Igor
Vers ses dix-sept ans, Igor fut mis à la porte de l’orphelinat. Initialement, il était prévu qu’il restât plus longtemps, jusqu’à dix-neuf ou vingt ans selon profil. Mais entre temps, la guerre d’unification d’Hyrule avait éclaté. Très vite, on eut besoin de place pour les blessés et les invalides, et une bonne moitié de la surface de l’orphelinat fut transformée en hospice. Cela impliqua de réduire le nombre de jeunes qu’il accueillait. On garda les enfants, et on mit ceux qui étaient déjà presque adultes à la porte.
Il est extrêmement violent de se retrouver ainsi, du jour au lendemain, à la rue, sans ressource, sans avoir eu le temps de préparer quoi que ce soit, et sans nulle part où aller.
Le premier réflexe était de chercher un emploi. Et il y avait justement un secteur qui recrutait à tour de bras en ces temps troublés, c’était l’armée. Les jeunes orphelins fraîchement remerciés se dirigèrent donc massivement vers les stands de conscription qui avaient été dressés sur la place du marché. La grande majorité d’entre eux parvinrent à se faire recruter, comme soldats ou comme apprentis dans des métiers de support. Mais quand Igor se présenta devant les recruteurs, ceux-ci lui rirent au nez :
« Mais qu’est-ce que tu veux que nous fassions de toi, garçon ? Nous n’avons aucune armure adaptée à de telles difformités ! rugit un recruteur,
_ On pourrait l’envoyer en cuisine, avec sa tronche, il effraiera les rats, répondit son collègue en pouffant.
_ Il fera tourner le lait aussi ! »
Et les deux compères se mirent à rire à gorge déployée.
« Je sais me servir d’une pelle, si vous ne me trouvez pas digne de mourir pour notre Roi, laissez-moi au moins enterrer nos héros. »
Le ton était très calme et posé. Les rires s’interrompirent aussitôt, et les deux recruteurs échangèrent des regards interrogateurs.
Igor obtint le poste de fossoyeur.
Il fut initialement affecté dans le cimetière qui lui servait autrefois de refuge, près du Temple du Temps. Mais il n’y eut bientôt plus assez d’espace pour faire face aux vagues incessantes de cadavres qui étaient rapatriés du fond. Aussi, des solutions moins nobles mais logistiquement bien plus soutenables furent mises en place : on créa des charniers à proximité des champs de bataille. Igor fut rapidement envoyé à l’ouest de la plaine d’Hyrule, et sa première tâche consista à creuser une grande fosse où il devrait ensuite jeter les corps de toutes les victimes des combats acharnés qui étaient menés contre les Gerudos, ces impitoyables guerrières du désert.
Son travail était ingrat, personne ne souhaitait l’effectuer. Il était généralement regardé avec un mélange de pitié et de dégoût, ce qui ne changeait pas beaucoup de ce qu’il avait connu à l’orphelinat. D’aucun aurait sombré dans la folie en voyant défiler les corps sans vie d’autant de jeunes hommes, parfois dans des états épouvantables. Il arrivait même bien trop souvent qu’on n’ait pu récupérer que quelques morceaux d’un cadavre. Igor était régulièrement amené à ne balancer dans la fosse qu’un bras ou une jambe anonyme, de même qu’il pouvait n’avoir à jeter qu’une tête privée de son corps. Mais l’enchaînement des visions macabres ne le perturbait nullement. Il n’avait pas de compassion pour ces soldats qui le regardaient avec mépris quand ils enfilaient leurs armures rutilantes avant d’aller batailler, et les récupérer en charpie ne l’empêchait pas de dormir. Il y avait même des moments où cela lui procurait une certaine joie. Par exemple, trois jours après sa prise de poste dans la plaine, on lui amena le cadavre de Mirgo, son bourreau à l’orphelinat. Celui-ci s’était fait engager le même jour que lui, au même stand, mais comme fantassin. Il avait été envoyé sur le front gerudo, et une flèche lui avait traversé le crâne au pied de la forteresse. Il n’avait pas eu le temps d’effectuer le moindre acte héroïque. Attendant un moment propice, c’est-à-dire un moment où personne ne risquait de le voir, Igor installa le cadavre de son vieil ennemi au bord de la fosse, et urina dessus. Puis, son affaire terminée, il le poussa dans le vide du bout du pied, en affichant un grand sourire qui dévoila ses dents éparses et en désordre.
Il resta un moment immobile, à contempler l'immonde charnier puant. Il ressentait un doux sentiment de supériorité face à ces charognes qui se mélangeaient et fusionnaient au fur et à mesure qu'elles pourrissaient.
« Bravo les champions, vous êtes contents de vous ? Donner votre vie pour permettre à votre souverain de gratter quelques hectares à ses voisins. C’est si noble et héroïque, ça valait vraiment le coup de venir au monde. Maintenant, vous allez régaler les vers avec vos gueules d’anges et vos gros muscles. Quel festin, quel beau banquet ils vont faire ces veinards ! Je suis certain que Sa Majesté vous rendra un hommage royal quand tout cela sera fini. Enfin, pour le moment il reste bien planqué dans son magnifique château, où des gardes vous auraient de toute façon barré l’entrée. Mais grâce à votre sacrifice, on va unifier Hyrule. C’est bien ça, l’unification. Un monde meilleur nous attend, à n’en pas douter. La seule chose qui me chagrine, c’est que vu l’état dans lequel ils vous ont mis, tous ces peuples ne semblent guère enchantés d’être unifiés avec nous. Je ne vois pas trop l’intérêt de s’unir avec des gens qui ne le veulent pas, mais que voulez-vous, ce n’est pas mon métier de réfléchir, moi je suis juste là pour creuser des trous et les boucher. La politique au Roi, la stratégie aux généraux, et la mort pour vous. Chacun son rôle. Ah, vous auriez pu faire l’effort de revenir défigurés au lieu de juste mourir, une société où la laideur physique est la norme, j’y aurais pleinement ma place. Mais il semble, hélas, que nous devions nous satisfaire de la laideur morale. »
Ce genre de réflexion peut mener certains idéalistes à lancer des révolutions, à chercher à renverser des pouvoirs dont on ne reconnaît plus la légitimité. Mais ce n’était pas le cas d’Igor, il n’aimait pas ses concitoyens. Avoir été depuis toujours rejeté lui avait appris à prendre de la distance avec tout ce qu’il se passait autour de lui. Seul son univers intérieur lui semblait digne d’intérêt. Que la société se fourvoyât le laissait complètement indifférent. Il constatait qu’on fonçait vers plus de souffrance et de désolation comme on constate qu’un caillou jeté dans l’eau coule. En réalité, s’il trouvait que cette guerre était une aberration, il ne la vivait pas moins comme une bénédiction. Les armées hyliennes étant plus fortes que celles de leurs ennemis, il était en sécurité à l’arrière. Il y avait beaucoup de morts, mais la ligne de front avançait, laissant rapidement les charniers dans lesquels il travaillait à une distance qui assurait sa sécurité. Tant que la guerre durait, il était nourri, habillé et logé. Il n’était donc pas pressé de la voir prendre fin, car la paix était pour lui synonyme d’incertitude.
Après un premier choc d’une intensité incroyable, qui laissa beaucoup de familles endeuillées, tout laissait à penser que la guerre allait vite s’arrêter. En dehors d’un conflit larvé qui se maintenait avec les Gerudos insoumises, les souverains de la plupart des peuples prêtèrent assez vite allégeance au Roi d’Hyrule, dont les armées paraissaient invincibles. Le territoire sous le contrôle de la famille royale s’étendit rapidement. Mais le choix des souverains n’était pas nécessairement celui des sujets. Aussi, des tensions montèrent au sein des communautés, et des leaders rebelles émergèrent un peu partout. La guerre évolua alors vers une multiplication des conflits locaux, plus petits et généralement confinés au sein d’un même peuple. Elle fut d’abord particulièrement violente chez les Zoras, prenant la forme d’un conflit armé entre les Zoras de la rivière, soumis à l’autorité de leur roi, qui avait prêté allégeance au suzerain hylien, et les Zoras du Lac Hylia, mystiques vivant à proximité du Temple de l’Eau, qui étaient beaucoup plus attachés à leur indépendance. Le soutien des armées hyliennes permit aux fluviaux de s’imposer, au prix de lourdes pertes des deux côtés. Le Roi Zora devint alors le souverain incontesté de tous les Zoras, et un vassal du Roi d’Hyrule. Plus embarrassant pour la monarchie hylienne fut l’émergence d’une très forte contestation au sein des Sheikahs. La légitimité de la famille royale fut remise en cause, et beaucoup d’entre eux ne souhaitèrent plus les servir. Un dénommé Bongo-Bongo, homme particulièrement respecté et charismatique, parvint à rallier une majorité de ses concitoyens contre la famille royale, auxquels vinrent même s’ajouter quelques Hyliens. Les combats traversèrent l’ensemble du territoire et furent d’autant plus atroces que, contrairement à la première phase de la guerre, ils impliquèrent de nombreux civils. Les endroits épargnés furent très rares : la forêt Kokiri, sous l’autorité de l’arbre Mojo, qui avait un rôle plus spirituel que politique et avait toujours été respecté par la famille royale ; et le village Goron, très difficile d’accès et ne disposant quasiment d’aucune ressource de valeurs aux yeux des Hyliens. Pour ces derniers, prêter allégeance ne coûtait rien, et permettait d’obtenir que des gardes de la famille royale vinssent régulièrement éliminer les monstres qui traînaient à proximité du village.
Pour Igor, cette évolution de la guerre justifia de nombreux voyages. Il était envoyé là où une violente révolte éclatait, afin de nettoyer le terrain une fois le calme revenu. Le métier devint un peu plus dangereux, mais comme il ne paraissait pas prendre parti, et qu’il enterrait indifféremment les victimes des deux côtés, personne ne chercha à s’attaquer à lui. Il aida même certaines familles à organiser des cérémonies dignes lorsqu’elles avaient pu récupérer un corps.
Il passa de nombreuses années dans ce rôle. Il semblait que la guerre civile était devenue un état permanent du monde. Pourtant, petit à petit, on fit moins appel à lui. Cela se fit très lentement, si bien qu’il ne s’en aperçut pas. Mais un jour, le gouvernement considéra que la paix était revenue. Les révoltes avaient toutes été écrasées, et un cessez-le-feu solide avait été obtenu avec les Gerudos. Il fallait reconstruire. Pour ce faire, on avait besoin d’argent, on licencia donc en masse, notamment dans l’armée. Igor se retrouva une nouvelle fois mis à la porte de manière brutale et imprévue.
Il rentra à Bourg-d’Hyrule, estimant que c’était le meilleur endroit pour rebondir, avec l’espoir de pouvoir continuer à travailler comme fossoyeur dans le cimetière du Temple du Temps. Hélas, le poste était déjà pourvu. Un vieil homme avait été nommé pour gérer les affaires courantes pendant qu’Igor avait été envoyé près du front, et il avait été décidé de le maintenir maintenant que la paix était revenue. La fin des hostilités avait naturellement fait chuter le taux de mortalité au sein de la population, et le besoin en personnel funéraire se retrouvait réduit d’autant.
Igor partit alors en quête d’un autre emploi. Il frappa aux portes de tous les commerces de la ville, tenta même sa chance au château, il fut systématiquement rejeté, le plus souvent de manière fort peu courtoise. Il voyait fondre avec une angoisse grandissante les réserves financières qu’il avait accumulées pendant la guerre, et finit par se résoudre à faire la manche. Au début, il essaya d’attirer l’attention en reproduisant les grimaces qu’il avait mises au point du temps de l’orphelinat, mais il ne rencontra pas un franc succès, et cela lui procurait en plus un profond dégoût de lui-même. Il se trouva donc un coin sur la place du marché, et y passa ses journées devant un vieux chapeau râpé, espérant susciter suffisamment de pitié ou de gêne pour recevoir quelques rubis, fussent-ils tous verts.
Il resta ainsi tout l’été, puis l’automne. Enfin, l’hiver arriva, avec neige et vent glacial. Les vêtements d’Igor n’étaient plus que des guenilles, mais il ne gagnait pas assez pour, à la fois, se nourrir et se vêtir. Il avait privilégié la nourriture. Avec ce qu’il lui restait, il ne put s’acheter qu’une couverture un peu fine.
Il avait essayé de se trouver des abris, mais ce n’était pas chose aisée. Il y avait quelques masures qui semblaient abandonnées dans les ruelles les plus sombres de la capitale, mais elles servaient généralement de repère pour des activités souterraines. S’y installer, c’était entrer sur le territoire de groupes criminels. Quand ceux-ci exigeaient votre départ, mieux valait ne pas se le faire répéter deux fois. Il avait aussi essayé de se trouver des abris naturels, cavernes, buissons, mais il avait à peine moins froid, et perdait toute chance de recevoir quoi que ce soit des âmes les plus charitables, celles-ci n’ayant pas l’opportunité de passer devant lui. Il se résigna donc à rester sur la place du marché.
S’il avait initialement caressé l’espoir d’encaisser les conditions météorologiques difficiles jusqu’au retour du printemps, son optimisme s’estompa à mesure que l’hiver avançait, jusqu’à ce jour où la résignation prit le dessus.
« Voilà, pensa-t-il, je vais crever ici dans l’indifférence la plus totale, et cet enfoiré de fossoyeur pourra m’enterrer dans le carré des anonymes. Et tous ces proprets qui déambulent ici jour après jour seront bien contents, ils pourront venir au marché sereinement, je ne serai plus là pour leur écorcher la vue. »
Il s’enroula dans la couverture et s’étendit sur le sol. Le froid lui rongeait les pieds et il mit longtemps à s’endormir.
Quand il rouvrit les yeux, il y avait déjà une forte animation sur la place. Il regarda les gens passer devant ses yeux sans bouger. Personne ne faisait attention à lui, il n’avait même pas la force de se redresser pour se mettre en position assise. Il en avait assez, il ne voulait plus se battre pour tenir un jour de plus, il voulait juste ne plus souffrir, quoi que cela impliquât.
En milieu d’après-midi, alors qu’il avait totalement renoncé, et qu’il ne faisait plus attention à ce qu’il se passait autour de lui, il fut violemment sorti de sa torpeur par une main qui le saisissait fermement au niveau de l’épaule. Il tourna vivement la tête pour essayer de comprendre ce qu’il se passait, et son regard croisa deux yeux d’un rouge profond. C’étaient ceux d’une femme qui semblait jeune malgré les cheveux argentés tirant sur le blanc qui encadraient son visage. Il reconnut Impa, la Sheikah qui avait travaillé à l’orphelinat les dernières années où il était encore pensionnaire.
« Igor ? C’est toi ? demanda-t-elle en le secouant, ma parole, tu ne m’as pas l’air en grande forme. Viens avec moi, je t’invite à manger. »
Après les quelques secondes nécessaires au redémarrage de son cerveau, Igor se redressa péniblement – on aurait dit une larve – et accepta de la suivre docilement.
Elle l’amena dans une ruelle un peu en périphérie, et ils entrèrent dans une auberge, assez sinistre de prime abord. Elle commanda à manger pour deux. On leur amena à chacun une assiette creuse, où un morceau de viande d’un animal indéterminable trempait dans un bouillon jaunâtre – vraisemblablement à base de légumes – et une chope de bière.
C’était mauvais. Igor se régala.
Impa le regarda silencieusement vider son assiette. Elle avait des choses à lui dire, mais sentait qu’il avait besoin d’être rassasié avant de pouvoir lui accorder son attention.
Igor aspira bruyamment les dernières gouttes de bouillon et reposa brutalement son assiette sur la table en poussant un soupir de satisfaction.
« Je suis contente d'être tombée sur toi, dit-elle calmement. Avec les événements de ces dernières années, on ne sait plus qui est encore de ce monde. Je ne me réjouis pas de la situation dans laquelle tu sembles avoir été plongé, mais si tu souhaites en changer, j'ai une proposition à te faire qui t'intéressera sans doute. »
Igor essuya sa bouche avec son bras, et la regarda droit dans les yeux, indiquant qu'il était tout ouïe.
« J'ai passé l'essentiel de mon temps à Cocorico dernièrement, reprit-elle. C’est le nom du village que j'ai bâti là où se situait un ancien repère de mon peuple. Il a perdu cette fonction suite aux tensions internes que la guerre civile a attisées entre nous… »
Un voile d'ombre passa sur son visage. Elle déglutit difficilement, puis continua :
« Toujours est-il que notre culture a façonné cet endroit, et qu’il en reste quelque chose dans le village. Le cimetière notamment, est un lieu très important. La famille royale se fait d’ailleurs enterrer là-bas depuis des temps immémoriaux, parce qu’elle sait qu’elle recevra des hommages plus dignes en terre sheikah que dans le cimetière au bord de l’abandon dans lequel tu avais l’habitude d’errer jadis. Malheureusement, il n’y a plus personne pour s’en occuper à plein temps, et le village étant désormais majoritairement peuplé d’Hyliens, j’ai peur qu’il ne reçoive le même traitement qu’à Bourg-d’Hyrule. Je vais avoir des difficultés à surveiller ce qu’il s’y passe, car je suis au service de la famille royale, et comme j’ai travaillé à l’orphelinat, la Reine, qui est enceinte, compte sur moi pour être la nourrice de son enfant à venir. Selon ses oracles, Hylia doit s’incarner dans cet enfant afin de remettre de l’ordre en ces temps troublés, et veiller sur elle est donc une mission très importante. Je ne sais pas si les oracles sont fiables, mais c’est mon devoir. Néanmoins, je ne peux me résoudre à laisser nos ancêtres tomber dans l’indifférence puis dans l’oubli. Aussi, j’aimerais que tu deviennes responsable du cimetière de Cocorico. Tu es hylien, mais je sais que tu as la même sensibilité que nous sur ces questions, et tu connais le métier. Je ne vois personne de plus qualifié que toi dans tout Hyrule pour remplir cette fonction. »
C’était la Providence qui était venu chercher Igor. Son visage s’était illuminé alors qu’il se voyait enfin sortir de la misère et quitter cette cité et ses habitants qu’il ne supportait plus. Il ne tergiversa pas et accepta la proposition avec gratitude et une forme d’allégresse radieuse qui jurait avec l’ombre de la mélancolie sur le visage d’Impa.