Aux Avenirs d'Hyrule - ou comment réparer un futur
‘’Quand on peut accomplir sa promesse sans manquer à la justice,
il faut tenir sa parole.’’
- Confucius
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IMPA
Les évènements de Sartag avaient beaucoup chamboulé notre routine. Fort heureusement, le tumulte avait été entièrement attribué à l'attaque des monstres, et le peu d'informations qui avaient filtré concernant l'enlèvement de Zelda avaient été rapidement reléguées au rang d’invraisemblables rumeurs - ne compromettant ainsi pas nos futures investigations.
Je laissai Link et Zelda se soutenir mutuellement autant qu’ils le voulaient ce jour-là, et ni Saki ni Rhoam n'osèrent y émettre la moindre objection. Au Banni cette arnaque de tradition! Sa Royale Majesté et sa fille avaient eu une longue conversation à ce sujet dans l’étude privée du Roi. D'après ce que Zelda m'en dit par la suite, Rhoam s'était platement excusé et avait proposé de tout annuler compte tenu de la situation… Mais Zelda avait refusé. Elle était reconnaissante qu'il admette avoir eu tort, mais elle savait qu’une annulation serait source d’un monumental remue-ménage… Nous avions au contraire besoin que les choses se tassent comme si de rien n'était si nous voulions avoir une chance de «nettoyer la Citadelle de toute sa crasse». Ainsi, aussi surprenant que cela puisse paraître, la cour traditionnelle devrait se poursuivre dès le lendemain matin…
Bien évidemment le Vicomte en était désormais exclu. Jeté dans les cachots avec ses complices et sous haute surveillance, il subissait un interrogatoire rigoureux laissant très peu de place à la bienveillance...
Gosao s’était de lui-même présenté au Roi, lui rappelant qu’il avait pointé son arme sur un autre prétendant et annonçant qu’il se soumettait l’exclusion qui, selon les règles, en résultait. Sa Majesté lui assura qu’il n’avait à aucun moment envisagé de le punir pour avoir porté secours à sa fille, surtout qu’en l’occurrence, aucune goutte de sang n’avait été versée… Malgré tout, Gosao insista sur le respect des règles : je crois qu’au fond, il cherchait juste une excuse honorable pour s’en aller.
Le baron Hughie quant-à-lui, complètement inconscient de la gravité de la situation, eut le culot de s’offusquer de s’être vu poser un lapin! Bien sûr, il ne fut pas mis au courant de l’enlèvement ni de la tentative de viol sur la Princesse pendant l’heure supposée de leur rendez-vous… Mais il aurait pu tout de même avoir conscience de l’attaque des monstres !
En termes de prétendants, il ne restait plus que lui, le jeune Duc, Link et Saki…
Saki… Je m’étais sentie si bête après avoir pleuré dans ses bras comme une chochotte ! Depuis lors, l’anxiété qu’il provoquait en moi n’avait fait que se renforcer de jour en jour, me rendant invariablement malhabile en sa présence. Je ne discernais même plus les raisons d’une telle crainte mais j’entrais à chaque début d’entrevue dans un cercle vicieux d’agitation. Un matin, il arriva très en avance, et demanda à Karl-Olef la permission de se joindre à nous. J’en fus si effarouchée que j’en fis tomber mon sablier! Je ne savais même plus dans quel sens j’étais censée le remettre sur la table... Pathétique ! A mon grand désarroi, le jeune duc accepta avec joie.
A partir de ce jour, Saki vint jouer avec le Duc et la Princesse presque tous les matins, proposant également à Karl de rester jusqu’à midi : j’étais souvent obligée de prendre part aux jeux afin de respecter la parité… Je n’étais pas sûre que ce soit bien équitable, puisqu’ils doublaient quasiment leur temps de cour, mais cela n’enfreignait à ma connaissance aucune règle puisque les deux garçons renouvelaient chaque jour leur accord. Et puis, ce n’était pas comme s’ils essayaient vraiment de la séduire… J’en étais tourmentée chaque matin: redoutant à chaque instant l’arrivée de Saki autant que je me sentais inexplicablement vide après son départ ; le cherchant du regard en permanence mais refusant de croiser le sien… De quelle curieuse maladie étais-je donc affligée ?
Link nous rejoignait parfois aussi, puant encore le cheval ou la transpiration et se faisant accueillir par son rival d’un sarcasme tout frais à chaque fois. Il ne se gênait plus pour embrasser ou enlacer Zelda devant Saki, qui semblait en outre ne plus s’en émouvoir.
Le chevalier avait l’air préoccupé et songeur. Il avait insisté pour récupérer la tablette Sheikah et la gardait constamment avec lui. Peut-être de peur que Zelda disparaisse de nouveau… Pendant ses séances, qu’on avait décalées à l’horaire de Gosao, nous tirions un rideau à travers la pièce et je m’occupais à la réalisation d’une tapisserie pour les laisser tranquilles autant que possible.
LINK
Quelques jours s’étaient déjà écoulés depuis l’effroyable expérience avec le Juge. Contre toute attente, la cour traditionnelle ne fut pas annulée. J’étais un poil médusé en apprenant que c’était une décision de Zelda elle-même… Je comprenais son raisonnement, bien entendu, mais faire semblant de la continuer pour quelques semaines seulement aurait été largement suffisant ! Pourquoi nous infliger de supporter les trois mois de cet enfer ?
Je m’abstins cependant de lui en faire le reproche ouvertement. Pour l’instant, Zelda et moi avions tous les deux besoin du réconfort que seul l’autre pouvait lui apporter, et le peu de temps que nous offraient nos rendez-vous programmés était bien trop précieux pour être passé à se disputer…
Elle cachait ses poignets écorchés sous ses gants blancs, ne les ôtant que pour me laisser panser ses plaies comme je le lui avais promis... Nous étions en sécurité désormais, sans le vicomte pour la torturer ou nous menacer... On m'avait donné des antidotes contre toutes sortes de poisons, juste au cas où. Cela dit, je n'avais montré aucun signe d’intoxication, et bientôt Zelda et Impa théorisèrent que c’était peut-être grâce aux cailloux que j'avais pris l'habitude de grignoter : ils avaient agi comme un bézoard, me dirent-elle avec une profonde fascination, et avaient épongé le poison dans mon estomac... J’avoue, j'avais juste pris goût à leur croquant, mais sachant que ça m'avait sauvé la vie... Plus personne ne me convaincrait jamais d'arrêter d'en manger !
Il n'y avait aucune raison de s'inquiéter non plus pour les prétendants restants : Karl était un agneau, Hughie était un pauvre type mais pas du genre dangereux, et Saki était un allié, maintenant… S'il n'avait pas été aussi assidu avec ses entrevues, j’aurais même pu croire qu'il avait renoncé à courtiser Zelda...
Et pourtant, malgré tout, ma chère et tendre ne semblait plus se sentir en sécurité nulle part ; pas même avec moi. Elle continuait à chercher mes bras et ma tendresse mais elle flanchait ou se figeait à chaque fois que nos baisers se faisaient plus charnels. Je ne pouvais pas vraiment la blâmer après ce qu'elle avait vécu, même si j’en souffrais... Cela me ramenait à cette époque douloureuse de la fin de la guerre, quand j'étais persuadé qu'elle avait peur de moi… Sauf que désormais, cet enfoiré de juge avait rendu mes craintes réelles ! M'abstenir de descendre dans les cachots pour déchaîner ma colère sur ce sac à merde était toujours une épreuve quotidienne.
Les journées me paraissaient interminables... Je m’occupais des chevaux chaque matin, les libérant dans leur enclos dès que le temps le permettait. Un jour, je partis même avec Vermeille faire un tour dans la plaine et dans la Vallée du Néant. Elle semblait ravie de retrouver l’enivrement des grands espaces, et je l’étais aussi. Mais je ne m’étais accordé cette balade que pour aller vérifier quelque chose…
Dès mon retour, je commençai à préparer mon départ pour plusieurs semaines : tente, sac de couchage, habits hivernaux, de quoi chasser, de quoi cuisiner, de quoi creuser... Je rangeai tout ça dans les sacoches que Noïa avait agrandies pour nous.
J’allai voir Rhoam en premier : à quoi bon stresser Zelda alors que j’ignorais encore si son père allait autoriser mon escapade? Je lui expliquai tout : mon mal-être et mon projet, la nécessité de le mettre en œuvre dès maintenant; pourquoi ça ne pouvait pas attendre l’hiver et le fait que nous serions sûrement trop occupés l’an prochain... J’arguais même que mon absence m’assurerait de ne pas faire de faux-pas auprès du peu de prétendants qu’il restait… Il tenta de me dissuader mais ne s’opposa pas à mes desseins ; je lui fis cependant promettre de ne rien en dire à sa fille, au cas où je ne reviendrais pas…
ZELDA
Turpan croupissait dans les donjons du château, gardé par les membres les plus loyaux de la Garde Royale. Nous avions déjà tiré des noms et des lieux de l’immonde latrine qui lui faisait office de bouche. Je devais laisser la suite de l'enquête entre les mains d'experts, mais même si Saki et Impa m'assuraient que je pouvais compter sur les espions Sheikah qui en avaient été chargés, il m'était difficile de me résoudre à déléguer...
Link avait l’air absent depuis plusieurs jours. Quelque chose le tracassait visiblement mais il refusait de m’en dire quoi que ce soit : il avait repris cette attitude taciturne et secrète qu’il avait parfois, et qui le murait dans le silence. Je me demandais si c’était ma faute… Si c’était parce que j’étais plus… Distante.
Alors que nos caresses avaient été si naturelles il n’y a pas si longtemps, le simple fait d’entendre sa respiration s’accélérer lorsqu’il me désirait me rappelait cet horrible moment avec le Juge. Même si Link et mes amis avaient réussi à l’arrêter avant qu’il ne puisse… Oh, Hylia… J’avais l’impression que cette expérience avait suffi à casser quelque chose en moi…
Un jour, pendant notre rendez-vous quotidien, après que j’aie une nouvelle fois tressailli de peur sous ses baisers impatients, Link s’était levé pour aller se planter devant la fenêtre. Le regard perdu au loin, ses tics nerveux et ses nombreux soupirs trahissaient sa contrariété. Je m’en voulais tellement de réagir ainsi ! C’était si absurde : il avait mon amour, il avait ma confiance, je voulais toujours qu’il m’ait, moi, toute entière ! Et pourtant, j’avais beau essayer de me raisonner, c’était comme si mon corps avait gardé une appréhension bien à lui… Après un silence prolongé, Link se retourna vers moi et me lâcha, de but en blanc:
« Zelda, je vais quitter le palais. »
Devant la stupeur qu’il devait lire sur mon visage, il revint s’asseoir près de moi, pris mes mains dans les siennes et précisa :
« C’est juste pour quelques semaines, ne t’inquiète pas. Deux mois tout au plus. Je te promets de revenir pour le bal du Solstice... »
J’étais horrifiée à l’idée de ne pas le voir pendant deux mois entiers !
« Mais… Non ! Tu ne peux pas ! Pourquoi veux-tu partir, Link ? Est-ce que c’est parce que je … »
« Non, mon Amour, ce n’est pas pour quoi que ce soit que tu aies fait, ou pas fait, tu m’entends ? Tu as juste besoin de temps… Et quant à mon départ, c’est juste que j’ai quelque chose à faire… Quelque chose d’important que je veux absolument régler avant nos fiançailles… »
Je ne comprenais pas ! Qu’est-ce qui pouvait l’obliger à m’abandonner en pleine cour, moins d’une demi-lune après le sale coup du juge ?
« Quelque chose de plus important que moi ? »
« Non. Non, ma Grenouille, voyons… Pas plus important, mais peut-être pas beaucoup moins… Écoute, tu es en sécurité maintenant et de toute façon, on ne peut se voir qu’une petite heure par jour… »
Il continuait à m’expliquer pourquoi je ne devrais pas m’offusquer ainsi de son départ, mais je ne l’écoutais déjà plus. Je m’étais soudain rappelé ce jeu que nous avions fait au Laboratoire : son aveu d’être tombé amoureux d’une fille il y a plus de dix ans, et de n’avoir jamais cessé de l’aimer. C’était naturel après tout : des semaines à me voir être courtisée par d’autres hommes lui avaient sûrement rappelé que lui aussi avait d’autres options. Des options qui ne lui imposeraient jamais de porter une couronne et de se conformer à des pratiques grotesques comme celle-là! Des options qui ne l’enfermeraient jamais dans un château. Des options qu’aucun homme n’avait jamais « cassées » en essayant de les prendre de force...
Pleine d’amertume, je lui demandai :
« Ça a quelque chose à voir avec cette autre fille, n’est-ce pas ? C’est ça que tu as à régler ? »
« … Quelle autre fille? »
« Ne fais pas l’innocent avec moi. Celle dont tu avais parlé au laboratoire ; celle dont Pru’ha te demande toujours des nouvelles, depuis lors… »
« Ah, celle-là … » Il sourit tristement. « Oui… Oui ça a tout à voir avec cette femme-là, ma Luciole… »
Je sentis mon cœur se briser et ma tête tourner. Lui me regardait avec mélancolie, caressant mon visage de sa main comme s'il m’avait dit des mots tendres. Je détournai la tête.
« Ne me touche pas, Link. »
« Zelda, ma puce… Écoute … »
« J’en ai assez entendu. Laisse-moi. »
Je refusais de l’écouter, je refusais de le regarder : je voulais juste qu’il s’en aille pour qu’il ne me voie pas pleurer !
« Va-t’en, Link. Puisque c’est ce que tu veux. »
« Pas comme ça, Zel’! Je dois partir au plus tôt… On n’a pas … »
« Va-t’en !! » lui hurlai-je.
Je le repoussai physiquement en plus de verbalement cette fois : frappant son torse et son bras de mes poings. Il se leva. Je l’entendis avaler bruyamment sa salive ; j’imaginais très bien le dégoût affiché sur son visage. Puis, il obéit et partit en trombe tandis que je m’effondrai par terre en pleurs sous le regard désemparé d’Impa.
SAKI
Brun de Van Dyke. C’est comme ça que s’appelait cette couleur sur les tubes de peinture qu’utilisait ma mère, lorsqu’elle était encore là : un mélange lugubre de suie grisâtre et d’oxyde de fer... Et ce jour-là, quand j’arrivai à la bibliothèque pour notre partie quotidienne de jeux de société, c’était la couleur de leurs auras.
Karl-Olef sembla soulagé de mon arrivée et bien que sa séance soit à peine entamée, il prit congé immédiatement, prétextant ne pas se sentir bien. Il me fixa d’un air entendu comme pour me confier ses deux amies.
Impa me lança un regard misérable avant de retourner son attention vers Zelda. Les yeux de la Princesse étaient rougis par le chagrin, faisant ressortir les nuances émeraude de ses iris.
C’est Impa qui m’expliqua tout : le jeu au Laboratoire, l’autre fille, la décision soudaine de Link... J’étais en colère contre le garçon : faire un coup comme ça après tout ce qu’ils avaient traversé ! Et pour une fille qui à priori savait à peine qu’il existait…? Ça ne ressemblait pas à l’image glorieuse qu’elles avaient réussi à m’enfoncer dans le crâne ! Zelda était catastrophée. Des sanglots incontrôlables la reprenaient à tout moment.
Et puis Link arriva.
Il portait l’armure de cuir hylienne au-dessus d’une tunique de laine vert-sève, et un bonnet assorti, long et pointu, absolument ridicule: s’il partait vraiment pour un plan drague il était mal barré. Ses sacoches de selle jetées sur une épaule, il était visiblement prêt à prendre la route. Il nous salua d’un geste hésitant de la main, puis déposa son paquetage et son bonnet à l’entrée de la bibliothèque et descendit l’escalier, sans un mot.
Zelda se remit à sangloter de plus belle en le voyant et détourna la tête avec indignation. Je faisais de mon mieux pour ne pas le fustiger avant d’avoir pu écouter sa version de la mélodie.
« Zelda… Je m’en vais… Je voulais juste te dire au revoir… »
« Voilà qui est fait ! Au revoir, Link. »
« Ma Luciole… Je ne peux pas te laisser comme ça… »
« Ta décision. Ton problème.»
« Mais c’est important, pour toi aussi! Je dois y aller… Je t’en prie, ne nous oblige pas à nous séparer comme ça…»
« Par les boules de feu de Din, » explosa Impa, « tu es sacrément gonflé de lui faire des reproches alors que c’est toi seul qui l’as mise dans cet état ! Qu’est-ce qui t’est passé dans le ciboulot en lui avouant que tu partais régler tes histoires avec l’autre fille ?! »
« Je sais ! Mais pour l’Amour de Nayru, c’est ce qu’elle a entendu ; pas ce que j’ai dit ! J’ai essayé de lui expliquer mais elle ne veut plus rien entendre ! »
« Qu’y a-t-il à expliquer ? » demandais-je calmement.
« Cette histoire de fille dont Zelda fait tout un fromage ! » Sa voix grinçait comme une corde de violon en train de céder. « Mais peut-être que je devrais juste mettre les voiles et vous laisser demander à l’armée de vous parler d’elle pendant que je serai loin ! Oui bonne idée, tiens : allez demander au vieux Colonel Eghi, ou à Sedio-n’a-qu’un-œil de la garde Royale ! Ils vous en parleront, si jamais ça vous intéresse. Ils se sont foutus de ma gueule pendant si longtemps à cause de cette fille! » Les yeux de Link étaient perlés de larmes amères lorsqu’il les arracha de Zelda. « Au revoir, Votre Altesse… Prenez soin de vous… »
Il commença à s’éloigner, blessé, sa propre aura reflétant celle de sa Princesse aussi bien qu’avec un miroir. Ras le bol de ces insupportables morveux toujours en train d’essayer de gâcher leur chanson… !
« Hopopopopo, attends une minute, gamin ! Assieds-toi et raconte-moi ton histoire de fille, s’il te plait. Je me moque de savoir si son Altesse veut l’entendre ou pas : moi je le veux. J’aime ça, les histoires, tu vois! J’en ai même fait mon métier ! Et je préfère toujours quand elles sont racontées du point de vue du protagoniste.»
J’étais quand même un peu vache pour Zelda, car elle n’avait aucun droit de mettre un terme prématuré à une de nos séances et nous en avions tous conscience. Si Link décidait de tout me déballer, elle n’avait aucun moyen de s’y soustraire. Impa me jeta un regard inquisiteur, ne sachant plus sur quel pied danser. Link prit quelques secondes pour étudier l’opportunité que je lui offrais.
« Je te l’ai dit. On s’est déjà payé ma tête pendant dix ans à cause de ça : d’une, je n’aime pas la raconter et de deux, je n’ai aucune envie de t’inspirer une nouvelle ode au cynisme. »
« Je te promets que je n’en ferai rien ! Tu as ma parole d’honneur et deux témoins qui m’ont entendu te la donner ! Et puis j’ai ma fierté : je ne fais pas dans le réchauffé. »
« Ça… Ça risque de prendre un temps fou à raconter : je ne voudrais pas interférer avec ta séance…»
« Ma séance ? Tu te fous de moi ? Regarde-la ! … Allez, poses ton cul et crache le morceau, nom de Farore ! »
Il revint bon gré mal gré, plus renfrogné que jamais. Il attrapa en route une chaise d’une autre tablée et la ramena vers le bout de notre table pour pouvoir s’asseoir près de Zelda. Il prit trois, quatre grandes inspirations pour se ressaisir, les mains crispées l’une sur l’autre dans sa nervosité. Quand il commença son récit, ce fut sur un ton neutre et posé.
« Si tu veux réussir à comprendre cette histoire, Saki, il faut que je te la raconte depuis le tout début. Je suis né à Elimith, d’où mon père, un chevalier provincial, était lui aussi originaire. Il avait épousé une femme venant d’Ecaraille, qui avait bien du mal à s’intégrer au village. Pas seulement parce qu’elle était petite et au teint foncé, avec des yeux d’un bleu inhabituel, mais surtout parce qu’elle savait préparer des remèdes à base de plantes, de petits animaux ou de morceaux de monstres... Les gens l’ont vite considérée comme une sorcière, et l’appelaient ainsi... Et si ils n’avaient aucun problème pour venir chez nous quémander des potions à ma mère chaque fois qu’ils en avaient besoin, ils ne l’ont pour autant jamais tout à fait acceptée.
J’avais quatre ans quand Maman est tombée de nouveau enceinte : qu’est-ce que j’étais content à l’idée d’avoir un petit frère ou une petite sœur ! Quand elle a commencé à avoir mal au ventre, mon père était en service. C’était beaucoup trop tôt: elle n’attendait pas le bébé avant la saison suivante... Elle perdait énormément de sang et aucun de ses philtres n’a pu l’aider. Je suis allé tambouriner à toutes les portes du village pour chercher de l’aide, mais personne n’est venu. Personne. Quand je suis rentré à la maison, elle était morte dans une mare de sang ; avec ma minuscule petite sœur, écarlate, posée sur son ventre. Elle était si petite, si maigre… Elle était née trop tôt pour survivre. Elle ne ressemblait même pas vraiment à un bébé… »
Malgré sa voix maîtrisée, le pauvre gamin tremblait en se remémorant son passé. Impa avait les larmes aux yeux et Zelda avait arrêté de sangloter : elle avait beau s’obstiner dans sa bouderie, je savais qu’elle l’écoutait attentivement, et souffrait avec lui.
« Mon père est rentré deux ou trois jours plus tard. Il m’a trouvé dans le jardin, en train d’essayer de creuser une tombe avec ma petite pelle d’enfant. C’était l’été, il faisait chaud et la terre était tellement dure ; je n’avais pas creusé grand-chose... Personne n’était venu entre-temps vérifier si on allait bien, ni s’occuper des corps. Ni s’occuper de moi... Comme s’ils avaient été terrifiés à l’idée de traverser le petit pont de bois qui menait chez nous…
Moi, j’avais eu le temps de m’habituer, mais pour mon père, entrer dans cette maison qui empestait la putréfaction… Ça a été terrible. Quand il a arrêté de hurler et de pleurer, il m’a donné à manger puis nous avons fini de creuser la tombe. Nous les avons enterrées ensemble, en essayant de ne pas prêter attention aux asticots. Ma petite sœur nichée dans le cou de notre mère… Personne n’est venu ; personne n’a dit un seul mot pour elles, même pas moi… Je n’ai pas pu… Je suppose que c’est depuis ça que parfois je… Je peux pas... »
Les paupières de Link se scellèrent un instant, faisant rouler de grosses larmes silencieuses vers le sol. Sous le coin de la table, je devinai que Zelda, bien qu'évitant toujours son regard, lui avait saisi la main. Il prit quelques instants pour étouffer des sanglots naissants avant de reprendre.
« Après ça, mon père est allé faire savoir aux gens du village ce qu’il pensait d’eux. Quand il est revenu, il a fait nos bagages et m’a emmené avec lui. Il est reparti à ses affectations sur le barrage de la Luterrane, et m’a confié à une nourrice au Domaine Zora... C’est à ce moment-là que je suis devenu ami avec Mipha, Kodah, Byrotan et les autres. J’étais comme un poisson dans l’eau parmi eux, malgré nos différences. Enfin, j’avoue : j’ai dû en mettre des coups de poings dans les branchies pour faire ma place... Mais au final, j’avais trouvé une vraie famille en eux… »
La fameuse « autre fille » était-elle un poisson, du coup ? Pouvait-il s’agir de la jeune Princesse Zora ? Je m’abstins de tout commentaire et le laissai continuer.
« Quelques années ont passé comme ça… J’étais heureux, vraiment. Mon père venait me voir tous les jours : souvent il m’emmenait patrouiller avec lui, il m’apprenait le maniement des armes et me laissait m’entrainer avec ses hommes. Il était si fier de moi ! Et puis un jour, Sa Majesté la Reine est morte. »
Zelda frémit à l'évocation soudaine de sa propre mère.
« Nous avons accompagné la garnison à la Citadelle pour lui présenter un dernier hommage. Il y avait des milliers de personnes de part et d’autre de la route où allait passer le cortège. Des gens qui ne la connaissaient pas pleuraient comme s’ils avaient perdu un proche… Ils s’étaient vêtus de noir, avaient apporté des bouquets de fleurs… J’étais tellement en colère ! Pourquoi des milliers d’inconnus se lamentaient pour cette femme, pourquoi est-ce qu’ils se bousculaient pour une chance de seulement apercevoir son cercueil, pourquoi étions-nous venus d’aussi loin, alors que personne n’avait daigné seulement traverser un foutu pont quand ma propre mère était morte ? C’était injuste, j’étais furieux ! »
Le visage de Zelda s’était décomposé alors qu’elle commençait, tout comme moi, à comprendre ; qui était cette fille, pourquoi il n’avait jamais pu se résoudre à lui en parler... Link se pencha vers sa Princesse pour continuer, parlant tout bas, tenant sa main dans les siennes.
« Et puis le cercueil est passé. Et derrière lui, une petite fille d’à peu près mon âge. Elle était tellement jolie ! Et tellement digne alors qu’elle marchait derrière le carrosse mortuaire qui emportait sa mère : pas une seule larme sur ses joues, rien qui ne pouvait trahir sa peine. Et pourtant je la sentais là, en moi : toute son épouvantable souffrance, me coupant le souffle comme si c’était la mienne. A ce moment-là, j’ai pensé que c’était seulement parce que j’avais moi-même vécu la même perte… Maintenant, je sais que c’était bien plus que ça. J’avais envie de la prendre dans mes bras aussi fort que j’en ai envie, là, maintenant… »
Pour le coup, la Princesse n’était plus aussi digne que dans l’histoire de son chevalier : en larmes, elle s’était remise à hoqueter et reniflait éhontément. Elle approcha sa chaise de celle de Link pour pouvoir se blottir contre son cœur; il referma ses bras sur elle en poussant le plus profond des soupirs qui n’ait jamais retenti en Hyrule et continua.
« Il aura fallu neuf ans avant qu’elle ne sache que j’existe mais moi, déjà à l’époque, j’ai dit à mon père que c’était elle : je lui ai dit que quand je serais grand ce serait avec elle que je me marierais, que je ferais en sorte qu’elle ne soit plus jamais triste… Comme je vous ai dit, toute la garnison en a ri pendant des années. Face à ma naïveté enfantine, mon père a seulement répondu, avec sa grosse voix : Fils, c’est de la Princesse d’Hyrule, de l’héritière du trône dont tu parles. Les Princesses n’épousent pas les rats des champs comme nous… Je n’ai pas compris tout de suite, car ma meilleure amie était aussi une princesse et qu’elle ne m’avait jamais traité de rat… Mais ils ont fini par me convaincre que ma seule façon de pouvoir lui offrir ma vie, c'était en mourant pour elle sur le champ de bataille. Alors dès que j’ai pu, je suis entré dans l’armée… Voilà, Saki. Je crois que la suite, tu la connais… »
« Tu as été élu par l’Épée de Légende et tu as gagné le droit de prétendre à sa main…»
C’est Impa qui me répondit, un peu hébétée :
« Non… Il… Il n’en savait rien ! Il a combattu toute la guerre à ses côtés persuadé qu’il était toujours indigne d’elle et à en désespérer. C’est moi-même qui lui ai appris son statut, il y a quelques semaines seulement, dans un moment de grande détresse… Je comprends mieux, maintenant, ce qu’il m’a dit ce jour-là…» Elle se tourna vers Zelda. « C’était la veille que vous partiez au laboratoire pour l’inventaire, Votre Altesse… J’ai dû l’empêcher de se faire du mal…»
Zelda sembla se remémorer quelque chose et laissa s’échapper un hoquet de surprise.
« Tes blessures aux mains… ! Oh Link, je te demande Pardon … Je suis une abrutie… »
« Encore une bonne raison de croire qu’on est faits l’un pour l’autre… » lui répondit-il avec tendresse sans la contredire.
« Ça, je n’en ai jamais douté… Mais pourquoi, Link ? Pourquoi avoir laissé entendre que c’était une autre fille ? »
« Tu t’attendais à ce que je confesse devant toute l’équipe du labo que c’était toi, alors que je ne savais même pas ce que tu ressentais ? La dernière fois que je t’avais avoué mes sentiments, tu avais fui à travers la plaine de Cernoir et tu t’étais évanouie ! Et puis je n’ai jamais dit que c’était quelqu’un d’autre… C’est toi qui t’es mis ça dans la tête : j’ai juste dit que c’était une fille de mon âge que j’aimais depuis mon enfance et qui n’avait appris que récemment que j’existais. Tu aurais pu te douter que c’était toi. Je suis sûr que Pru’ha l’a compris, elle. Il n’y a jamais eu d’autre fille, ma Grenouille. »
Elle le regarda comme s’il était la toute première chose que ses yeux caressaient depuis cent ans, touchant ses joues et ses mèches de cheveux avec la délicatesse d’un papillon. Puis elle l’embrassa, avec autant d’application et de douceur que s’il s’était agi de leur toute première fois. On aurait pu entendre Link ronronner sous ses mains et ses lèvres. Vaincu, je levai les mains au ciel et les reposai bruyamment sur la table dans un souffle.
« Ok. J’abdique. Vous êtes adorables. Je ne voudrais plus vous séparer même si je croyais encore en avoir le pouvoir... Link, tu peux partir tranquille, je vais libérer la Princesse de nos entrevues… »
Du coin de l’œil, j’aperçus le sourire d’Impa s’effacer tandis que ses yeux quittaient mon visage.
« Non. Reste, s’il te plait, » assura Link avec un sourire sincère, « j’ai toute confiance en ce qui nous lie, Zelda et moi. Si quelque chose peut me permettre de partir plus tranquille c’est bien de la savoir avec des amis. Avec toi et Impa, je sais que tout ira bien et que le temps passera plus vite. Et puis, il ne faudrait pas donner trop d’espoir au baron, tu ne crois pas ? »
« Ça marche. Mais seulement si ces dames sont d’accord, » répondis-je en lançant un clin d’œil à Impa, qui me regardait de nouveau. Elle détourna les yeux à la hâte et en guise de réponse, elle haussa les épaules d’un air désinvolte. Elle était si vexée à chaque fois que je la surprenais à laisser traîner ses yeux sur moi! C’était mignon... Elle avait passé toute sa vie à cultiver son image de guerrière impassible: qui aurait pu croire que derrière sa croûte de pierre et d’acier, elle cultivait aussi la petite fleur bleue… Ce n’était qu’un masque, exactement comme mon éternelle bonne humeur…
Zelda, quant-à-elle, ne releva même pas ma question : elle était agrippée des deux mains à l’affreuse tunique verte de Link.
« Tu es vraiment obligé de partir, Link ? Reste toi aussi, reste… » le supplia-t-elle, « ou au moins, explique-moi pourquoi tu pars…»
« Je suis désolé, ma Princesse… Je ne peux pas le dire. Tu essaierais encore de m’en dissuader,» ronchonna-t-il, « aie un peu foi en moi… Je reviendrai, je te le promets.»
Ils s’enlacèrent longuement ; puis nous l’accompagnâmes ensemble jusqu’aux écuries où ils se firent de longs et humides adieux… Phtalo : une subtile nuance de bleu vert, volant dans les plumes du paon et de la sarcelle… C’est ainsi que ma mère aurait décrit leurs auras tandis que Link s’en allait.
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