la bonne enseigne, plusieurs décennies de bourlingage et de missions secrètes ont affûtés ma tempérance naturelle, répliqua Maja avec un petit sourire du bout des lèvres. Le sous bois est épais, on va tenir les chevaux à la bride. Il n’y a pas beaucoup de marche, on passe une petite montée et on devrait voir la ferme…
- Çà marche, je vous suis, repartit Dix-sept. »
Ils s’enfonçaient dans un sous bois parsemés de chênes verts et d’érables rouges. L’atmosphère sylvestre invitait au calme et à la contemplation. Néanmoins, les deux cavaliers à pied restaient les sens aux aguets. Arrivés tous deux au faîte de la montée, ils attachaient les chevaux à un arbre et continuaient seuls à travers le sous bois en descente douce. Ils approchaient à pas de loup de la ferme. La bâtisse en pierre blanche sans étage était plantée à l’orée du bois dans un creux du terrain, au pied d’un étang à l’eau claire. Une grande remise vieillie à la peinture bleue écaillée se trouvait non loin de la ferme. Un sentier en terre battue encadré d’une rangée de pommiers reliait la ferme à l’étable.
L’endroit paraissait étonnamment calme. Le poulailler était vide ainsi que l’enclos à bichette. De nombreuses pommes gâtées pourrissaient sous les magnifiques pommiers. Un potager se trouvant non loin de l’étang semblait à l’abandon, des mauvaises herbes l’avaient envahi et les légumes divers et variés avaient pourri sur pied. Tout cela n’était pas l’apanage de l’Halfelin Frederick, celui-ci tenait sa ferme au cordeau et fabriquait un cidre exquis…
En deux gestes silencieux, Dix-sept indiquait à Maja qu’il ouvrait la marche et se dirigeait vers la maison. Il sortit silencieusement son épée la tenant bien droite prêt à frapper toute cible repérée. Maja le suivait bien en retrait en veillant de ne pas le perdre de vue. La porte de la ferme entrebâillée laissait s’échapper deux gros rats détalant dans les hautes herbes folles du potager. D’un calme exemplaire, Dix-sept ne bronchait pas et ouvrait délicatement la porte tout en vérifiant que rien de singulier ne se trouvait derrière celle-ci.
Il fit signe à Maja d’attendre et pénétrait dans la première pièce de la ferme, assez basse de plafond, taillée pour le gabarit d’un Halfelin. La salle à manger était à l’abandon et en désordre. L’âtre de la petite cheminée éteint depuis pas mal de temps. Dix-sept renifla l’odeur caractéristique de la chair en décomposition. Il suivit le fumet particulier et passa le pas d’une porte menant à une petite chambre. La porte de celle-ci était quasi dégondée. La lumière pâle filtrant d’une étroite fenêtre éclairait le corps d’un pauvre Halfelin décharné et couché sur un petit lit. Son abdomen était grand ouvert, bourdonnant de mouches, d’asticots et de sang séché. Une traînée sanglante partait du lit et s’étalait au sol jusqu’à l’entrée d’une pièce contigüe à celle-ci. Dix-sept entendit du bruit émanant de la pièce voisine. Il se mit en garde.
Une créature courtaude quasi humaine se déplaçant à quatre pattes, totalement imberbe, sa peau couverte de mycoses et de marbrures cutanées ignobles apparue sur le pas de porte. Son visage proche de l’humain devint innommable quand elle ouvrit sa gueule dévoilant une dentition carnassière. Ses yeux d’une brillance écarlate ne reflétaient aucune conscience humaine ou animale. C’était une affreuse goule !
Dix-sept tenta de parer la charge de la créature mais il fut totalement déstabiliser par la force d’impact et à deux doigts au propre comme au figuré de lâcher son arme… Sous le choc, il recula et se prit le talon dans la porte presque dégondée. Ce hasardeux déséquilibre le sauva d’un coup puissant de griffes de la goule qui n’arracha qu’une bande d’enduit sur le mur.
Dix-sept était au sol, affolé, son champ de vision se bornant à ne percevoir que le corps monstrueux de la créature. D’un mouvement véloce, la goule bondit en direction de la gorge de l’homme à terre. La goule vint s’empaler sur l’épée dressée de Dix-sept. Elle s’embrocha jusqu’à la garde de l’arme tout en lacérant de ses griffes le plastron de l’agent royal. Dix-sept lâcha son arme et bourra la goule de coups de pieds tout en s’extrayant de la confuse mêlée. Il se releva prestement grâce à l’afflux d’adrénaline… Il était dans la salle à manger. Maja venait d’entrer et remarquait la goule tentant frénétiquement d’ôter l’épée traversant son corps… La créature trépignait, se cabrait, éructait excessivement, tapait dans les murs et le mobilier sans pouvoir se débarrasser de cette épée plantée.
Alors que Dix-sept reculait pas à pas de l’objet de sa peur, la magicienne commença à déclamer des mots chargés de magie et à tracer d’amples gestes dans l’air. Dans la seconde, des escarbilles rougeoyantes apparaissaient dans le sillage de ses bras. Elle rapprocha ses mains pour former comme un ovale au sein duquel se manifesta une petite boule de flammes. D’un geste vif de la main, la boule partit en direction de la goule. Quand la sphère embrasée percuta l’épiderme de la créature, le feu devenu liquide enflammait la chair.
La goule fut prise dans un linceul de flammes, l’odeur de chair brûlée envahit la pièce en un instant. La brillance enflammée ne dura qu’un battant de cils et laissa la place à un corps totalement carbonisé. Dix-sept se tournait vers Maja la remerciant par un mouvement de tête silencieux.
« - Attention, une goule esseulée est fort rare ! Haleta Maja en reprenant son souffle.
- C’est ma première goule, elle est d’une vitesse et d’une force de frappe ahurissante… J’ai été déstabilisé dès le début du combat, répondit Dix-sept tout en époussetant son plastron marbré de zébrures.
- On a eu de la chance, poinçonné comme elle était, j’ai pu passer mon sortilège enflammé assez facilement. La goule a un organisme très inflammable qui prend feu aussi rapidement que du petit bois !
- Bravo, vous avez gardé votre calme plus que moi… Vous méritez une médaille !
- J’ai traversé le feu du combat à plusieurs reprises et j’ai un ami sorceleur, répondit Maja en faisant un clin d’œil espiègle à Dix-sept. »
Après un moment, Dix-sept ramassa un tisonnier à la cheminée et s’approcha du corps calciné de la goule. La créature avait bien cuit, sa chair et ses os en étaient devenus curieusement friables. Dix-sept n’eut aucune difficulté à ôter sa lame d’un corps tombant en morceau comme un tas de feuilles mortes. L’épée avait pris cher, la fournaise l’avait intensément calcinée l’émoussant sérieusement.
Tisonnier et épée brûlée à la main, avec pas mal de vigilance et de prudence, Dix-sept finit par explorer l’ensemble de la maisonnée. Il ne tomba sur aucune autre menace. Quand il revint dans la chambre, Maja finissait d’examiner le cadavre du pauvre Halfelin. Elle ôta son mouchoir de devant la bouche.
« - Pauvre Frederick, veuf depuis pas mal de temps… Il vivait seul ici. Ce n’est pas la goule qui l’a tué… Il était mort depuis un moment… La goule a senti le cadavre putréfié et elle est venue se rassasier… Je sais reconnaître les symptômes de la faim et de la soif… Il semble s’être laissé mourir… C’est très étrange, à ma connaissance, il n’était ni dépressif ni gravement malade… conclut Maja.
- J’ai fait le tour des pièces, rien à signaler à part un désordre indescriptible et une saleté crasse datant de plusieurs semaines, répondit Dix-sept.
- Peut-être que Frederick est tombé brutalement malade et qu’il a laissé tout partir à volo…
- J’ai trouvé des trucs bizarres comme pas à leur place… Des œufs pourrissants planqués sous des draps soigneusement rangés, des couteaux et fourchettes placés dans le seau d’aisance, des tas de plumes de poules fourrées dans des tiroirs…
- Intéressant, des signes probants de démence, de sénilité… Une décompensation mémorielle, un sacrée coup expliquant peut-être sa mort de faim et de soif.
- Je pense à Évrard et sa totale confusion… Liée ?
- Peut-être bien… répondit Maja songeuse. »
Ils entendirent tous deux un gros tapage et le bruit caractéristique d’un chariot lancé au triple galop. A peine sorti de la maison, ils remarquaient une grosse carriole bâchée sortant à toute vitesse de l’étable. Deux hommes en noir assis à l’avant dirigeaient le véhicule. Deux autres hommes se hissèrent à l’arrière du véhicule et pointèrent leurs arbalètes en direction de Maja et de Dix-sept. Le chariot bringuebalait si fortement que les tirs se perdirent dans la nature. Par contre, ils eurent tout de même l’effet escompté, Maja et Dix-sept se couchèrent au sol.
Quand la magicienne et le soldat se relevèrent le chariot n’était plus qu’un étroit nuage de poussière à l’horizon. La magicienne épousseta de dépit sa veste tout en grommelant quelques mots dont un charretier aurait rougi.
« - Bon en conclusion, la piste suivie n’était pas si farfelue… On vient de retrouver la trace de nos hommes en noir, dit Dix-sept.
- Pour la reperdre aussitôt, compléta Maja.
- On est trop loin de nos chevaux… Reste plus qu’à explorer l’étable en quête d’indices !
- Qui que ce soit, ils vont me le payer, mon ex-amant est aphasique, un de mes protégés est mort et ce crime ne restera pas impuni… »
La double porte de l’étable était grande ouverte. De nombreuses caisses se trouvaient là, elles avaient été toutes fracturées. Elles portaient des estampilles diverses : « Père et Fils Lomange » – « Transports Wilfrid » – « Marché de Dorian ». Les hommes en noir semblaient être également de vulgaires brigands. Il y avait un camp sommaire au fond de l’étable, quatre hamacs, des ustensiles de cuisine et un vieux poêle. Quelques sacs de provisions et pas mal de cruches à vin vides trônaient par endroit. Trois longues et lourdes tables en chêne avec des menottes fixées au bois indiquaient que ces malandrins avaient des pratiques plus sordides. Chaque table disposait d’un curieux appareillage de tubes, de petites branches avec accroches métalliques et d’un serre-tête réglable. On se livrait ici à des expérimentations singulières.
« - J’ai une angoisse soudaine, moi et Évrard avons-nous été placés sur ces tables ? demanda Dix-sept.
- C’est malheureusement bien possible… J’ai du mal à imaginer ses hommes en noir, ses malandrins responsable de ces études, répondit Maja tout en manipulant maladroitement un serre-tête.
- Que faisons-nous ?
- Je vais tenter un rituel d’Hydromancie dans l’étable. Je pourrais entrapercevoir des évènements passés et par la même récupérer des indices…
- La magie m’étonnera toujours…
- Il ne faut pas sous-estimer les potentialités de celle-ci, elle brise les barrières du possible mais elle entrouvre tout autant un passage vers le chaos pur que la psyché humaine ne peut appréhender et supporter.
- Brrr, cela me donne des frissons dans le dos…
- Auriez-vous l’amabilité de me trouver un grand bol et de me le remplir d’eau pendant que je cherche les divers ingrédients du rituel dans ma besace, répondit Maja en posant sa besace sur une table tout en commençant à y farfouiller.
- Aucun problème, il me semble avoir vu une bassine dans la ferme, dit Dix-sept en marchant d’un bon pas vers la bâtisse. »
Au bout d’un moment, Dix-sept revint tout doucement avec une bassine chargée d’eau et la déposa sur la table. Maja avait soigneusement rangé l’ensemble des composants nécessaires. Elle pouvait commencer. L’agent royal regardait la préparation du rituel avec concentration. Maja jetait quelques petits cristaux étranges qui fumèrent quelques instants au contact de l’eau. Puis, elle ajoutait des fleurs séchées qui se fragmentaient aussitôt dans l’eau de la bassine. Enfin, elle laissa tomber une perle et des sels argentés dans l'eau frémissante. La magicienne psalmodiait tout en réalisant cette singulière recette. Au bout d’un moment, elle se figeait les traits de son visage totalement inexpressifs. Son regard se perdait dans la contemplation de son reflet.
Le reflet de la magicienne se troublait bizarrement, Dix-sept ne rêvait pas, il commençait à discerner des images animées se refléter sur l’eau…