Le Sang et le Sein
Il fallut un peu plus d'une journée à Zelda et son escorte pour apercevoir les murs de la capitale. C'était le début de l'hiver en Hyrule et, la vallée Gerudo bénéficiant d'un micro-climat la maintenant toujours à des températures relativement élevées, le choc thermique fut assez violent en redescendant dans la plaine.
Néanmoins, ce n'était pas pour cette raison que la reine sentit son sang se glacer dans ses veines. Quelque chose n'allait pas. L'herbe, encore verte, dense et touffue sur l'ensemble du trajet, avait subitement viré au jaune. Elle était de plus très aplatie, et des mottes de terre la souillaient par endroits. En y regardant de plus près, on notait la présence de nombreux déchets, morceaux de bois, de cuir ou de métal, disposés de façon aléatoire. Et plus on approchait des murs, plus ces anomalies étaient nombreuses.
Elle fut alors prise d'un terrible pressentiment. Et c'est avec une angoisse visible sur son visage qu'elle fut accueillie par Rauru, monté sur son cheval, qui était venu à ses devants. Son visage était plus marqué que d'habitude. Ses rides étaient creusées, de grosses poches sous ses yeux trahissaient le manque de sommeil, et sa peau était étonnamment pâle.
Sans s'attarder sur les formules de politesse usuelles, Zelda le questionna :
"Mon Dieu, Rauru, que s'est-il passé ici, est-ce aussi grave que je le pense ? Le message qui m'a été envoyé ne donnait pas beaucoup de détails.
- Hélas oui, j'en ai bien peur. La cité a été assiégée. Oh, ça n'a pas été très difficile de les repousser, malgré l'effet de surprise, mais nous avons tout de même dû livrer bataille. Ils ne disposent pas d'armes de siège particulièrement efficaces, mais ce sont de féroces combattants. Ils semblaient animés par une puissante haine. Pour preuve, ils se battaient jusqu'à la mort, la fuite ne semblait pas être une option envisagée, alors même que l'issue de la bataille ne faisait plus guère de doute...
- Ils nous haïssent donc tant, remarqua Zelda. Mais alors, où sont tous les corps, je ne vois que des flèches brisées, des éclats d'armures ou de cottes de maille, où sont les morts ?
- Une partie dérive le long de la rivière Zora, les autres ont été réunis là-bas..."
Elle suivit la direction indiquée par le doigt du sage, et vit, quelques centaines de mètres sur sa gauche, une imposante pyramide incandescente, de laquelle s'échappaient des volutes de fumée.
"Nous ne pouvions pas risquer de laisser des épidémies se développer..."
Zelda était totalement abasourdie. Elle ne pouvait pas, de sa position, distinguer le nombre de corps en train de se consumer, mais il était clair qu'ils se comptaient au moins en centaines. Qu'est-ce qui avait pu pousser les Sheikahs à de telles extrémités ?
L'escorte traversa très vite la cité. Les gens étaient massés en nombre dans les rues. On sentait beaucoup de nervosité, tout le monde parlant des événements récents. Et, étrangement, il semblait qu'ils se taisaient dès que l'escorte passait à proximité d'eux.
À peine eut-elle mis les pieds dans le hall d'entrée du château, que la jeune reine convoqua sur le champ un conseil extraordinaire avec les ministres disponibles. Les domestiques, désemparés, s'affairèrent dans tous les sens pour répondre au plus vite à la requête de leur suzeraine. Zelda était une stratège, et sa vision à long terme était louée de tous. Par contre, lorsqu'un grain de sable venait se coincer dans l'engrenage, elle cherchait à le retirer au plus vite, quitte à déclencher un vent de panique dans ses rangs.
Une heure plus tard, la réunion pouvait commencer.
Au Conseil étaient présents, en plus de Zelda et Rauru, le ministre de la diplomatie, le ministre des armées, et le ministre de l'économie. La reine, très agitée, ne se sentait pas d'humeur à se perdre en formules de politesse. Elle abattit son poing sur la grande table en bois massif, pour attirer l'attention de tout le monde, et ordonna :
"Racontez-moi en détails tout ce qu'il s'est passé en mon absence, et vite !"
Il y eut un moment d'hésitation. Les ministres avaient beau être des hommes de caractère, la colère de leur souveraine était évidente et les tétanisait. Ce fut finalement Aucané, le ministre de l'économie, qui prit les devants :
"Il y a un peu plus d'une semaine, des émissaires sheikahs sont venus au château pour renégocier les statuts de leur autonomie, notamment concernant les taxations, qui, selon eux, sont écrasantes et les font sombrer dans la misère. Nous avons discuté pendant de nombreuses heures, afin d'essayer de nous mettre d'accord, mais ça n'a pas abouti. Ils demandaient une réduction de moitié des prélèvements, ce qui aurait pesé très lourd dans notre budget. D'autant que les dépenses que nous avons faites pour leurs infrastructures à Cocorico n'ont pas été encore amorties...
- Mais c'est vous qui les avez reçus ? demanda Zelda, surprise.
- C'est moi qui les ai reçus, fit Logon, le ministre de la diplomatie. Je leur ai proposé une nouvelle date, une pour laquelle vous, Votre Majesté, seriez présente. C'est alors qu'ils ont commencé à tenir des propos assez dégradants à votre égard. Je les ai donc renvoyés chez eux, ainsi que leur ambassadeur. Je ne m'attendais pas à des réactions aussi excessives de leur part."
C'est alors que Rauru prit la parole :
"Logon, ne cherchez pas à dissimuler certaines de vos actions, alors que vous vous efforcez de tout faire publiquement le reste du temps. La vérité ne tardera pas à éclater.
- Ah, reprit Logon avec un ricanement complètement artificiel, je crois que je vois de quoi vous voulez parler. En effet, j'ai fait trancher la langue aux deux émissaires sur la place du marché, avant de les renvoyer. Il fallait bien faire un exemple. Même en considérant que leur autonomie soit admissible, cela ne justifie en rien le manque de respect envers votre personne, dont ils ont fait preuve."
Zelda se sentait de plus en plus crispée. Elle soupçonnait fortement Logon de jouer à un jeu particulièrement malsain, visant à sacrifier la qualité des relations diplomatiques du royaume sur l'autel de sa propre popularité. Et les ambitions qu'il nourrissait ne devaient pas être des plus nobles. Elle s'adressa donc au Sage de la Lumière, qui était la personne présente en qui elle avait le plus de confiance :
"Rauru, qu'ont-ils dit sur moi exactement ?
- Je ne sais pas réellement, je n'ai pas assisté personnellement à la scène. Logon était le seul présent..."
Il avait presque répondu dans sa barbe. Il semblait si fatigué. Il avait conscience d'être dépassé par les événements, d'avoir été manipulé, et il se sentait minable. Lui qui, pendant des années, avait été le cerveau d'Hyrule, acceptait mal de devenir une marionnette. Zelda lui avait confié le gouvernement, il avait choisi les ministres avec elle, et elle comptait sur lui pour tirer le meilleur de chacun d'entre eux. Mais il n'y arrivait plus, cela se sentait. Il en était conscient autant que Zelda elle-même. Et elle fut peinée de voir la détresse qui transparaissait sur le visage de son vieil ami.
"Je ne me permettrais pas de répéter de telles obscénités, reprit Logon avec un sourire narquois. Mais il était indispensable de marquer le coup.
- Le jugement a été très expéditif, remarqua Zelda. Y a-t-il eu une enquête approfondie ?
- Il n'y avait que mon témoignage, répondit Logon le plus naturellement du monde. Mais c'est une preuve jugée suffisante par le tribunal. Vous ne douteriez quand même pas de mon honnêteté. Ce serait très blessant...
- C'est surtout parce que tu as choisi le juge toi-même, lâcha d'une voix rauque Melkior, le ministre de la défense.
- Certes, mais c'est un homme très compétent."
Cette fois, Zelda fulminait complètement. Il lui paraissait évident que Logon avait monté cette histoire de toutes pièces pour apparaître comme celui qui défendait l'honneur du peuple hylien, alors même que l'autonomisation des Sheikahs avait ouvert une plaie dans l'orgueil patriotique de la foule, qui peinait à cicatriser.
"Que s'est-il passé ensuite ?
- Eh bien, reprit Melkior, c'est à partir de là que la situation a dégénéré. Une armée sheikah est venue nous assiéger. Nous les avons repoussés à la suite d'une bataille acharnée, mais le mal est fait, nos peuples sont en guerre.
- Mais ce n'est pas tout, ajouta Logon, ils s'en sont également pris aux Hyliens qui résidaient à Cocorico. Une partie d'entre eux a réussi à fuir jusqu'ici, les autres ont été massacrés."
Comment pouvait-il afficher cet insupportable sourire alors qu'il racontait de telles horreurs ?
Elle avait les poings serrés de rage et de dégoût. Une telle situation n'aurait jamais dû se produire. Même dans ses anticipations les plus pessimistes, elle n'avait pas envisagé pareil scénario. C'était complètement surréaliste, comme un cauchemar, dont l'absence de logique ouvre la porte aux délires les plus sinistres. Mais hélas, elle était éveillée, et alors que tout son univers était en train de s'effondrer autour d'elle, il lui fallait, au moins en apparence, rester forte et concentrée.
"Il faut à tout prix apaiser ces tensions, déclara-t-elle. Nous ne pouvons pas ouvrir un nouveau front. De plus, les Sheikahs sont nos alliés depuis la nuit des temps, on ne peut ruiner une telle alliance sur un malentendu.
- Mais, Votre Majesté, intervint Logon de sa voix mielleuse, pensez-vous vraiment que le peuple acceptera que l'on reste inactif face à cet affront ? Ne craignez-vous pas que ce soit votre légitimité sur le trône qui soit remise en cause par cette affaire ?"
Cette fois, c'en était trop, elle craqua. Elle se leva de sa chaise, sauta sur la table, la traversa en une enjambée, et se jeta sur Logon, qui était assis en face, frappant de ses deux pieds le torse de son ministre. Le fauteuil en bois massif de ce dernier se renversa et se brisa sur le sol de marbre. Folle de rage, Zelda le frappa au visage de ses deux poings, alternativement, et sans la moindre retenue. Les ministres autour ne savaient pas comment réagir. On ne contredisait pas la reine, mais la situation devenait inquiétante. Le visage de Logon était couvert de sang, elle le tuerait si personne n'intervenait.
Puis, quand elle en eut assez de frapper, Zelda saisi la dague qu'elle avait toujours à la ceinture pour parer à toute agression, et vint poser la lame sur la gorge de son ministre de la diplomatie.
"Traître, tu mériterais tellement que je te tranche la jugulaire."
C'est alors que Rauru intervint en saisissant la reine par le bras.
"Je vous en prie, ne laissez pas la haine guider vos choix. Ça n'amènera rien de bon."
Zelda fit mine d'hésiter, puis elle se redressa, le visage pourpre, respirant comme un taureau enragé. Elle essuya d'un revers de manche la bave qui coulait aux commissures de ses lèvres, et le sang qui avait giclé sur ses joues.
Logon cracha deux dents, puis se releva à son tour.
"Quelques soient les erreurs que nous avons pu commettre, ils sont en tort, et leur position est indéfendable. Ce sont eux qui nous ont attaqués, et ce sont eux qui ont massacré des civils. Le peuple attend réparation."
Zelda lui tourna délibérément le dos et s'adressa aux autres membres du conseil.
"Je partirai dès demain à Cocorico, avec une armée, pour leur demander des excuses. Vous, vous resterez ici pour gérer les affaires courantes. Logon, je ne veux pas avoir à remanier tout mon gouvernement à cause de toi, donc tu présenteras au plus tard demain ta démission à Rauru. Si tu refuses, je ne réponds plus de ce qu'il pourrait t'arriver. Me suis-je bien faite comprendre ?
- Très bien, votre Majesté...", répondit l'intéressé, une lueur mauvaise dans les yeux.