Igor
Chapitre 3 : Igor et l'Enfant
5137 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour 09/01/2025 00:13
Cocorico était un village niché au pied du Mont du Péril, immense volcan, parfois fumant, qui surplombait Hyrule et pouvait être aperçu depuis la capitale comme depuis la plaine centrale. Le relief accidenté donnait l’impression qu’il était bâti sur plusieurs étages. On y accédait par des escaliers qui perçaient la montagne, et qui n’existaient pas encore du temps où il ne servait que de repère pour les Sheikah.
C’était une bourgade très peu peuplée. On y trouvait un vieux meunier et sa famille, un couple d’éleveurs de poules, une famille riche qui vivait recluse, deux frères musiciens, et quelques anciens combattants qui s’étaient réfugiés ici pour fuir leurs souvenirs. Il y avait également deux vieux Sheikahs, qui ne se montraient pas souvent, et moururent peu de temps après, et enfin Impa qui passait une bonne partie de l’année dans le village.
En comparaison, la taille du cimetière semblait démesurée. Il était bien plus grand que celui de Bourg-d’Hyrule, pour une population considérablement moins importante. En-dehors des dimensions, une chose qui marqua immédiatement Igor, lorsque, guidé par Impa, il déambula entre les pierres tombales pour la première fois, fut la tenue impeccable du lieu. Alors que le cimetière de Bourg-d’Hyrule paraissait abandonné, avec ses mauvaises herbes envahissantes, ses stèles fissurées et son sol difficilement praticable, celui de Cocorico était, en quelque sorte, accueillant. Les tombes étaient parfaitement entretenues, rutilantes pour peu qu’un rayon de soleil les éclairât, des allées proprement délimitées permettaient de circuler entre elles, l’herbe était maintenue à une hauteur raisonnable. Et la plupart des tombes étaient couvertes de petits objets artisanaux ou de fleurs, indiquant qu’on venait encore s’y recueillir.
« Tu vois ce que je voulais dire quand j’indiquais que le respect aux morts occupe une place beaucoup plus importante dans notre culture, fit Impa en tournoyant, les bras tendus. On garde un lien fort avec nos défunts, on ne les oublie pas. Ils nous accompagnent jusqu’à ce qu’on les rejoigne. »
Igor ne répondit pas. Il avait rangé son cynisme et sa froideur habituels, et se laissait envahir par des émotions qu’il avait du mal à comprendre. C’était comme si toutes ces tombes bien rangées l’avaient attendu pour lui souhaiter la bienvenue. Avait-il enfin trouvé sa place ?
« Malheureusement, ajouta la Sheikah, nous ne sommes plus très nombreux. Quand les deux anciens qui habitent dans les hauteurs du village auront passé l’arme à gauche, je serai la dernière. Le village ne sera plus peuplé que d’Hyliens, et j’ai peur que cet endroit connaisse le même sort que son homologue à Bourg-d’Hyrule : l’abandon, l’effondrement, et la réduction de sa surface au strict minimum. Mais j’ai confiance en toi, je sais que tu sauras en prendre soin et le défendre face à de nouveaux arrivants négligeants et pétris de mauvaises certitudes. »
Igor poussa un profond soupir. Malgré lui, des larmes qui ne demandaient qu’à couler étaient montées à ses yeux, et il avait du mal à articuler. Il déclara néanmoins, le regard toujours rivé sur les stèles qui semblaient lui répondre :
« Je vais faire tout ce que je peux. Ce sera mon sacerdoce, et j’ai bien l’intention de ne pas faillir. »
Cachée dans un recoin du cimetière, une petite masure en bois l’attendait. C’était le logement destiné au gardien des lieux. Elle était simple, meublée d’un lit, d’une table et de quelques rangements. Mais après l’orphelinat, les camps militaires de fortune et la rue, avoir une telle maison rien qu’à lui, pour Igor, cela valait tous les palais.
Les saisons succédèrent aux saisons. Le nouveau fossoyeur avait été bien accepté à Cocorico. Son rôle était utile, et personne ne souhaitait prendre sa place. En cela, sa présence était satisfaisante. De plus, on ne le croisait que très rarement, seulement quand il sortait de son cimetière pour aller se ravitailler, et lors des enterrements. À part cela, il dormait essentiellement le jour, et s’occupait des tombes après le coucher du soleil. Il ne voyait ainsi pas les autres villageois, et les autres villageois ne le voyaient pas. Cela lui convenait, et cela leur convenait.
Sa vie suivait donc une routine. Cependant, Igor n’avait pas une personnalité parfaitement adaptée à une vie statique, dans laquelle hier et demain sont toujours identiques à aujourd’hui. Il n’était pas particulièrement ambitieux, mais il lui fallait un projet pour ne pas sombrer dans la mélancolie. Et ce projet lui vint petit à petit. Il commença à se réserver une place pour sa propre mise en terre future. Puis, lors d’une période avec peu de décès, où il bénéficia de davantage de temps libre, il commença à se creuser un caveau un peu plus raffiné. Et d’année en année, le caveau devint une crypte, qui devint elle-même un village souterrain. Il s’amusa à la décorer, à y tracer un labyrinthe et à y installer des pièges. C’était devenu son principal loisir, et il ne pensait même plus à sa propre mort pendant ses travaux. Il s’amusait.
Comme on l’a dit, Igor dormait pendant la journée. Il arrivait cependant que son repos soit interrompu, le plus souvent pour des banalités, comme le besoin d’étancher sa soif ou de se soulager. Il pouvait aussi être réveillé par des bruits. De par sa nature, le cimetière était un lieu calme et silencieux. Étant en permanence dans cet environnement, les oreilles du fossoyeur avaient développé une sensibilité qui rappelle celle des yeux des créatures nocturnes. Il était par exemple capable de distinguer les bruissements des pas des petits mammifères qui rôdaient autour des tombes, mais un son trop fort, un cri par exemple, lui faisait l’effet d’un éclair déchirant la nuit.
Depuis quelque temps, un jeune garçon, pas encore tout à fait adolescent, venait souvent jouer seul dans le cimetière pendant la journée. Il tenait habituellement un bâton dans sa main, avec lequel il tapotait le sol, tout en déambulant entre les tombes. Par moment, il émettait un petit cri ou un petit rire. Rien de très bruyant en soi, un enfant solitaire n’a jamais besoin de trop pousser sur sa voix, mais cela avait suffi à sortir le vieil homme de son sommeil les premières fois. Il se levait, avançait à sa fenêtre, et soulevait légèrement le rideau pour observer. Il trouvait étonnant qu’un enfant de cet âge vienne jouer seul en pareil lieu. Il était toujours vêtu simplement, portant par exemple une chemise blanche et un pantalon bleu assez court. Son apparence était somme toute assez quelconque, sans défaut qui semblât particulièrement sujet à moqueries. Un enfant hylien normal, avec oreilles pointues, cheveux châtains et yeux bleus. Aussi, Igor ne comprenait pas ce qui pouvait le pousser à s’isoler ainsi. Il ne devait pas avoir besoin de fuir ses camarades. Peut-être n’y avait-il tout bonnement pas d’autres enfants de son âge dans ce trou perdu. Il l’observa ainsi trois ou quatre fois, puis les sons qu’il émettait lui devinrent familiers, et ne suffirent plus à le réveiller.
Quelques semaines passèrent. Un jour, il fut de nouveau réveillé brusquement par deux voix aiguës qui conversaient un peu trop fort à son goût. Il se précipita à sa fenêtre pour évaluer la situation. Il y avait le gamin qui venait souvent jouer dans le cimetière, mais cette fois, il n’était pas seul. Il était en compagnie d’un autre enfant, qui avait une apparence bien plus singulière. Probablement un peu plus âgé que son compagnon, c’était un jeune blondinet vêtu d’une tenue verte à capuche rappelant certains contes sur les enfants de la forêt. Il était également équipé d’une épée et d’un bouclier qui, de ce qu’Igor pouvait en juger depuis sa position, ne semblaient pas factices. Il tenait un étrange masque en bois et le posa sur son visage.
« Gyaaah ! C’est Igor le fossoyeur ! hurla l’habitué des lieux. Oh, c’est juste un masque, il m’a fichu une de ces frousses ! Mais je l’adore ! Peux-tu me le donner ?
Je vais être une terreur avec ce masque, comme Igor, mon idole ! »
Une transaction fut effectuée, l’étrange masque contre quelques rubis, puis le garçon vêtu de vert disparu. L’autre posa le masque sur son visage, et reprit son jeu habituel, avec néanmoins un entrain, voire une forme d’allégresse, plus marqués qu’à l’accoutumée.
Igor retourna se coucher, mais il ne trouva pas le sommeil. « Comme Igor, mon idole ! », le gamin avait-il réellement prononcé ces mots ? N’était-ce pas plutôt un tour que ses oreilles lui avaient joué à cette distance ? Se pouvait-il vraiment qu’il pût un jour devenir l’idole de quelqu’un, d’un enfant parfaitement constitué par-dessus le marché ? Tout cela semblait tellement incongru, tellement irréel. Il se releva pour retourner observer l’enfant. À quoi jouait-il, avec ce bâton ? Il donnait des coups au hasard sur le sol. Cherchait-il à imiter l’excursion du fossoyeur, cette activité un peu folle lancée par Igor des années auparavant pour arrondir ses fins de mois, où il proposait à des clients de creuser pour eux, en échange de quelques rubis, des trous afin de tenter d’y dénicher quelques trésors ? Ce n’était pas un franc succès (il n’en avait pas fait une grande promotion, souhaitant éviter qu’Impa apprenne l’existence d’une telle fantaisie), mais il arrivait quelques nuits qu’un individu en quête de sensations fortes vienne y tenter sa chance. Le gamin connaissait-il l’existence de ce jeu ? Trop agité pour espérer pouvoir s’endormir, Igor s’installa à la table en bois rustique qui lui servait aussi bien à prendre ses repas que de bureau, et nota toutes ses réflexions dans le journal qu’il avait commencé à tenir depuis qu’il était en poste à Cocorico.
L’été arriva, amenant avec lui les premiers pics de chaleur. La lumière n’empêchait pas le fossoyeur de dormir, après un peu plus de trois décennies à vivre comme un animal nocturne, il s’y était amplement habitué. Les petits rideaux aux fenêtres de sa masure faisaient amplement le travail. Les pics de chaleur par contre, l’importunaient bien davantage. Il n’y avait d’ailleurs pas vraiment d’espoir de s’y faire. Les villageois avaient un sommeil difficile pendant la nuit, alors pour Igor, dormir en toute quiétude le jour, quand il faisait encore dix à quinze degrés de plus, cela relevait de l’impossible.
Aussi, par une de ces journées de fortes chaleurs, Igor se retournait-il dans son lit sans parvenir à s’endormir. Il somnolait quelques rares minutes, ses pensées s’entremêlant et fuyant sans jamais réussir à former quelque chose de cohérent, puis se redressait en sueur, et se levait pour aller boire. De temps en temps, il soulevait un coin du rideau pour jeter un œil discret au cimetière.
Dans l’imagerie populaire, on a tendance à se figurer les cimetières recouverts de feuilles mortes, de brume ou de nuit. Mais un cimetière sous le soleil brûlant de l’été est un spectacle tout aussi saisissant. Les lourdes tombes de granite, entourées d’herbes jaunies, sont parcourues de millions de scintillements provoqués par la réflexion de la lumière solaire sur les lames de micas et les feldspaths qui les composent. La trajectoire haute de l’astre du jour ne permet pas à l’ombre de s’installer. Et quand la chaleur est particulièrement intense, des perturbations optiques autour des coins des stèles donnent la sensation que des esprits sont en train de s’en échapper.
Il était autour de midi ce jour-là, quand Igor souleva le rideau. Malgré la chaleur étouffante, le jeune garçon était en train de jouer en pleine lumière, ayant comme à son habitude son bâton dans la main, et son étrange masque sur le visage. Il fredonnait des comptines un peu glauques.
Le vieux fossoyeur l'observa un moment avec une certaine tendresse. Décidément, qu'était-ce donc que cet enfant qui le prenait pour modèle ? N’avait-il pas trouvé d’autres jeux après tout ce temps ?
Sa contemplation terminée, il retourna vers son lit. Les draps froissés, jaunis et trempés de sueur n'étaient vraiment pas accueillants. Il hésita un instant et convint que c'était là l'occasion de découvrir son cimetière sous un jour qu'il connaissait finalement assez peu, et peut-être de rencontrer cet étrange enfant.
Il enfila rapidement sa vieille tunique râpée, saisit sa pelle, plus par habitude que par intention de travailler, et commença sa promenade entre les tombes. L'enfant, trop absorbé par son jeu, ne remarqua pas immédiatement sa présence. Igor ne souhaita pas se signaler trop brutalement. Il avait peur de lui faire peur.
Il essaya de s’approcher de lui doucement, comme un lionceau maladroit apprenant à chasser, faisant mine de travailler tout en ne pouvant s’empêcher de lui jeter sans arrêt des regards en coin. Soudain, le tapotement du bâton de l’enfant sur le sol cessa. Il venait de réaliser qu’il n’était pas seul, et restait figé en regardant en direction d’Igor. L’étrange masque qu’il portait empêchait quiconque de lire l’expression de son visage, mais le soulèvement rapide et répété de sa poitrine laissait deviner une certaine forme d’appréhension, voire d’angoisse.
Igor s’avança alors vers lui avec précaution, cherchant surtout à ne pas le brusquer, et lui sourit. Un sourire laid et maladroit, mais sincère. Ils restèrent tous les deux face à face, sans bouger, pendant de trop longues secondes. Le vieil homme fut saisi par des réminiscences de son adolescence, de ces moments où il se trouvait face à Aria, espérant démarrer une conversation sans que jamais rien de sérieux n’en sorte. Ce jeune garçon en face de lui ressentait-il quelque chose de similaire, une envie d’établir le contact étouffée par cette peur de se dévoiler qui l’inhibait ? Igor le savait, c’était à lui de faire le premier pas. Et au pire, que risquait-il, que le gosse prenne peur et que le cimetière retrouve sa tranquillité habituelle ?
« Il est joli ton bâton. Mais si tu veux creuser des vrais trous, tu auras besoin de ça, dit-il finalement en exhibant sa lourde pelle. Tu veux que je te montre comment on s’en sert ? »
Le gamin laissa tomber son bout de bois au sol. S’il n’avait pas eu le visage recouvert, Igor aurait pu voir ses yeux écarquillés et sa bouche bée. Après un moment nécessaire pour reprendre ses esprits, il se mit à sautiller sur place en hurlant un « Oui ! » suraigu qui fit s’envoler de nombreux oiseaux apeurés.
Malheureusement, avec ses petits bras frêles, l’enfant arrivait à peine à soulever le massif outil. Igor lui apporta alors son secours et, ensemble, ils creusèrent des trous en tenant la pelle à quatre mains. Ils jouèrent ainsi à retourner le sol du cimetière jusqu’au coucher du soleil, où l’enfant prit congé pour ne point fâcher sa mère qui n’aimait pas le voir rentrer tard. Pour le fossoyeur, la nuit de travail commençait, et il la passa essentiellement à reboucher leurs petites facéties de la journée.
Le lendemain, il était tellement épuisé qu’il dormit tout le jour. L’enfant se pointa au cimetière peu après le déjeuner. Il fut d’abord contrarié de ne pas y retrouver le vieux fossoyeur, mais il se consola en reprenant son jeu habituel avec son bâton.
Lorsque Igor se réveilla en début de soirée, il se précipita vers le village. Il n’avait presque plus rien à manger et devait rapidement faire quelques emplettes avant que tout ne fût fermé. Lorsqu’il se rendit à la ferme pour se ravitailler en œufs frais, il remarqua un vieux seau métallique percé contre un mur.
« Excusez-moi, vous vous servez encore de ce seau ?
_ Parbleu non, répondit la fermière, il est percé, on ne peut l’utiliser ni pour transporter de l’eau, ni pour le lait !
_ Accepteriez-vous de me le vendre ?
_ Ah ça, prenez-moi deux œufs supplémentaires et je vous l’offre de bon cœur ! »
Le vieux fossoyeur retourna dans son cimetière en portant le seau rempli d’œufs.
Il n’avait pas de tâche particulièrement importante à réaliser cette nuit-là, aussi travailla-t-il à découper minutieusement son étrange acquisition à l’aide d’une collection d’outils et d’objets qu’il avait récoltés çà et là lors de ses sorties nocturnes. Il se coucha assez tôt, bien avant le lever du soleil, afin de ne pas dormir toute la journée du lendemain.
Le garçon revint vers midi. Le bruit de ses jeux réveilla Igor qui le rejoint avec son œuvre de la nuit, une petite pelle composée d’un bâton solide mais court comme manche, et d’un morceau de métal soigneusement récupéré sur le seau comme godet.
« Salut p'tit gars, tu vas enfin pouvoir devenir un vrai fossoyeur, grâce à ça ! »
Il lui tendit l’objet, que l’enfant accepta avec une nouvelle démonstration d’allégresse bruyante qui suscita une nouvelle panique chez les oiseaux.
Ils jouèrent ensemble tout l’après-midi à creuser des trous. Le garçon trouva même un rubis rouge. C’était la première fois qu’il en tenait un entre ses mains. Après l’avoir observé sous tous les angles, en le manipulant précautionneusement comme s’il se fût agi d’un précieux artefact archéologique, il le tendit prudemment à Igor.
« Garde-le, lui répondit ce dernier, ce sera un souvenir de ta première vraie journée de fossoyage. »
L’enfant glissa alors le rubis dans une poche de son pantalon en sautillant dans tous les sens et en remerciant à l’excès celui qu’il appela à partir de cet instant « Maître ».
Ainsi se mit en place un nouveau train de vie pour Igor. Son p’tit gars venait passer quatre à cinq journées chaque semaine dans le cimetière. Il arrivait généralement après le déjeuner, et jouait un peu seul avec sa pelle, avant qu’Igor ne le rejoigne dans le milieu de l’après-midi. Ils creusaient alors des trous ensemble, et Igor lui apprit petit à petit comment percer les différents types de sol, comment repérer le point où la pelle s’enfoncerait le plus facilement, comment former un caveau ayant la bonne forme et les bonnes dimensions pour accueillir un cercueil et comment reboucher proprement tous ces trous. L’enfant était fasciné par les explications de ce vieil homme biscornu, et l’écoutait toujours d’une oreille très attentive. Vers l’automne, ils firent une découverte assez étrange, un truc qui fait boing boing et qui ressemble à un ressort, pour reprendre les mots qu’utilisa ensuite le vieil homme dans son journal pour décrire la trouvaille. Il s’agissait en fait d’un grappin, un petit bijou de technologie qui permettait d’attraper des objets hors de portée. Le vieux fossoyeur voulut le garder pour lui et alla le planquer sous son lit.
Cette manière de fonctionner continua les années suivantes. L’enfant devint un adolescent, assez robuste à force de manier la pelle, et l’apprenti officieux d’Igor. Même si ses parents, un militaire et une femme au foyer, espéraient qu’il s’intéressât à une autre profession plus prestigieuse, ils n’étaient au fond pas mécontent de le voir apprendre un métier plutôt que de faire des bêtises. Ils redoutaient surtout qu’une telle profession ne rebutât d’éventuelles prétendantes, et l’empêchât de leur donner des petits-enfants.
Il arriva même qu’Igor fasse appel à lui pour des funérailles un peu plus grandes que de coutume. Les années commençaient à le marquer, et l’aide d’un jeune homme vigoureux n’était pas un luxe en pareilles situations. Il sentait qu’il lui faudrait un jour laisser sa place, et il était heureux de pouvoir former lui-même son successeur, plutôt que d’attendre que le gouvernement ne lui envoie quelqu’un depuis Bourg-d’Hyrule.
Ce qu’il ne savait pas, c’est qu’à la capitale, les choses avaient changé.
En effet, le Roi d’Hyrule pensait avoir parachevé son œuvre en recueillant l’allégeance de son dernier ennemi, Ganondorf, chef des Gerudos. Cependant, cette apparente soumission de l’homme fort du désert était en réalité un leurre. Ganondorf n’avait jamais eu l’intention de se soumettre au pouvoir de la famille royale, mais n’étant pas en mesure de conquérir le royaume militairement, il avait eu recours à ce stratagème pour que son adversaire baisse sa garde. Son plan était d’aller s’emparer de la Triforce, relique sacrée de la Création qui prodiguait un pouvoir quasiment infini à son détenteur. Elle était préservée au cœur du Saint-Royaume, terre sacrée à laquelle on pouvait accéder par une porte magique dans le Temple du Temps. Cependant, la jeune princesse Zelda avait soupçonné une supercherie, et avec l’aide d’un jeune garçon de la forêt, Link – celui-là même qui avait vendu l’étrange masque au p’tit gars d’Igor – elle avait réussi à limiter le succès de son ennemi. Ganondorf était quand même parvenu à s’emparer d’un fragment de la Triforce, celui de la Force, qui lui permit de renverser le Roi d’Hyrule. Il fit détruire le château, construisit une sinistre tour à la place, et prit petit à petit le contrôle de tout le Royaume, qui sombra dans la terreur et l’obscurité.
Les éruptions de plus en plus fréquentes et violentes du Mont de Péril, et l’arrivée massive de nouveaux habitants au village auraient pu mettre la puce à l’oreille du vieil homme, mais il avait l'habitude de ne pas du tout prêter attention à tout ce qu'il se passait en-dehors de son périmètre. Seules trois choses l’intéressaient réellement : son cimetière, son caveau, et son p’tit gars.
Une nuit cependant, alors qu’il entamait sa tournée, il fut saisi d’un pressentiment très désagréable. Le ciel, d’habitude noir et constellé d’étoiles, était écarlate. On aurait dit que la voûte céleste s’était déchirée, laissant une plaie béante par laquelle se répandait le sang des déesses. Ça ne venait pas du volcan, c’était autre chose. Quelque chose de nouveau, d’étrange, et de menaçant. Igor décida alors de sortir hors du cimetière pour voir si les villageois s’étaient rendu compte de quelque chose.
Et en effet, il y avait une grande agitation dans les ruelles. Des chevaliers d’Hyrule étaient entrés dans le village, attirant l'attention avec leurs armures étincelantes et leurs grosses épées. Ils faisaient le tour des habitations pour regrouper tous les hommes qui savaient se battre – essentiellement des gardes – autour d'eux. Le père du p’tit gars en était.
Lorsque tout ce petit monde fut rassemblé, une silhouette encapuchonnée vint traverser leurs rangs. Les chevaliers se mirent immédiatement au garde à vous, les autres, un peu désorientés, les imitèrent machinalement.
« Messieurs, les dernières nouvelles ne sont pas bonnes. Le domaine Zora a été entièrement gelé et nous n'arrivons plus à avoir de nouvelles de la forêt Kokiri. Ce village est un des tout derniers bastions de liberté en Hyrule, avec peut-être le Mont du Péril qui nous surplombe ; quoique l'activité du volcan ces derniers temps n’annonce rien de bon. Il semblerait cependant qu'un mal soit en train de se développer sous nos pieds, dans le sous-sol de ce village. Le terrain y est difficile et empli de magie sheikah. Aussi, je m'en chargerai seule. Pendant ce temps, je compte sur vous pour sécuriser le village en nettoyant les zones de la plaine proches du village de tous leurs monstres, et de créer un corridor pour aller jusqu'à la forêt Kokiri. Nous devons survivre jusqu'à la venue du Héros du Temps. Celle-ci ne saurait tarder. Viscen, vous prendrez le commandement en mon absence. Bonne chance Messieurs, puissent les Déesses vous guider dans la nuit ! »
La silhouette encapuchonnée s’écarta ensuite du groupe et se dirigea vers le cimetière. Avant de l’atteindre, elle s’arrêta devant Igor, et le fixa de ses yeux rouges. Elle releva sa capuche, c’était Impa.
« Igor, tu tombes bien, j’avais justement besoin de m’entretenir d’un sujet avec toi. Est-ce que tu peux m’accompagner au cimetière ? »
Le vieux fossoyeur acquiesça de la tête et la suivit en silence. Il se sentait comme envoûté par l’ancienne éducatrice de l’orphelinat dans lequel il avait grandi. Il ne l’avait plus croisée depuis la naissance de la princesse, une quinzaine d’années auparavant, et elle n’avait pas pris une ride. Elle avait par contre gagné une certaine aura. Sa pose paraissait plus altière, son regard plus perçant, sa chevelure plus souple. Les Sheikahs étaient réputés pour leur espérance de vie plus longue que celle des Hyliens, mais là c’en était presque indécent. Elle devait avoir dix ans de plus que lui, mais en paraissait dix de moins.
Une fois dans le cimetière, elle reprit la parole :
« Il y a sous nos pieds un vieux temple, dédié à l’Ombre. C’était un endroit sacré et secret, qui n’était connu que des Sheikahs. Il semblerait que quelque chose de malsain soit en train de s’y dérouler. Je dois absolument aller vérifier de quoi il retourne. Je ne sais pas si j’en reviendrai. Aussi, il se peut que tu doives remplir une tâche à ma place. J’ai entendu une rumeur indiquant que tu avais trouvé un grappin.
_ Un grappin ?
_ Oui, un grappin, c’est un outil à ressort qui permet d’atteindre des endroits inaccessibles.
_ Je… oui, en effet, répondit Igor interloqué.
_ Un jour, un jeune homme qu’on appellera le Héros du Temps viendra par ici. Il aura besoin de ce grappin. Même si tu y tiens, je te demande de le lui confier. L’avenir d’Hyrule dépendra de lui, mais il ne pourra rien faire sans notre aide. »
Igor grimaça, mais accepta. Impa lui fit ses adieux et s’élança dans l’obscurité qui régnait au fond du cimetière. Elle disparut comme une ombre, laissant le pauvre fossoyeur totalement éberlué.
Afin de tenir sa promesse, Igor alla récupérer le grappin dans sa masure et le planqua au fond de son caveau. Si l’objet était si important, il risquait d’attirer des convoitises, et il serait donc plus à l’abri dans sa crypte labyrinthique et piégée que dans une vieille baraque en bois.
Quand il ressortit de sa sépulture, il tomba sur son p’tit gars, qui semblait perdu.
« Maître, c’est vous, dit le jeune garçon lorsqu’il aperçut enfin le vieux fossoyeur. J’espérais tellement vous trouver !
_ Eh bien que t’arrive-t-il mon p’tit gars ? Ce n’est pas ton heure habituelle.
_ Je sais, à situation exceptionnelle, horaire exceptionnel.
_ Qu’est-ce qu’il t’arrive ? »
Le jeune homme baissa la tête et la remua lentement. Il paraissait hésitant, peut-être en train de chercher ses mots.
« En fait, je vais partir Maître. Mon père a été mobilisé. Ma mère ne souhaitait pas rester sans lui, elle s’est donc proposée comme cuisinière pour la garnison. Ils m’emmènent avec eux. Ils disent que je serai plus en sécurité entouré de soldats qu’en restant seul au village, et que mon expérience pour creuser des trous pourra servir. J’aurais tant aimé rester. J’ai peur, et je ne sais pas si nous nous reverrons. Puisse cette guerre se terminer vite et sans trop de douleur ! »
La lumière rouge du ciel accentuait ses traits creusés par l’angoisse et le chagrin. Igor sentit une boule dans son ventre, et un serrement au niveau du cœur. Il déglutit péniblement, avant de déclarer :
« J’espère aussi que cette guerre ne durera pas aussi longtemps que celle que j’ai vécue au début de ma carrière. Si tel est le cas, alors je ne serai probablement plus là pour t’accueillir à ton retour. Mais sache que ce cimetière, lui, sera toujours là. Et si tu le souhaites, tu pourras en prendre la charge. Bonne chance p’tit gars, puissent les déesses veiller sur toi !
_ Maître… »
Incapable de prononcer un mot de plus, le jeune garçon se jeta au cou du vieux fossoyeur, qu’il dépassait maintenant légèrement en taille, et le serra dans ses bras. Igor se laissa bercer par cette étreinte inattendue, la première de sa vie si sa mémoire ne lui jouait pas de tour. Ils restèrent ainsi en silence un long moment, jusqu’à ce qu’une voix appelle le jeune garçon. Il relâcha alors son vieux maître, fit un dernier salut, et disparut dans la nuit.