Le Sang et le Sein
Les premiers rayons du soleil, émergeant à l'horizon, se répandaient à travers la brume matinale, donnant au ciel une teinte rosée qui semblait assombrir les herbes givrées. Bourg-d'Hyrule s'éveillait doucement, comme chaque matin. Certaines professions avaient déjà démarré leur activité, mais la majorité de la population était encore en train de rompre le jeûne nocturne. Néanmoins, les curieux penchés à leurs fenêtres eurent la surprise de voir un défilé militaire dans les rues, qui traversa la ville du château jusqu'à la grille d'entrée, et disparut à travers la plaine.
Alors que son armée longeait le fleuve Zora, en direction de Cocorico, Zelda était perdue dans ses pensées. Elle songeait à son enfance, quand elle ne connaissait rien du monde extérieur. Son père était très occupé à pacifier le pays, après la terrible guerre d'unification, quant à sa mère, elle n'avait jamais montré une sincère affection pour sa fille, et était de toute façon morte très tôt. Si bien que la seule famille qu'elle pensait posséder, en ce temps-là, c'était sa nourrice, Impa.
Dans l'innocence de son enfance, elle ne se posait pas de questions sur les nations ou sur les races. À vrai dire, elle n'avait pas énormément de points de comparaison. En dehors de sa nourrice, elle ne voyait que des Hyliens au quotidien. Ainsi, s'il lui apparut assez vite qu'Impa était relativement différente des autres personnes qu'elle croisait dans le château, elle mettait cela sur le compte d'une originalité individuelle, sans pour autant se poser de questions sur des différences d'origines.
Mais Zelda était très curieuse, elle voulait savoir ce qu'il y avait par-delà les murs du château. Aussi, Impa lui parla du monde, et des différentes tribus qui le peuplaient. C'est ainsi qu'elle lui apprit que, contrairement aux autres habitants du château, elle n'était pas hylienne, mais sheikah.
"Et moi, je suis sheikah aussi alors ?
- Non Princesse, toi tu es une Hylienne.
- Mais je n'ai pas envie d'être hylienne, pourquoi est-ce que je ne peux pas être une Sheikah ?
- Ton père est hylien, et ta mère est hylienne, donc tu es hylienne. Ce ne sont pas des choses qu'on choisit, elles sont, c'est tout. On n'y peut rien changer.
- Eh bien je ne suis pas d'accord, on devrait pouvoir choisir ce qu'on veut être. Et puis, en plus, qu'est-ce que ça fait que Papa et Maman soient hyliens, je ne les vois jamais. Donc je devrais être comme toi, parce que je suis plus avec toi qu'avec eux.
- Ce sont eux qui t'ont fait. Ces choses-là sont fixées à la naissance, et tu es née hylienne. Mais crois-moi, tu as de la chance, la vie des Hyliens est bien plus facile et amusante que celle des Sheikahs.
- Oui mais non. Je refuse ! À partir d'aujourd'hui je suis une Sheikah, comme toi. C'est décidé !"
À ce moment-là, elle croyait naïvement que sa décision la transformerait physiquement en Sheikah. Elle voulait ressembler à Impa, parce que c'était la personne qu'elle aimait et admirait le plus au monde. Mais les années passant, rien ne se produisit, si ce n'était qu'elle ressemblait de plus en plus au portrait de sa mère, accroché à un coin de mur de sa chambre. Elle supportait de moins en moins son apparence physique. Un jour, elle était restée à regarder le soleil en face, espérant que ses yeux trop bleus deviennent aussi rouges que ceux de sa nourrice. Elle en était restée quitte pour une bonne réprimande et une semaine angoissante à tout voir flou, avec des taches de couleurs imaginaires qui allaient et venaient sur sa rétine.
Un autre jour, dans un accès de rage, elle avait renversé son miroir au sol, le brisant en milliers de petits éclats que les domestiques avaient eu grand peine à nettoyer. D'ailleurs, des années après, il lui arrivait encore régulièrement de se faire mal en marchant sur une miette de verre oubliée.
"Je ne serai peut-être jamais une Sheikah à l'extérieur, mais je le suis à l'intérieur. C'est vrai, physiquement, il n'y a plus de doute possible, je suis hylienne, parce que mes parents l'étaient, et que je leur ressemble. Mais, dès mes premiers instants, j'ai été nourrie au sein d'une Sheikah, et c'est dans ce lait sheikah que j'ai puisé ma force et mon énergie, et ça aussi ça reste. Derrière cette enveloppe hylienne, c'est une Sheikah qui est animée."
Cette résolution lui permit de mieux vivre ses complexes. Puis, le royaume d'Hyrule étant petit à petit pacifié, son père put passer plus de temps à ses côtés, ce qui la réconcilia progressivement avec sa condition d'Hylienne. Il lui fit aussi comprendre que la race importait peu, qu'il fallait juste apprendre à respecter les différences, parce qu'elles existaient, mais qu'on ne pouvait rien y changer.
"Pendant la guerre, certains de mes généraux pensaient qu'il fallait écarter tous les autres peuples, ou au moins leur imposer nos normes, car ils représentaient à leurs yeux des ennemis potentiels. Mais je m'y suis refusé. Ce n'est pas parce qu'ils ne vivent pas comme nous qu'ils sont moins bien, ni même mieux d'ailleurs, ils sont différents, c'est tout. On ne peut pas comparer, mais on peut apprendre beaucoup d'eux. On doit les comprendre pour apprendre, et apprendre pour les comprendre. Ça a été difficile au début, mais aujourd'hui, nous vivons tous en harmonie.
Et toi, ma fille, tu as beaucoup de chance. Tu es une Hylienne, certes, mais grâce à ta nourrice, tu as appris la culture sheikah. Ainsi, pour chaque question, chaque problème, tu as la possibilité d'adopter deux points de vue, celui d'une Hylienne, et celui d'une Sheikah, et tu peux comprendre les motivations des gens de ces deux peuples. Quand tu seras reine, tu devras être capable d'être juste envers tout le monde. Tes sujets auront des points de vue et des cultures très variés, et plus tu seras en mesure de te mettre à la place de tes interlocuteurs, plus ton règne sera juste et équitable."
C'est ainsi qu'elle se réconcilia avec sa nature hylienne. Elle deviendrait reine d'Hyrule de toute façon, et ses sujets seraient de diverses origines. Elle serait un peu chacun d'eux, Hyliens, Sheikahs, et tous les autres.
Mais, alors qu'elle s'était enfin apaisée sur ses origines, un événement vint tout bouleverser. Cet événement avait un nom: Ganondorf. Elle ne pourrait jamais oublier le visage de ce croque-mitaines qui avait hanté ses nuits. Son père ne percevait pas la menace comme elle, et elle se sentait désemparée, impuissante. Heureusement, elle avait pu compter sur le soutien d'Impa qui, tout en s'efforçant de la rassurer, doutait de la fiabilité du roi des Gerudos. Puis un garçon de la forêt, Link, qu'elle avait également vu en rêve, était apparu au château. Elle l'avait envoyé en mission pour contrer Ganondorf, mais il était déjà trop tard.
L'ambitieux roi du désert, peu de temps après avoir prêté allégeance au roi d'Hyrule, se retourna contre lui, et l'assassina sur son trône. Craignant pour la vie de la jeune princesse, Impa vint la chercher en urgence, et s'enfuit avec elle sur son cheval blanc. En franchissant le pont-levis, elles croisèrent le jeune Link, qui revenait insouciant de sa périlleuse quête. Zelda lui lança l'ocarina de sa famille, qu'elle avait envoûté pour qu'il délivre au jeune héros ses instructions sous la forme d'un message télépathique, et croisa les doigts pour que ce dernier ne soit pas taillé en pièces par Ganondorf.
Galopant à brides abattues sous le terrible orage, elles foncèrent vers le village Cocorico. Là-bas, à côté de la bourgade peuplée d'Hyliens, existait un second village, caché sous la montagne, où s'était réfugiée une communauté de Sheikahs. Ceux-ci avaient décidé de se couper du reste du monde, afin de préserver leur mode de vie. En effet, leur démographie manquait de dynamisme comparée à celle des Hyliens, et même à Cocorico, ils avaient fini par devenir minoritaires. Aussi, l'un d'entre eux, Gahnima, décida de bâtir cette nouvelle communauté. Impa fut peinée de voir les siens quitter ainsi le village qu'elle avait fondé, mais elle n'avait pas osé aller contre leur volonté. De toute façon, elle s'était installée au château, et n'avait aucun droit de leur dicter comment vivre.
C'est pourquoi elle ne fut pas étonnée de recevoir un accueil glacial lorsqu'elle vint demander asile avec la jeune princesse hylienne. Gahnima, en particulier, montra une vive hostilité :
"Nous avons dû nous réfugier ici pour échapper au cancer hylien. Et voilà que tu nous amènes leur princesse héritière, pour contaminer notre dernier bastion. Traîtresse, te rappelleras-tu seulement qui tu es quand nous n'existerons plus que dans les livres d'Histoire ?
- Je n'amènerai jamais d'autres Hyliens ici, Gahnima, mais je dois protéger cette enfant. Je t'en supplie, laisse-nous entrer.
- Jamais ! Ce lieu est notre sanctuaire, et je ne permettrai en aucune façon, à quiconque n'est pas des nôtres, de demeurer ici !
- Alors laissez-moi devenir une Sheikah !", demanda Zelda avec fermeté.
Gahnima refusa, mais les autres membres de sa communauté n'étaient pas aussi rigides. De nature fataliste, ils ne nourrissaient guère de rancoeur envers les Hyliens. Ils avaient, de plus, toujours une forte affection envers Impa, et la détermination que la princesse hylienne affichait était séduisante. Aussi, face aux protestations, Gahnima finit-il, à contre-coeur, par céder. Et c'est ainsi, alors que le royaume dont elle venait d'hériter sombrait dans le chaos, que Zelda devint Sheikh.
Elle passa donc son adolescence parmi les Sheikahs. Une adolescence normale, si l'on mettait de côté le contexte particulier de l'époque. Globalement, les Sheikahs n'eurent guère de difficultés à l'accepter comme l'une des leurs. Seuls Gahnima et ses sous-fifres ne manquaient pas une occasion de l'humilier et de la rejeter, ce qui engendra quelques bagarres assez violentes, qui eurent au moins le mérite de l'endurcir. Mais c'est aussi là-bas qu'elle eut ses premières vraies amitiés avec des jeunes de son âge, ses premiers émois amoureux, et qu'elle forgea sa personnalité d'adulte. Elle adopta complètement le mode de vie des Sheikahs, au point que l'étiquette de la monarchie hylienne lui paraissait, aujourd'hui encore, complètement exotique.
Finalement, alors qu'elle était âgée de 17 ans, Impa la présenta à Rauru. Celui-ci la mena à travers Hyrule pour lui faire découvrir les anciens temples, afin de préparer le retour de Link. Il comptait sur elle pour guider le héros à travers sa quête à venir. Ainsi, Zelda termina son séjour chez les Sheikahs, et dut affronter un monde bien plus hostile, où des créatures sauvages et agressives pouvaient commettre toutes sortes d'exactions en parfaite impunité. Elle fut terriblement choquée en découvrant comme Hyrule avait changé pendant son exil. Son royaume était complètement livré à l'anarchie, son château avait laissé place à une horrible tour. Les gens avaient peur, souffraient. Les maladies et la mort semblaient avoir gagné chaque centimètre carré du territoire. Elle passa des nuits extrêmement difficiles, peinant à trouver le sommeil pour finalement sombrer dans des cauchemars angoissants et se réveiller en sueur, et très fatiguée.
Mais au bout du compte, elle mena sa mission à bien, et grâce à son aide, Link délivra Hyrule de Ganondorf. Elle fut alors officiellement couronnée, et une de ses premières mesures fut de donner une autonomie importante aux Sheikahs, afin qu'ils puissent vivre pleinement comme ils le souhaitaient sans avoir à rester cachés du reste du monde.
Cette mesure ne fut pas facile à faire passer. Il y eut d'abord des difficultés côté Sheikahs. En effet, les plus radicaux d'entre eux craignaient pour leur légitimité politique, aussi demandèrent-ils toujours plus. Afin de les marginaliser, Zelda proposa un grand plan de construction pour les doter de très bonnes infrastructures, ainsi que d'un certain nombre de privilèges valables dans Cocorico. Ces cadeaux devaient témoigner de la volonté d'ouverture et des sentiments amicaux du royaume d'Hyrule envers les Sheikahs réintégrés. C'est alors du côté hylien que surgirent de nouvelles difficultés. D'une part, le plan de construction coûtait très cher, d'autre part, le traitement de faveur fait aux Sheikahs passa mal auprès d'une partie de la population, notamment à Cocorico, qui vécut cela comme une profonde injustice. On mit alors en place un système fiscal exceptionnel assez complexe à Cocorico, qui touchait essentiellement les Sheikahs, et ne devait durer que quelques années. Cependant, cette imposition s'avéra plus lourde qu'anticipée pour les Sheikahs qui eurent de plus en plus de difficultés à faire face à leurs dépenses. Puis vint l'agression des Gerudos rebelles, qui fit passer cette affaire complètement au second plan. Occupée par sa campagne militaire, Zelda avait délégué les affaires courantes à ses ministres. Le cas Sheikah étant principalement traité par Logon. Les succès militaires de la reine avaient permis à sa popularité d'atteindre des sommets. Naïvement, elle avait imaginé que la situation à Cocorico finirait par s'améliorer d'elle-même, et qu'elle pourrait enfin trouver cette paix intérieure qu'elle recherchait depuis son enfance. Malheureusement, il semblait que l'orgueil et l'ambition de quelques inconscients avait fait dégénérer la situation pendant qu'elle avait le dos tourné, menaçant un équilibre et une harmonie qui semblaient pourtant à portée de main.
L'armée arriva à proximité de Cocorico au milieu de la nuit. Des nuages s'étaient entassés au pied des montagnes, et se délestaient de leur neige, qui tombait par paquets, comme s'ils cherchaient à s'alléger pour franchir cet obstacle sur leur route. On établit un bivouac, afin d'être prêts à entrer dans le village dès le lever du soleil. La journée du lendemain serait sans doute, pour Zelda, la plus importante depuis le début de son règne.