Le Sorceleur, le Spectre et le Géant
Wyn reprenait son souffle en s’asseyant sur un rocher le long du sentier escarpé. Peu habitué à l’air en altitude, il séjournait habituellement dans les marais de Velen. Il avait accepté une chasse aux monstres dans le massif ancien au sud de Gors Velen. L’échevin du petit village de Trézac souhaitait l’aide d’un sorceleur. Wyn sortit de sa poche la petite lettre récupérée sur le panneau d’affichage à l’entrée de la cité : « Cherche Sorceleur pour occire un spectre qui massacre nos moutons et glace d’effroi nos bergers. L’esprit d’outre-tombe nous dépouille de nos moutons mettant en péril la survie de notre communauté. Offre bonne récompense pour sa destruction. Tout exorciste peut s’abstenir de venir. L’esprit à chasser fait fit des génuflexions publiques de foi. L’échevin de Trézac. »
Pour ceux qui ne connaissaient pas le Sorceleur Wyn, il était d’allure athlétique, à la musculature sèche. De taille moyenne, il avait l’apparence d’un jeune homme alors qu’il venait de fêter ses quarante-six printemps, l’organisme mutant d’un sorceleur octroyait un vieillissement très ralenti. Il avait des yeux de chat ambrés propre à sa caste. Toutes les veines de son bras gauche jusqu’à la pointe de ses doigts étaient de couleur noire, une meurtrissure glauque obtenue lors d’un combat contre un insecte géant à la morsure empoisonnée. Son visage était avenant malgré son regard inhumain et son crâne impeccablement rasé. Il portait un pantalon en cuir noir ajusté, une paire de bottes consolidées, une chemise sans manche de couleur noire. Avec cette escapade en montagne, il avait opté pour une veste en cuir noir renforcée aux épaules et à manches longues. Dans le dos, il portait les épées caractéristiques de sa fonction : un sihill d’acier nain et une épée en argent. Pour compléter le tout, il dévoilait ostensiblement autour du cou, le médaillon magique de l’École du Chat.
Wyn avait rejoint l’École du Chat, non par choix mais par péremption. Tous les sorceleurs loupés étaient abandonnés à la caravane de Dyn Marw. L’Épreuve des Herbes avait laissé Wyn complètement amorphe, plongé dans une affliction infinie. Selon les dires de ces anciens mentors, son organisme avait mal réagi aux mutagènes. Wyn n’avait pas été tué malgré sa torpeur autant physique que psychologique. Pendant dix ans, contre toute attente, avec des soins quotidiens, il était sorti de sa léthargie récupérant force et vitalité. Les dix années suivantes, il acquerra des compétences martiales, en Signes et en alchimie. Depuis six ans, il a quitté sans retour possible la caravane de l’École du Chat et arpenté en solitaire la voie du Sorceleur.
Le paysage montagneux réjouissait Wyn, cela le changeait de l’habituel paysage morne et plat des tourbières. Avec plaisir, il regardait le panorama qui s’offrait à lui, des cascades d’eau vive caracolant le long des versants, des bouquetins sautillant parmi les rochers, les verts alpages couverts de fleurs printanières. Malheureusement, la matérialité repris ces droits. Wyn enleva sa botte droite pour constater que le trou dans sa semelle n’avait pas disparu par le truchement des dieux. Il faudrait impérativement qu’il trouve un cordonnier à Trézac. Il se leva, respira un bon coup et souleva son sac en jute contenant tout son attirail alchimique.
Un peu plus loin, il se sentit bizarrement épié. Il balaya son regard en hauteur jusqu’à remarquer un magnifique loup blanc à l’orée d’un épais bosquet de mélèzes. Le loup assis sur son postérieur le regarda un long moment puis calmement s’enfonça dans l’obscurité du sous-bois. Curieux animal plutôt connu pour sa discrétion, la vision du loup avait étonnamment imprégnée sa rétine. Wyn se frotta les yeux pour effacer cet étrange loup de son esprit. Peut-être l’avait-il trop fixé.
Au zénith, il parvint en approche du village de Trézac niché sur un promontoire rocheux offrant une vue imprenable sur la vallée et un site défensif exceptionnel. Trézac était le village le plus isolé du massif. D’après la carte que Wyn avait mémorisée à Gors Velen, l’autre versant du massif appartenait à Brokilone, la forêt des dryades, ennemies immémoriales de l’humanité.
Le village comptait une trentaine de maisons au toit d’ardoise, il était ceinturé par un mur étroit en schiste gris qui suivait les pentes du promontoire. Le sentier le mena à la porte d’entrée du village. Il y avait un couple de vieux assis sur un banc à l’ombre du passage. Ils tournèrent tout deux leur regard vers Wyn. Le vieil homme cracha sa chique à quelques pas du sorceleur. C’était un affront mais venant d’un vieil homme, Wyn se ravisa à sortir prestement sa lame. Par ailleurs, il était habitué à susciter le dégoût.
- Salutations à vous, je cherche l’échevin de Trézac pour du boulot ? demanda Wyn avec un grand sourire. Intérieurement, il le regretta, un sourire couplé avec son étrange regard produisait l’inverse de l’impression souhaitée à l’entourage.
- Remontez toute la rue principale, vous tomberez sur une petite placette, c’est le bâtiment d’en face, répondit la vieille femme édentée assise à côté du vieux grincheux.
- Vous avez un cordonnier au village ? émit Wyn.
- Oui, la troisième venelle sur la droite, vous ne pourrez pas rater l’unique échoppe d’artisan de la ruelle.
Il est vrai que la rue principalement en pente ressemblait plus à une ruelle ponctuée d’escaliers. Wyn déboucha sur une placette qui donnait sur une partie du promontoire, le point de vue était exceptionnel. Un magnifique chêne ombrageait une grande partie de la placette adoucissant le soleil de midi. Wyn frappa à la lourde porte renforcée de la maison de l’échevin. Un homme en armes lui ouvrit la porte. Wyn se présenta et lui expliqua les raisons de sa venue. Le garde lui demanda de déposer ses armes à l’entrée. Wyn obtempéra sans rechigner. La maison était remplie de caisses et de boîtes de diverses tailles, la grande majorité du mobilier rangé dans celles-ci. Le garde lui expliqua que l’échevin quittait bientôt Trézac pour Gors Velen.
Ils montèrent à l’étage, un deuxième garde vint à accompagner le duo. Ils débouchèrent sur un grand bureau très austère, la plupart de la décoration et du mobilier avait été rangé. Un homme âgé à la barbe blanche soignée cassait la croûte dans un coin du bureau. Il essuya sa bouche avec une serviette et fit signe d’avancer à Wyn. Il proposa un verre de vin au Sorceleur, que celui-ci accepta avec plaisir, la bouteille semblait être un bon cru de Toussaint.
- Enfin, mieux vaut tard que jamais, un sorceleur se présente à ma porte… Dans quatre jours, vous ne trouviez personne. Je déménage définitivement pour Gors Velen loin des frimas et des spectres de cette contrée abandonnée… Je me présente Venceslas de Chênais, bourgmestre démissionnaire de Trézac.
- Salutations échevin, je me présente Wyn, sorceleur. Je viens pour l’annonce en espérant qu’elle tient toujours…
- Oui, même si la situation est désespérée, je maintiens mon offre. Au moins, mon successeur pourra partir sur un mandat assaini.
- Pouvez-vous m’exposez la problématique et votre prix ?
- Bien entendu, asseyez-vous cela risque d’être long, rétorqua Venceslas en présentant une chaise à Wyn.
- Je vous écoute… répondit Wyn en se calant confortablement dans la chaise.
- Depuis quatre mois, une par une et une par mois, quatre bergeries ont été attaquées, les bergers écrabouillés et les moutons enlevés. Plus d’une centaine de bêtes ont tout bonnement disparu, sans laisser de trace. Aucun gardien de troupeaux n’a survécu pour raconter le déroulé de ces méfaits. Tout laisse à penser que c’est l’œuvre du démoniaque spectre appelé le Drac. Vous n’avez sûrement jamais entendu parler du légendaire Drac ?
- Non, rien de rien. C’est la première fois que je m’aventure dans ce massif montagneux et sauvage de la Témérie.
- On raconte que le Drac est aussi antique que les malfaisantes dryades voisines. Il est le croquemitaine de la contrée. On pensait le démon de ces vieilles montagnes assoupie depuis des décennies puis voilà que les légendes reprennent vie. Le Drac est de retour ! De nature protéiforme, il est aussi évanescent qu’un spectre. Il n’apparaît que la nuit et retourne au néant à la lumière du jour. Il prend notoirement la forme d’un mouton noir venant se mêler aux troupeaux de moutons à la nuit tombée. Dans la pénombre, il peut se camoufler parmi les moutons sans qu’un berger sans aperçoive. Ensuite, il ouvre un portail magique vers son antre et dérobe ainsi tout le troupeau au nez et à la barbe du berger. Des fois, il revêt l’apparence d’un berger habillé d’une grande houppelande et d’un chapeau à large bord. Pour le confondre, il faut l’approcher. A la lumière d’une lanterne, on découvre qu’il est tout noir, peau, yeux et chevelure d’un noir d’encre. Il joue au berger tout en dérobant des moutons. Plus rarement, dans la nuit la plus noire, il apparait sous la forme d’un cheval ou un loup d’une blancheur éblouissante…
- Que la nuit ?
- Oui, d’après les rumeurs… Pourquoi ?
- J’ai vu un éclatant loup blanc dans les hauteurs à l’orée d’un bois touffu…
- Nous avons des loups dans nos bois… Une plaie pour les bergers bien plus gérable par rapport à l’hémorragique Drac pourrait-on dire… Les chiens de troupeaux contiennent les loups, face au Drac même eux ne voient rien venir…
- A ce premier témoignage, je trouve quelque chose de singulier. Vous me présentez le Drac comme un esprit discret, se camouflant et dérobant les moutons à la barbe des bergers… Au tout début, vous me parlez de bergers écrabouillés ?
- Le Drac est un démon… Comme tout esprit malfaisant, il est peut-être passé à une méthode plus rapide et radicale… Au cours de sa léthargie, il a pu gagner en pouvoir et en cruauté…
- Ou alors, ce n’est pas ce légendaire Drac mais un autre détrousseur singeant les méthodes du spectre.
- Je vous propose deux cent cinquante orins pour régler définitivement le problème de ces vols. Plus une prime de cent orins, dans l’éventualité ou vous pouvez retrouver les moutons dérobés.
- Trois cent orins et je suis votre sorceleur. Le spectre semble s’apparenter à un esprit ancien et puissant. Autre chose qu’une vulgaire âme en peine…
- Vous êtes dur, la trésorerie du village n’a pas ce niveau de richesse.
- Deux cent soixante quinze orins et le marché est conclu…
- D’accord, on part pour deux cent soixante quinze orins, marché conclu, répondit Venceslas en tendant sa main. Le sorceleur accepta et serra la main de l’échevin pour sceller le prix de la chasse.
- Pourriez-vous m’indiquer ou se trouve les bergeries pillées ? Du moins, la plus proche…
- Aucun problème, je vais vous dessiner un plan…
- Je peux laisser mon matériel chez vous…
- Pas de problème…
- Pouvez-vous me remplir besace et musette pour le temps de la chasse…
- Pareillement aucun souci.
- J’ai un problème de botte, je peux aller voir le cordonnier du village…
- Dites lui de m’envoyer la note. Vous avez encore des doléances ?
- Non, je suis prêt…
- Bien, alors au travail, sorceleur… N’oubliez pas de me tenir informer… Petit détail, vous avez quatre jours…
- Pas de souci, maître échevin.
Wyn quittait la maison dès qu’il eut son croquis de la position des bergeries dans les alpages. Il ne comptait plus que deux bergeries opérationnelles. Elles seraient sûrement les cibles futures du Drac ou du prétendu Drac. La prochaine attaque n’allait pas tarder, il y en avait une par mois. Le voleur était régulier dans l’élaboration de ses rapines. Wyn passa chez le cordonnier avant de partir vers les alpages.