Vipère au pied
La bâtisse du collecteur d’impôt s’apparentait plus à un massif entrepôt qu’à la demeure d’un seigneur local. Il y avait une porte assez haute et large pour laisser passer des chariots. Une porte renforcée plus petite se trouvait juste à côté de celle-ci. Davo utilisa le heurtoir en forme de patte de lion pour donner un coup sourd, vif et rapproché. Une petite lucarne s’ouvrit dévoilant le regard dur d’un garde.
- Qui va là ? émit le garde d’une voix amère.
- La Hanse du Lys... Monseigneur Odon nous attend ce jour pour affaire, répondit Davo.
- Attendez, je vais me renseigner, répondit le garde en fermant prestement l’œil de bœuf.
Les minutes s’écoulèrent, le quatuor commençait à douter sur le retour du garde. Puis, il y eut les bruits et cliquetis caractéristique de l’ouverture d’une porte bien verrouillée. Le garde invita le groupe a entré et à le suivre. Le passage donnait sur un vaste entrepôt débordant de nombreux mobiliers : des chaises, des tables, des buffets, des commodes, des tapis et tapisseries, des outils agricoles, des statues, des bustes divers et variés. Maja remarquait du beau mobilier de facture elfique, elle parvint d’un coup d’œil à lire sur le haut d’un magnifique buffet « famille Cyfael » en langage ancien.
Puis, ils grimpaient un escalier menant à une mezzanine qui débouchait dans une grande pièce. Un garde se poussa pour les laisser passer. La salle ne manquait pas d’apparat. Des tapis épais chamarrés de bonne facture. Une magnifique cheminée ou brûlait quelques bûches odorantes. De nombreuses étagères chargées de livres de valeur, des bouteilles de vin de grand cru avec de la belle vaisselle en cristal. Des candélabres en argent diffusaient une florissante lumière dans la pièce.
Les deux choses immanquables de la salle étaient un tableau et un bureau. Le grand tableau, la toile d’un maître impressionniste dépeignait une vieille femme habillée de noir assise sur un trône. Des centaines de petits serpents cachaient le sol autour du trône. Derrière le trône, l’artiste avait peint une mer sombre et houleuse. On pouvait distinguer une île perdue entre mer et ciel. La vieillarde chenue dégageait une aura d’autorité et de cruauté. Elle portait aux mains des gantelets d’armure qui enserrait fermement les accoudoirs du trône. Une fillette, de huit ou neuf ans, assis sur les genoux de l’irascible vieille dame, avait une allure très garçonne, habillée comme un damoiseau. Toute l’œuvre inspirait une troublante ambiguïté. Au bas du tableau, sur un petit rectangle doré, on pouvait lire en langue commune « Marthe et Elvire de Beren ».
Face au majestueux tableau trônait un grand bureau de toute beauté en bois précieux digne d’un prince. Derrière le bureau, Messire Odon assis sur un fauteuil au dossier ouvragé et magnifiquement capitonné, cessa son écriture, posa sa belle plume d’oie et se leva du fauteuil pour accueillir ses hôtes. Il était d’allure rondouillarde, chauve, aux sourcils broussailleux, aux yeux ronds et injectés de sang. On pressentait sous le gras du bonhomme, une musculature lourde et une ossature épaisse. Il était habillé comme un gentilhomme avec des étoffes de bonne qualité.
- Bonjour, enfin vous voilà, le margrave a entendu mes suppliques maintes et maintes fois répétées… Tuglo va chercher des sièges pour mes invités… émit Odon en s’approchant du quatuor. Il serra la main aux trois hommes et fit une courte révérence à la Baronne. Avec une délicatesse maniérée, il présenta un fauteuil à la Baronne.
- Nous sommes la Hanse du Lys… Je suis la Baronne de Dorian et voici Davo, Dagreed et Wyn, répondit Maja en montrant chacun de ses compagnons.
- Je suis enchanté de vous rencontrer… Enfin je suis entendu… Vous voulez boire un verre, j’ai un bon cru d’Everluce ?
- Pourquoi ne pas commencer par une si bonne lampée pour entamer les palabres, répondit Maja. Odon à demanda Tuglo faire le service. Il s’exécuta, récupéra une bouteille d’Everluce, cinq verres en cristal qu’il distribua au petit groupe.
- Vous pourrez me poser toute question nécessaire à la fin de mon long laïus. Il y a dix ans, la châtelaine de cette contrée, Dame Marthe de Beren, paix à son âme mourrait d’une crise cardiaque lors de son repas du soir, dit Odon en levant son verre vers la vieille dame au tableau. Son unique fille étant morte à l’âge de vingt ans d’une vile fièvre, sa petite fille Elvire de Beren, alors âgée de neuf ans n’était pas en âge de lui succéder… De plus, les mutins de Beren, ses propres gens se rebellèrent, incendièrent le manoir de la châtelaine sous les ordres de l’abject Capistran, le meneur des gueux de Beren. Contre toute attente, Elvire de Beren parvint à s’enfuir de la place mais abandonna son héritage. J’ai connu Marthe et sa petite fille, les représentantes légales du pouvoir royal. La châtellenie de Beren, comprend l’île du même nom, les villages de Vars, Sireuil, Haut-Celas, le marais de Fondcouve et le bois d’Échebrune. J’ai eu plaisir à servir la châtelaine, elle était autoritaire, dure et froide mais d’une loyauté indéfectible à la couronne. Sa mort m’a profondément chagriné et la rébellion m’a révolté. A l’époque, si j’avais eu une armée, j’aurais passé l’ensemble des rebelles par le fil de l’épée…
En dix ans, j’ai eu le temps de mûrir la contre-attaque et de réfléchir à un plan plus habile et juridiquement acceptable… L’année dernière, j’ai eu la grande joie d’avoir la visite de Dame Elvire de Beren, elle s’était réfugiée dans la principauté de Cidaris chez son unique vieil oncle. J’apprenais que celui-ci venait de décéder et qu’Elvire était bien décider à revendiquer son héritage. Elle disposait d’un acte juridique irréprochable, les dernières volontés enregistrées de sa grand-mère dans un cylindre testamentaire. Un objet magique qui enregistrait des paroles pouvant à loisir être réécouté, une preuve acceptée par les tribunaux. Étant un agent dévoué de la famille de Beren, je me devais d’agir.
Mais le cylindre testamentaire n’est jamais arrivé jusqu’ici. C’est un monstre abject qui l’a récupéré. Elvire m’avait expédié le cylindre testamentaire par colis sous bonne escorte… Simplement la caravane a été attaquée et pillée par un troll des marais ! Voilà, je demande de l’aide, il me faut récupérer ce cylindre testamentaire… Pour le pouvoir légitime local !
- Sacré histoire que voilà… Notre Hanse a les moyens d’agir… Comment êtes-vous certain de l’identité d’Elvire de Beren ? demanda Maja.
- J’ai côtoyé Elvire de nombreuses années quand elle était enfant… J’y mettrais ma main au feu, c’est bien elle, en jeune femme… De plus, elle m’a montré un acte civil de la chancellerie réalisé du temps de son oncle qui prouve son identité.
- Pour le troll ? interrogea Wyn.
- Oui, notre troll Wooglab… Depuis une vingtaine d’années, il vit dans des ruines au fond du marais de Fondcouve à cinq kilomètres d’ici. A l’époque, notre défunte châtelaine a envoyé ses hommes d’armes pour le chasser… La petite troupe est revenue grièvement meurtrie sans avoir régler le problème du troll… Depuis, il vit là-bas et il y a toujours une prime de deux cents orins sur sa tête. Il ne quitte jamais son marais… Au passage du convoi, pas de chance, il est sorti et à massacrer la caravane… On pense qu’il a humé le chargement de vin que le convoi recélait… Il a pris les tonnelets et le coffret qui contenait le cylindre testamentaire…
- Les trolls affectionnent l’alcool… Un troll est un sacré monstre d’une résilience peu commune même avec l’entraînement et l’équipement d’un sorceleur. Un troll adulte à l’âge mental d’un enfant de cinq ans, on peut discuter avec lui… répliqua Wyn en se massant la nuque.
- N’oubliez pas la prime pour sa tête, coupa Odon.
- La priorité est de récupérer le cylindre, on verra sur place pour la peau du troll…
- Ces ruines, elles se trouvent où ? demanda Dagreed.
- Prenez la route du sud vers Haut-Celas. A deux kilomètres, vous verrez sur votre droite une roche blanche dressée. Prenez le sentier qui part sur la droite, il s’enfonce dans le marais. Suivez-le, il mène à des ruines sur le bord d’un étang. Grosso modo, c’est à une bonne heure de marche d’ici.
- Je me rappelle cette pierre la nuit dernière. Elle n’est pas loin de Vars, rétorqua Davo.
- D’autres questions ?
- A quoi ressemble le cylindre testamentaire ? demanda Maja.
- D’après les dires de Dame Elvire, c’est un cylindre d’un noir mat, au métal lisse, d’une vingtaine de centimètres de long et de cinq centimètres de large. Un côté du cylindre est obturé par un fin grillage, l’autre côté est constellé d’une bonne dizaine de petites touches blanches ciselées de glyphes magiques.
- Je pense qu’on a fait le tour des questions, répondit Maja en se tournant vers ses compagnons qui acquiescèrent du chef.
Le quatuor prit congé puis raccompagner à l’entrée par les deux gardes de Messire Odon.
- Allons à la roulote discuter de la marche à suivre, émit Maja. Quelques minutes plus tard, ils arrivaient à celle-ci. Davo fit chauffer de l’eau pour ceux intéressés par une infusion et Maja sortit une boîte de biscuits aux fruits confis de Maribor. Une fois les tasses servies, c’est Maja qui lança la discussion.
- Je n’ai jamais entendu parler de cylindre testamentaire durant ma formation à Aretuza. Néanmoins, c’est dans l’ordre du possible… Il existe une pléthore de moyens de communication magique afin d’enregistrer des images et du son. Peut-être l’œuvre d’un mage artisan. Que ce soit à Ban Ard ou à Aretuza, il y a une option artisanat magique dans le cursus.
- Pour le troll, de deux choses l’une. Soit, il a goûté à la chair humaine, j’aurais le devoir de l’abattre. Ou soit, il vit comme un vieil ermite et il mérite de respirer. En une vingtaine d’années, il n’a pas fait bien parler de lui… Je suis sûr qu’on peut discuter et le convaincre de nous laisser le cylindre. Manipuler l’esprit d’un enfant de cinq ans devrait être dans nos cordes. On pourrait prendre quelques bouteilles de vinasse pour l’amadouer, émit Wyn.
- Incroyable Wyn, pour un tueur réputé de monstres, tu me surprendras toujours… répliqua Davo.
- Et oui, mon mentor a toujours été très clair… L’apparence d’un monstre n’en fait pas immanquablement un monstre abject…
- Chez Odon, j’ai remarqué du mobilier sûrement d’un maître artisan elfe… J’ai la détestable sensation qu’Odon utilise sa charge pour spolier ses administrés… Enfin, je n’en ai pas la preuve… émit Maja.
- Je partage la même idée que toi, j’ai un doute sur la probité de ce sire… dit Davo.
- Pour moi, probité et collecteur d’impôt est antinomique… Un percepteur juste, intègre, çà n’existe pas ! Odon est corrompu assurément. La question est de savoir par qui et pour qui. Peut être juste pour sa pomme, vu qu’il est le seul représentant du roi dans cette contrée, émit Dagreed.
- Il n’est pas tard, il reste facile cinq bonnes heures de soleil avant la nuit, rétorqua Davo en tirant le petit rideau à la fenêtre tout en regardant le ciel. Allez, on part derechef vers les ruines. En deux bonnes heures, l’affaire sera pliée. J’ai trois bouteilles poussiéreuses de vin tournant au vinaigre çà fera l’affaire pour le troll ! Vous en êtes ?
- Une escapade dans les marais, pas du tout motivée… émit Maja avec une moue sans appel.
- A trois, on devrait sans sortir avec ce troll… Wyn, Dagreed ?
- D’accord, je ne veux pas rater çà, répondit Wyn.
- Un médecin reste au plus proche de ses éventuels patients, je pars avec vous avec ma trousse de premiers soins, acquiesça Dagreed.
- Wyn, tu te prépares des potions ou des huiles avant de partir ?
- Non, je ne connais rien en matière alchimique contre les trolls… J’aurais mon épée en argent et une bombe fumigène pour couvrir notre éventuelle fuite. Comme j’ai dit, je suis pour une solution pacifique en priorité… Abattre un troll demeure très risqué, il a le cuir épais, il frappe fort et régénère à vue d’œil ses blessures…
- On remplit nos gourdes, je m’occupe de la vieille vinasse et on est au départ… Ma petite chérie, tu ne vas pas trop d’ennuyer sans nous ? demanda Davo en prenant la main de sa chère et tendre Baronne.
- Non, j’ai confiance en vous puis je vais mener ma petite enquête à Vars. N’ayez crainte, je ne prendrais pas de risque et je serais vite revenu à la roulote.
Une fois l’intendance assurée, les trois compères partirent d’un pas leste sur le chemin au sud de Vars. Le vent du large avait poussé les nuages plus à l’est, le ciel dégagé remontait le moral des trois marcheurs.
Tout autour du chemin, le marais s’étendait jusqu’à l’horizon. A l’est du chemin, le marécage semblait impénétrable, des taillis épais et épineux ponctués de fossés profonds. A l’ouest du chemin, un gigantesque bourbier noir s’étendait certainement jusqu’à l’océan, seulement souligné de haut jonc et de laîche, de bosquets de mélèze et d’épicéas.
La marche jusqu’à cette fameuse roche blanche dressée se déroula sans difficulté. Ils remarquèrent juste à mi-chemin trois carcasses de chariots calcinés sur le bas côté, relativement anciens, il n’en demeurait presque rien. La pierre blanche semblait fort antique, on pouvait y déceler des glyphes de langue ancienne. Durant son cursus universitaire, Dagreed avait acquis des notions de langage ancien. Il put déchiffrer quelques mots ciselés sur la roche : village, goélands, déesse Quacha…
L’étroit sentier surélevé partant plein ouest permettait d’éviter de s’enfoncer dans la tourbière. Il était constitué de débris de maçonnerie agglomérés, l’aspect bien que grossier se révélait fort utile pour traverser l’immense bourbier. Pour Wyn, le sentier était l’œuvre d’un troll. L’espèce bien que malhabile avait un élan industrieux, un troll ne pouvait s’empêcher de construire et bâtir avec tout matériau qu’il avait sous la main.
La marche ne fut pas bien longue. Ils atteignirent les berges d’un immense étang qui devait déboucher sur l’océan plus à l’ouest. Le sentier s’achevait à l’entrée de ruines recouvertes d’une exubérante vigne-vierge invasive. Il ne restait pas grand-chose de visible de ce village antique elfe, la végétation l’avait recouvert d’un linceul de verdure… Un seul bâtiment attirait l’attention. Il avait été retapé, des troncs d’arbre mal équarris faisaient office de toiture, les murs bombés avaient été renforcés par des étais. Pour Wyn, l’antre de Wooglab était en visu. Un temple elfe revu et corrigé par un bâtisseur troll, un elfe aurait de quoi s’étouffer en voyant la gageure. Néanmoins, le bâtiment avait l’air de bien tenir debout.
Sur le parvis boueux du temple, il y avait une dizaine de statues elfes disposées pour singer une grande discussion animée. Les statues avaient été réparées fort grossièrement, bras gauche à la place du bras droit, tête masculine sur buste féminin, jambes masculines avec buste féminin… Le trio fut déconcerté par cet art troll quelque peu angoissant… Non loin du parvis, Wyn s’approcha d’un tas d’ossements et de fourrures décomposées. Il y avait des squelettes de chevaux, d’élans et de rennes, d’ours et quelques crânes de loups… Tout laissait penser que le brave Wooglab n’avait pas opté pour un menu à base humaine… Un bon point pour le troll…
Davo débouchait et déposait une à une les bouteilles de vinasse devant la grande entrée du bâtiment. Puis, il partit se cacher dans une anfractuosité sur la façade toute proche de l’entrée. Wyn et Dagreed se plaçaient bien face à l’entrée et aux bouteilles. De forts reniflements et grognements se firent entendre dans la bâtisse. Peu à peu, une énorme silhouette se distingua dans l’embrasure obscure du temple. Wooglab émergea du temple, avançant prudemment vers les trois bouteilles tout en regardant le trio attentivement de ses petits yeux rouges vifs. Le troll devait mesurer facilement deux mètres, à la silhouette plus racée que ses homologues des roches trapus et courtauds. Il portait un joug à bœuf autour de son cou massif comme une parure. Il avait attaché la table d’un guéridon imitant un plastron pour protéger son ventre. Wyn se rappela que le ventre était la zone sensible de tout troll.
Le troll s’empara d’une bouteille et bu goulûment d’un seul trait toute la vinasse de celle-ci. Au même moment, dans un déplacement discret et silencieux, Davo s’aventurait dans l’obscurité du temple. Un troll n’avait pas l’oreille fine, l’espèce était atteinte de surdité congénitale, se rappela Wyn. Par contre, l’espèce compensait par un odorat efficace, une nyctalopie certaine pondérée par un champ visuel étroit.
- Hum, bon alcoolz, Wooglab conden cadeau… rétorqua le troll en direction du duo. Un troll était toujours difficile à comprendre, il arrivait avec difficulté à prononcer les syllabes humaines.
- Salut Wooglab, on vient pour échanger… On veut petit cylindre noir et métal… demanda Wyn.
- Oui, petitz toube noir trouvai… Paz bon pour vouzz… Moi le zavoir…
- Pourquoi pas bon pour nous ? demanda Dagreed.
- Toué Humainz en glande nombrrr… Mauvaiz maguie… Moi l’endendre dans maz têt… Le troll prit la deuxième bouteille et avala d’un trait son contenu en émettant un long rot final.
- Purée, il tient bien le tort boyau, murmura Dagreed à l’attention de Wyn.
- Il vient d’avaler trois litres de vin, c’est l’équivalent d’une demi-bouteille pour un humain, rétorqua dans un chuchotement le sorceleur.
- Toube noir avec voiz méquante, venguance, veut toué tous léz humainz… Moi continoué à guarder boît pour protéguer humainz…
- Nous te donner beaucoup de bouteilles de vin en échange ? répondit Dagreed.
- Combienzz ?
- Dix, répondit Dagreed en comptant par la suite sur les doigts de ces mains bien distinctement jusqu’à dix.
- Mmmh, vouz durz en aphrafaire… Moiz réfléguir… Le troll se gratta la tête pensivement une bonne grosse minute.
- Il nous faut gagner du temps pour Davo, murmura Dagreed à l’attention de Wyn. Celui-ci opina de la tête.
- Wooglab, veut-il du vin rouge ou du vin blanc pour l’échange ? demanda Wyn. Le troll se mit à se taper le crâne davantage.
- Wooglab, veut-il de la bière à la place du vin ? De la bière brune ou blonde ? enchérit Wyn. Le troll semblait perdu. Il s’assit sur les genoux et attrapa la dernière bouteille qu’il avala une nouvelle fois d’un trait. La tête du troll dodelinait tout doucement, il murmurait des phrases inintelligibles.
Wyn et Dagreed ne bougeaient plus, le médecin se mit en siffler un air doux et languissant. Le troll réfléchissait toujours, il laissa même couler une grosse goutte de bave au coin de la bouche. Il semblait compter sur ses doigts noueux de nombreuses bouteilles de vin en contemplant rêveur les trois bouteilles vides.
Dans le dos du troll, ils virent sortir à pas de loup Davo qui leur révéla qu’il tenait le cylindre noir tant recherché. Le vieux mercenaire poursuivit son déplacement sur le côté puis accéléra sa marche dès qu’il s’éloigna des abords du temple.
- Wooglab, nous allons revenir avec d’autres bouteilles pour tu réfléchisses mieux… émit Wyn en reculant pas à pas et en indiquant à Dagreed de faire de même…
- Vouz pas partir encore… Moiz réfléchir sur vin et bière vouloirzz…
- Cours Dagreed, somma Wyn d’une voix péremptoire. Dans un geste éclair, il jeta adroitement la bombe fumigène sur la face du troll. Wyn se mit lui aussi à courir dans les pas de Dagreed.
La bombe se brisa en mille et un morceaux répandant un énorme nuage épais de fumée âcre et acide. Le troll grogna fortement, se releva difficilement au milieu d’un épais nuage piquant ses petits yeux larmoyants. Quand Wooglab sortit du nuage, la place du temple était vide. Il huma l’air mais son nez chargé de l’âcreté du fumigène ne parvenait pas à percevoir une piste humaine odorante. Il retourna dans le temple et remarqua la disparition du cylindre noir. Pour lui, les humains étaient fous, ils avaient volé une bombe qui allait les tuer tous… Il se mit à rire en imaginant l’hécatombe future.
Le trio se reforma sur le chemin de retour. Ils arrêtèrent de courir voyant que le troll ne les suivaient pas. Davo raconta qu’il avait facilement trouvé le cylindre dans l’antre de Wooglab. Le troll l’avait posé dans le creux des mains jointes d’une grande statue elfe. Toutes les trois observèrent le cylindre à tour de rôle. Avec ses connaissances en langage ancien, Dagreed indiqua que les petites touches sur le côté évoquaient des chiffres elfes. Pour activer le cylindre, il fallait à coup sûr frapper le bon code. L’artéfact n’était pas de facture humaine mais bien elfe, inévitablement très ancien. Messire Odon apparaissait comme un fieffé menteur.
Le chemin du retour se déroula sans souci. Au crépuscule, ils étaient de retour à la roulote brillamment éclairée et chaleureuse, la nuit s’annonçait fraiche et venteuse. Maja les ouvrit contente de les revoir. Maja s’était occupée de faire mijoter la garbure et de déboucher un bon vin. Une fois le repas avalé, le quatuor discutait de leur après-midi respective. Davo racontait à Maja, la rencontre avec le troll. En regardant l’artéfact, Maja arriva à la même conclusion que Dagreed. L’artéfact était d’origine elfe, ses effets se déclenchaient en saisissant une suite de chiffres.
Maja relatait qu’elle s’était promenée dans le hameau et qu’elle avait discuté avec un petit groupe de femmes au lavoir du village. Au départ, les blanchisseuses peu bavardes et intimidées par Maja se tenaient silencieuses. Elles se mirent à discuter peu à peu. Maja était douée pour s’adapter à la population qu’elle côtoyait. Maja se présentait comme un ménestrel en voyage vers Gors Velen et cachait son origine noble. Elle chanta quelques chansonnettes paysannes que les buandières reprirent en cœur.
Elle apprit que la famille Cyfael dépossédé de tout avait quitté le hameau. Odon leur subtilisa l’ensemble de leurs biens maison et meubles pour le non paiement d’une surtaxe sur l’impôt non humain. Le hameau avait perdu dans l’affaire le seul menuisier du coin. Maja comprit qu’elles craignaient Messire Odon. Leur visage se fermait dès que Maja posait la moindre question le concernant. La plus âgée et la plus causante avoua qu’Odon faisait valoir un inique droit de cuissage. Pour celle-ci, c’était un infâme usurier et violeur qui profitait du malheur des temps. Entre lui et la vile Vipère, l’avenir de Vars demeurait bien sombre.
En conclusion, le quatuor allait fortement temporiser pour remettre le cylindre à Messire Odon. Dès l’aube, ils décideraient d’aller rendre visite aux îliens de Beren et de se faire une idée in visu de ces prétendus sauvageons et rebelles. Le pêcheur Malendrec pourrait assurément les amener sur île de Beren. Wyn décida d’aller dormir chez Malendrec, il y avait laissé son grand sac de matériel alchimique. Dagreed dormirait au chaud sur le canapé de la roulote. Rendez vous était pris à l’aube de retrouver Wyn chez Malendrec. Le sorceleur leur souhaita bonne nuit et entreprit de rejoindre la maison du pêcheur. L’obscurité ne le gênant guère avec ses yeux de chat.