Fugit Memoria
« Il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre, Horatio, que n’en rêve votre philosophie. » Hamlet de William Shakespeare.
Il faisait nuit dans les bois du Taker Lianat. La forêt était ancienne et moussue, les branches noueuses et tordues s’élevaient telle des griffes vers le ciel. Par centaine, des boules de gui avaient envahi la totalité des branchages. Des milliers de lianes épaisses couvraient l’ensemble de la canopée enfantant un univers sylvestre étouffant et angoissant. Sous la mousse et le sombre humus, il y avait de vieillies pierres et d’antiques chaussées défoncées. Tout laissait penser que cette forêt sinistre avait étreint et recouvert un antédiluvien village humain ou autre ? Nul ne l’avait appris… Mousse et arbre ne parlaient pas… Certains invités de ces bois parlaient aux plantes, ils savaient mais n’en diraient rien.
Un vénérable moulin de brique écrue, enkysté de mousses et de plantes grimpantes ployait sa toiture vermoulue vers le sol. De loin, il faisait presque penser à une demi-lune posée délicatement sur la terre et recouverte de verdure. Les vieilles ailes du moulin ne tenaient qu’à l’aide d’une gangue de lianes les couvrant comme des attèles improbables… Une étroite et unique fenêtre faisait parvenir la lumière du ciel étoilé dans l’édifice. La faible luminosité dévoilait quelques tables et étagères empoussiérées chargées de tout un ancien bric-à-brac alchimique. Il y avait plusieurs grabats dans la pénombre, l’un d’eux était occupé par un homme agonisant. Il ne se rappelait plus d’avoir été Dix-sept, Strie Bleue au service de Vernon Roche. Il poussait un dernier long râle et s’éteignit sans avoir même conscience de sa propre disparition, un mal pour un bien pour l’homme qu’il fut.
Les heures s’écoulèrent jusqu’à l’aube dans un silence sépulcral. L’ouverture de la serrure de la porte du moulin brisa la quiétude du lieu. La porte s’ouvrit sur Viridi et deux hommes en noir. Le druide marcha paisiblement jusqu’au grabat de feu Dix-sept et constata le décès. Il ordonna à ses hommes de main de transporter le corps afin que celui-ci nourrisse les plantes du Taker Lianat. Puis, Viridi chercha Maja, elle devait se cacher dans la pièce. Il l’avait laissé là, la veille au soir dans un état de catatonie certaine. Son sourcil gauche fut pris de tremblement soudain, cela lui arrivait souvent quand il était en proie à une sourde anxiété. Il ne comprenait pas ou avait pu passer la magicienne dans une pièce verrouillée ou l’unique lucarne se situait à dix mètres du sol.
Il avait pourtant veillé tout particulièrement à qu’un bulbe de Cérébrosenia absorbe la totalité de la psyché de Maja. Viridi était même convaincu qu’en capturant la pensée de celle-ci, il avait tout autant étouffé la capacité à la magie de Maja. Il était vain d’appelé Dame Maja, ce nom ne devait plus rien signifier pour elle. Toujours flegmatiquement, Viridi sortit du moulin et s’approcha d’une Ékinoppyre dissimulée dans le lierre épais du mur. La plante sensible semblait calme, la terre autour de celle-ci n’avait pas été retournée… Par conséquent, la plante n’avait pas réagi à une quelconque présence étrangère… L’Ékinoppyre avait pour habitude de répondre agressivement à l’approche de tout intrus… Au Taker Lianat, tous les druides et leurs sbires avaient un marqueur chimique qui indiquait aux Ékinoppyres de ne pas les considérer comme des menaces. Par conséquent, Maja n’était pas passée par là… Avait-elle pu ouvrir un portail magique ? Profitée d’une aide extérieure ? Peu probable mais à part cette option, Viridi ne comprenait pas cette étonnante évasion…
Une fois descendu de la colline, Viridi s’enfonça dans un tunnel partiellement dissimulé par de longues branches de lierre noir. Il poussa une grille rouillée et poursuivi son chemin à travers un labyrinthe de couloirs maçonnés. Des centaines de crânes humains s’alignaient dans les alcôves couvertes d’un linceul de poussière. Les récits relataient que ces restes humains dataient d’avant l’arrivée des Exilés. Cette communauté humaine se serait éteinte par une épidémie sans laisser de trace à part ce vaste ossuaire.
De loin en loin, des touffes d’épiphytes bioluminescentes diffusaient une clarté bleutée. Viridi pénétra dans une pièce singulière, il y avait un arbre immense planté au centre de celle-ci. Ses milliers de branches fines s’élevaient jusqu’au plafond puis s’agrippaient sur celui-ci semblant chercher désespérément une faille dans la maçonnerie. Ses branches noires et noueuses portaient des fruits blanchâtres à divers stades de maturation. Viridi ne se lassait jamais de contempler l’unique Cérébrosenia du Continent. L'immense arbre à oignon formait des batteries de petits bulbes à la place des fleurs.
Tout autour de l’arbre, en cercle, il y avait plusieurs tables avec des appareillages serre-tête. Des arcades faisaient le tour de la pièce, on pouvait déceler dans la pénombre, des centaines de casiers grillagés, chacun d’eux renfermaient un bulbe de Cérébrosenia gorgé de pensée volée. Chaque casier disposait d’un petit carré d’ardoise plate ou était écrit en langue commune le nom et prénom de la personne à l’esprit dérobé, dernier témoignage de leur existence mémorielle.
Viridi se dirigea placidement vers le casier ou il avait déposé le bulbe mémoriel de Maja. Le casier était vide… Curieusement vide… Il ne pouvait avoir de traître au sein du Taker Lianat. Viridi y veillait scrupuleusement, il nettoyait les psychés de toute pensée subversive… Et pourtant, il constatait le vide de la cage… Les hommes en noir, ses sbires étaient régulièrement vidés psychiquement pour les garder totalement sous la coupe du Taker Lianat… L’un d’eux aurait-il pu échapper à son conditionnement ? En tant que Hiérophante, il était le maître du cercle des druides, ses rares collègues avaient toute confiance dans ses travaux et les plus curieux avait été lavés régulièrement de toute réminiscence intrusive. Ce lieu était tenu secret…
Il y avait toujours un risque, Viridi n’avait pas tout appréhendé dans le maniement des bulbes. Pour sélectionner la quantité de mémoire à absorber, il fallait manipuler des bulbilles placées au cœur du bulbe. Même si Viridi avait progressé dans la compréhension des bulbilles, il n’était pas dupe, des choses lui échappaient encore… Justement, la magie… Par essence, elle était chaotique et que faisait le bulbe de son absorption. Il devait se l’avouer, Évrard et Maja demeuraient ses deux premiers magiciens en matière de cobaye… Le bulbe d’Évrard justement… Viridi fit quelque pas et chercha le bulbe du magicien, le casier était désespérément vide… De nouveau, le druide fut parcouru d’une terrible inquiétude, il avait du mal à lutter contre ses bouffées d’anxiété… Son nerf facial fut parcouru d’un fourmillement, il passa délicatement ses doigts sur le visage plus par réflexe car cela n’affecterait en rien son affection nerveuse. Il s’approcha et prit le temps de regarder précisément le casier d’au-dessous. C’est là qu’il remarqua de minuscules fanes cendrées qui s’étaient déposées plus bas dans les casiers…
La psyché du druide travaillait à plein régime. Il se savait lucide et à l’esprit acéré. Il venait de comprendre et émettait une première explication. La magie, voilà la donnée qu’il lui avait échappé. Le bulbe avait absorbé une partie de cette essence particulière, cette singularité si puissante, si mouvante que le bulbe n’avait pas survécu à cette imprégnation. Le bulbe s’était désagrégé mais la psyché libérée aurait du se perdre dans l’éther à jamais. Cela il l’avait expérimenté, il fallait être à moins de cinq mètres du bulbe pour récupérer les pensées volées…
La magie suivait des lignes de forces ésotériques comme une toile invisible à travers le paysage. Pour une raison obscure, certains endroits formaient des entonnoirs ou la magie avait tendance à s’agglomérer, un nœud d’énergie élémentaire… Est-ce qu’une psyché intrinsèquement liée à la magie n’a pas suivi sa propre ligne de faille jusqu’à rejoindre son creuset, l’esprit du mage ?
Le druide se dirigea vers une rangée de petits coffres, il avait l’habitude de prélever un trophée sur chaque cobaye. Il farfouillait un des coffres et mettait la main sur le pendentif de Maja sertie d’une belle malachite, très sûrement la pierre de cœur de la magicienne.
Tout en cogitant intensément, Viridi quitta le complexe et repartit une nouvelle fois pour le moulin. Une fois dans le vieux laboratoire d’alchimie, il psalmodiait et tentait avec la vue magique de repérer de la magie résiduelle. Banco, comme pourrait dire un nain de la Banque Vivaldi. Il remarquait des escarbilles évanescentes dans l’air, totalement invisible au profane mais le signe subsistant de l’ouverture d’un portail magique. Tout semblait s’agencer, le bulbe gorgé de magie se fissure et la psyché teintée de magie ruisselle à travers les lignes ésotériques de faille vers le creuset qui l’a enfanté, c'est-à-dire l’esprit de Maja. La magicienne récupère son pouvoir, sa mémoire et ouvre un portail magique vers chez elle… Viridi avait une nouvelle fois péché par suffisance, il aurait du être plus vigilant sur le traitement des psychés des êtres doués de magie… Voilà qu’une magicienne proche du roi pouvait mettre à mal la survie du Taker Lianat…
Que faire… La Baronne ferait un courrier au roi, obtiendrait audience, réclamerait justice et avertirait les Stries Bleues… Viridi avait entendu parler de Vernon Roche, l’homme des basses besognes de Foltest, un homme sans pitié aucune pour les subversifs et les non humains. Viridi était convaincu que ce type rangeait les druides dans la catégorie des réfractaires…
De source sûre, il avait appris qu’une partie de la noblesse se montrait de plus en plus indocile envers Foltest, fomentait une fronde. Le roi esseulé n’hésitait plus à museler celle-ci, la dressant davantage contre sa personne. La mort de quelques serfs et manants passaient encore mais celle d’un agent secret du roi passerait beaucoup moins… Ses confrères druides ne le supporteraient pas, Viridi serait démis de son poste d’Hiérophante et sûrement offert en pâture au roi pour laver le déshonneur du cercle… Que deviendrait le Cérébrosenia ? L’arbre passerait aux mains d’un de ses crétins de collègues, finirait incendier ou pire dans les mains du roi… Il devait agir et protéger son petit, protéger son œuvre pour la postérité… Il devait reprendre la main et coupé l’herbe sous le pied de la baronne de Dorian. Mais comment ?
Une nouvelle fois, Viridi quitta le moulin et chemina sur la crête. En y regardant de plus près, la crête couverte d’un épais tapis de feuilles mortes et d’herbes, était constituée de toitures, de tuiles sales et brisées. Des bâtiments entiers avaient été recouverts par la végétation. Viridi s’arrêta devant un soupirail qu’il souleva à l’aide d’une vieille chaîne rouillée. Il emprunta une échelle en fer et descendit jusqu’à un vaste entresol. Les fenêtres de l’ancienne bâtisse étaient clôturées par des racines et des pierres. La seule clarté venait de la trappe ouverte. Le sol en pierre grouillait de cloportes et de blattes qui s’éloignaient de la lumière et de la présence du druide. Cela sentait, le rance mais il y avait un autre fumet, presque singulier, un air de moisi, d’avarié assez vomitif.
Dans un angle de la pièce, une masse de ténèbres lovée sur elle-même apparaissait et disparaissait par intermittence, matière et non matière à la fois... Un son flûté chuintant émanait de la chose ancienne, de ce vestige plus antédiluvien que le premier des Vran. Les plus antiques récits émettaient l’hypothèse que les Vran avaient chassé jusqu’au dernier ces choses, ces Polypes Vivants… Les Vran semblaient-ils en avait négligé quelques-uns…
La créature devait peser autant que quatre humains mais elle semblait s’affranchir de la gravité sans à avoir besoin d’une quelconque paire d’ailes. Le Polype Vivant se contorsionnait et posait au sol une dizaine de fines tentacules se terminant chacune en un unique doigt humain. Heureusement pour la santé mentale de Viridi que la chose devenait partiellement invisible par moment. La myriade d’œil jaune, de bouche dentelée, de kyste, de boursouflure suintante, de goitre et de protubérance affreuse disparaissaient à sa vue.
« - Tu m’entends ? » émit le druide en cachant maladroitement l’angoisse de sa voix. Le son flûté se modifia quelques instants comme une réponse à la question. Une vive brise souffla dans la pièce, la créature sembla se segmenter en trois morceaux puis se réassembler.
« - Je viens à toi pour quémander ton aide en vertu des anciens pactes. Je déclame une chasse à l’homme. Pars te repaitre de la vie de Maja de Dorian, baronne et magicienne. Voici, un de ces objets fétiches pour la pourchasser. » Viridi se mit à genou et leva sa main bien au-dessus de sa tête en signe de soumission et d’offrande. Il y eut un silence puis Viridi siffla un air mélancolique, il ne devait omettre la moindre note musicale. Autrement, il ne donnait pas cher de son corps et de son âme. Il s’appliqua et ne dévia pas d’une octave. Le Polype Volant étira un de ses tentacules et happa le pendentif de Maja qui disparut dans le corps tressautant de celui-ci.
Dans un souffle d’air ébouriffant, le Polype Vivant quasi invisible s’échappait de la salle par le soupirail qui trépidait quelque peu au passage invisible de la créature. Viridi se releva lentement avec un sourire sardonique aux lèvres. Aucune proie n’échappait au Polype Vivant… Maja était déjà morte… Un fourmillement nerveux couru sur la joue du druide, maudite anxiété…