Le Sang et le Sein
Depuis une fenêtre du donjon où elle s'était installée, Zelda, la jeune reine du Royaume d'Hyrule, regardait avec satisfaction cette forteresse que ses armées venaient de reprendre. Elle voyait qu'il y avait de l'agitation en bas, parmi les troupes, mais une agitation sereine. Certains nettoyaient leur matériel, d'autres avaient retiré leurs armures, et se dégourdissaient les membres, d'autres encore jouaient aux dés, et faisaient des plaisanteries salaces. Le tumulte qui venait jusqu'à ses oreilles, porté par le vent tiède du désert, était essentiellement composé de rires, bien que quelques gémissements vinssent également des tentes de l'infirmerie, où le nombre de blessés restait somme toute assez faible par rapport à ce que l'on avait l'habitude de subir.
S'éloignant de la fenêtre, Zelda se tourna vers ses généraux, assis à la grande table centrale, et leur lâcha avec un sourire de satisfaction :
"Eh bien, tout se passe comme prévu jusqu'à maintenant. Reprendre cette citadelle était sans aucun doute la tâche la plus ardue que nous avions à réaliser. Et pourtant, quel succès ! Il ne nous reste désormais plus qu'à reprendre le Temple de l'Esprit. Je suggère de faire un siège, tout ce qu'il y a de plus classique. Je doute qu'il y ait de grandes réserves alimentaires à l'intérieur, elles ne devraient pas mettre bien longtemps à se rendre. Si vous avez des suggestions..."
Les trois généraux s'échangèrent des regards. Link et Viscen ne semblaient pas avoir grand-chose à redire au plan, somme toute assez approprié, que leur avait soumis leur reine. Nabooru, par contre, montrait des signes d'agitation. Elle avait saisi une mèche de ses longs cheveux rouges, et la faisait tourner nerveusement entre ses doigts.
"Nabooru, si tu as quelque chose à dire, je t'écoute."
La Gerudo fronça les sourcils. Ce ton de supériorité qu'avait l'habitude de prendre la reine hylienne l'agaçait au plus haut point. Mais elle parvint à se contenir et déclara :
"Elles sont trop fières pour se rendre, je les connais suffisamment bien pour le savoir. Je pense qu'il vaudrait mieux que j'aille seule négocier avec elles, on pourrait éviter de nombreuses morts inutiles."
Zelda hésita. Laisser les Gerudos régler cette histoire entre elles ne lui plaisait guère. Certes, les loyalistes lui avaient été très utiles dans la reconquête de leur territoire, et elle n'aurait jamais pu s'emparer de la citadelle sans leurs connaissances et leurs conseils. Mais il apparaissait aussi clairement qu'elles n'étaient pas très enthousiastes quand il s'agissait d'affronter leurs compatriotes rebelles, et elles s'étaient davantage cantonnées à des tâches logistiques, laissant le combat aux chevaliers et gardes d'Hyrule.
Nabooru perçut le doute qui traversait Zelda, et ajouta :
"S'il te plaît, ne me fais pas l'affront de douter de ma sincérité. Je t'ai juré mon allégeance, et je n'ai qu'une parole. Mais donne-moi une chance d'éviter un massacre inutile. En te comportant de la sorte, tu conforteras les filles qui te sont loyales dans leur choix.
- Je ne doute pas de toi Nabooru, sincèrement. Mais, au-delà de la question de confiance, il faut..."
Elle fut interrompue au milieu de sa phrase par le bruit de la porte qui s'ouvrit avec fracas. Un messager essoufflé vint se prosterner devant elle.
"Veuillez me pardonner cette intrusion ma Reine. Mais j'ai été mandaté par le Sire Rauru pour vous remettre dans les meilleurs délais un message de la plus haute importance."
La reine saisit le parchemin que levait vers elle l'humble messager, et le déroula. Très vite, elle se figea. Son teint devint livide. Elle resta en apnée, jusqu'à ce que des tremblements de son corps la ramènent à la réalité. Après un soupir, elle balbutia, visiblement très affectée :
"Les Sheikahs nous ont trahis..."
Il ne faisait guère de doute qu'elle devait rentrer au plus vite au château d'Hyrule pour trouver une solution avec ses ministres. Il lui fallait donc décider rapidement pour cette histoire de temple. Le plus simple était de confier le commandement des opérations à l'un de ses trois généraux.
Link était le Héros du Temps, ce qui l'auréolait d'une aura très forte. Il était clair que les soldats le suivraient sans protester. Mais c'était, par nature, un guerrier solitaire. Il n'était pas fait pour diriger un groupe, et n'aimait pas ça. Elle l'avait nommé à ce poste parce que, compte tenu de ce qu'il représentait, ne pas le faire aurait été mal perçu par l'armée. Elle lui avait confié le commandement des chevaliers d'Hyrule, guerriers autonomes qui avaient davantage besoin d'un symbole derrière lequel se regrouper que d'un chef qui leur dise quoi faire. Et Link était ce symbole. Mais gérer une armée composée de trois factions très différentes était une tâche autrement plus complexe.
Viscen était tout le contraire. C'était un militaire expérimenté et compétent. Cependant, il lui manquait l'aura des grands chefs. S'il était unanimement apprécié et soutenu par la garde, il n'avait sans doute pas le charisme nécessaire pour que les chevaliers d'Hyrule et les guerrières Gerudos acceptent de le suivre. C'était un technicien, il connaissait le métier, et son avis était toujours précieux en réunion stratégique. Mais il ne saurait pas trouver les mots pour motiver des chevaliers ou des Gerudos bien plus habitués à fonctionner avec leurs tripes qu'avec leur raison. Et quand bien même il trouverait les mots justes, encore faudrait-il qu'il parvienne à les faire entendre.
Il restait Nabooru, la seule à avoir à la fois les compétences et le charisme nécessaires à la fonction. Elle arrivait sans problème à traduire sa science de la guerre en discours qui faisait vibrer même les plus couards. Et quand elle engageait le combat, elle était aussi redoutable qu'élégante. Elle était un modèle pour toutes les Gerudos loyalistes, mais elle suscitait également l'admiration chez tous les guerriers hyliens. Cependant, Zelda avait quelques réticences à la laisser diriger la guerre contre ses compatriotes. Elle ne pouvait s'empêcher de redouter que sa loyauté ne vacille.
Elle n'avait malheureusement plus de temps. Elle regrettait de n'avoir pas prévu cette éventualité plus tôt :
"Je vais devoir rentrer au château sur-le-champ pour décider de la marche à suivre. Je vais donc vous laisser gérer la fin des opérations. Nabooru, pour te prouver ma confiance, je te laisse prendre la tête de l'armée. Mais diriger, cela impose parfois de prendre des décisions très difficiles. Si jamais les négociations n'aboutissent pas, tu devras être capable d'en tirer les conséquences qui s'imposent. N'oublie pas que ce que nous faisons, nous le faisons pour la paix. Et son prix peut être élevé. Sur ce, mes amis, bonne chance, je compte sur vous !"
Et elle quitta la salle avec le messager, laissant ses trois généraux s'échanger des regards interrogateurs.