Le Sorceleur, le Spectre et le Géant
La bergerie saccagée la plus proche était à une heure de marche de Trézac. Avec l’aide du plan, Wyn ne perdait pas trop de temps, il tournait aux bons embranchements, suivait les bons sentiers et repérait les pierres dressées ou les antiques dolmens pour ne pas s’égarer. Seul dans la nature, cela le changeait fortement de l’ambiance citadine de Gors Velen. Par ailleurs, pas totalement rassurer, n’étant pas montagnard, il savait que ce paysage recelait des dangers insoupçonnés.
En milieu d’après-midi, il arrivait en approche de la bergerie. Le bâtiment en pierre de schiste se nichait dans un pli rocheux du terrain tout proche d’un étang de montagne à l’eau cristalline. La toiture en ardoise de la bergerie semblait avoir été poussée sur les deux côtés du bâtiment. Une tempête pouvait soulever un toit de chaume mais pas un toit d’ardoise… Les spectres n’étaient pas connus pour avoir un tel pouvoir non plus… Les murs intacts ainsi que la porte de la bergerie donnaient une ambiance incongrue face à la toiture abattue. Wyn poussait la porte et pénétrait dans le bâtiment sans toit, les sens aux aguets. Il y avait des auges, du foin humide et des centaines empreintes de moutons dans la terre battue. Dans un coin de la salle, des tâches brunâtres apparaissaient sur un mur et au sol. Sûrement du sang humain, l’endroit du berger écrabouillé, dixit l’échevin.
En farfouillant, Wyn ne repérait aucun indice intéressant. A part quelques traces de pas humain, assurément ceux qui ont transporté les restes du berger et constater le vol. En suivant ces traces, à une vingtaine de mètres de la bergerie, il découvrait une tombe fraîchement creusée. Un bâton de berger reposait sur la longueur de la tombe. Il y avait un petit tas de caillou soigneusement dressé ou avait été déposé un collier de petits morceaux de verre coloré. Wyn laissait la tombe tranquille et prenait du recul. Il grimpait sur une imminence rocheuse offrant une vue d’ensemble de la bergerie. Il regardait avec concentration, les rochers, l’étendue herbeuse et les sentiers battus par les pattes des moutons. Peu à peu, il plongeait dans un état second, sa vision devenait incroyablement colorée et nuancée. Il remarquait des traces curieuses grandes et distantes de quatre mètres entre elles. Il s’approchait de l’une d’elle à pas de loup, sa vision concentrée ne lui permettait pas de courir. C’était une trace de pas, un pied nu énorme partiellement recouvert de sphaigne humide et de foin. L’empreinte d’un géant, Wyn se tenait au centre de celle-ci, il devait mesurer huit mètres de haut et avoisiné les cinq tonnes.
Logiquement, les géants avaient totalement disparu du Continent depuis des siècles. Communément, il était admis qu’il restait une poignée de demi-géants, surtout des ogres et des cyclopes. Même ces dernières espèces étaient quasi éteintes… Selon les érudits, les géants étaient des humanoïdes natifs, pré-conjonction des sphères, ils furent principalement éradiqués par les nains car ils vivaient eux aussi dans les montagnes. Malgré ou grâce à leur petit taille, les nains furent de redoutables tueurs de géants et exterminèrent copieusement cette espèce.
Selon les contes et légendes, les géants n’étaient pas forcément malveillants. Ils vivaient en milieu montagnard comme des pâtres, ils élevaient d’énormes troupeaux d’ovins ou de bovins selon les endroits. Leur niveau de technicité ne dépassait guère l’âge de pierre. Ils parlaient maladroitement la langue commune. De nature très grégaire, territorial, le géant protégeait sa caverne montagneuse contre tout intrus.
Wyn pouvait suivre les empreintes de pas tant qu’il ne quittait pas son état de perception améliorée. Se déplacer en montagne avec cette vision distordue pouvait se révéler extrêmement dangereux. Par endroit, il chancelait, à d’autres, il glissait quelque peu sur la roche. Il devait descendre des éboulis, s’aventurer dans d’étroites ravines… Bonant-malant, il se déplaçait avec prudence sur un bon kilomètre. Puis trop harassé, il quittait cet état perceptif. Wyn s’accroupissait à l’ombre d’un rocher et se plaçait en transe méditative pour reposer ses sens trop stimulés et crispés.
Au bout d’un long moment, il se sentit épié et ouvrit subitement ses yeux. Face à lui, à trois cent mètres, se tenait un éblouissant cheval blanc sur une roche plate entourée d’éboulis. L’équidé ne bougeait pas, immobile occupant cette place incongrue. Comment un cheval sauvage aurait pu se tenir à cet endroit en pleine montagne ? A l’instar du loup blanc, fixé ce cheval agaçait la rétine, piquait les yeux. Wyn détournait le regard à peine deux secondes, le cheval avait tout simplement disparu sans laisser la moindre trace… La nature semblait tout à coup silencieuse, Wyn se sentait bien seul au milieu de ces étendues sauvages… Puis, le bruit habituel des alentours repris son cours, bruissements des insectes, gazouillis des oiseaux et ululement de la petite brise printanière.
Wyn remarqua un mouton solitaire à deux cent mètres, l’ovin se trouvait sur une bande herbeuse à l’entrée d’une étroite combe. Le sorceleur descendit prudemment une pente caillouteuse. En le voyant approché, le mouton fit demi-tour en empruntant le fond desséché de la combe. Wyn suivit cette piste. La combe menait à une étroite dépression collée au pied d’une falaise. Deux énormes plaques de schiste formaient comme une charpente pentue, triangulaire dévoilant l’entrée d’une haute caverne. Sur un des côtés de l’entrée, il y avait un enclos en branches et branchages mal équarris. Le sorceleur vit le mouton se faufiler dans une trouée pour rejoindre la protection de cet enclos rustique. Wyn avait certainement trouvé l’endroit de villégiature du voleur et donc du géant, géant au demeurant dangereux car il n’avait pas hésité à tuer des humains pour s’emparer des ovins.
L’enclos ne comptait que cinq malheureux moutons, on était bien loin du compte. Sans gardien, Wyn ne donnait pas cher de la survie de ses pauvres herbivores. Avant d’explorer la caverne, il sortit de la poche intérieure sa veste, une petite potion et avala une gorgée du liquide. Instantanément, ses pupilles de chat se dilatèrent, l’obscurité de la caverne s’estompa tout autant. Le sol de la caverne avait été sûrement nivelé, curieusement assez plat et perpendiculaire à l’entrée. Le plafond étayé de plaques de schiste faisait penser plus à un tunnel façonné qu’à une caverne naturelle.
Wyn fut surpris de l’absence d’humidité même il lui sembla que la température s’élevait plus il s’enfonçait dans le tunnel. Il y avait de nombreuses traces d’empreintes de moutons dans la boue sèche et la terre battue de l’endroit. L’élément le plus curieux était la présence de sable fin. Il y avait comme des flaques de sable ou des petits amoncèlements tout le long des parois du tunnel. De plus, le sable n’était guère humide, d’une tiédeur incongrue. Peu à peu, le sable vint à couvrir toute la surface du sol. Wyn avait l’étrange sensation de se déplacer le long d’une plage alors qu’il suivait un boyau caverneux.
Puis, il arriva au fond du tunnel. Il y faisait chaud, Wyn hésitait à tomber la veste. Le tunnel s’achevait sur un mur de roches grises et sèches. Son médaillon de sorceleur se mit doucement à vibrer. Une frise de glyphes magiques rougeâtres ciselés longeait tout le périmètre du mur formant comme un parfait triangle équilatéral… Il y mettrait sa main à couper, Wyn se tenait face à un portail magique gigantesque…