Aux Avenirs d'Hyrule - ou comment réparer un futur
"J'ai besoin de nos chemins qui se croisent:
Quand le temps nous rassemble, Ensemble, tout est plus joli."
- Jean-Jacques Goldman
***************
IMPA
Link était parti, personne ne savait où. Il avait refusé de nous donner le moindre indice sur les raisons de son départ. Au moins savions-nous désormais qu’il n’était pas parti courir la gueuse, contrairement à ce dont Zelda s’était initialement persuadée… Nous remarquâmes rapidement qu’il avait emporté la tablette Sheikah avec lui, et que Sa Majesté le Roi lui avait donné son consentement pour sa course mystérieuse.
Depuis ce matin-là où il nous avait raconté son enfance, Zelda semblait avoir retrouvé une certaine sérénité. Elle n’avait plus versé une seule larme depuis, comme si elle s’efforçait d’être la petite fille digne dont il était tombé amoureux, il y a si longtemps déjà… De temps à autre, elle arrêtait subitement ce qu’elle était en train de faire, ses yeux luisant de joie et un doux sourire sur le visage : je crois qu’elle était toujours plus ou moins connectée à lui.
Nous passions désormais chaque matin à quatre : son Altesse, Le Duc d’Akkala, Saki, et moi. J’avais fini par réaliser pourquoi je me sentais si nerveuse en présence du Sheikah ; pourquoi mon cœur semblait vouloir s’enfuir de ma poitrine à chaque fois que je croisais son regard… Ça m’était apparu comme une évidence, un matin au réveil, après un rêve d’une incroyable niaiserie: j’étais en train de m’en amouracher...
Ça ne m’était encore jamais arrivé avant ! Pourquoi fallait-il que ce soit maintenant, et de lui ? C’était stupide, vraiment ! Déjà parce que ces histoires de romance n'étaient qu’une perte de temps, d’énergie et de matière grise à mon sens - et il n’y avait qu’à regarder Zelda et Link pour s’en convaincre - mais aussi parce que Saki était déjà amoureux d’une autre… Il était littéralement là pour la courtiser ! Vraiment, ma vieille Impa, tu fais tout de travers… Malheureusement, en avoir pris conscience et lutter contre ne m’aidait pas, bien au contraire. Je me languissais de sa présence, ne pouvais m’empêcher de le regarder en douce sous toutes les coutures, et le guettais à tout moment dès qu’il n’était pas là. Même l’entendre jouer de sa musique au loin provoquait cet absurde élancement dans ma poitrine !
Alors, le matin, quand il arrivait avec cet insupportable sourire sur le visage qui semblait se moquer à la fois de moi et de mes stupides sentiments, je ne savais même plus si je devais être heureuse, triste ou en colère. Lui, en tous cas, avait l’air de beaucoup s’amuser de mes réactions puisqu’il cherchait constamment à les provoquer.
SAKI
J’adorais jouer aux échecs avec elle. Souvent, je me cachais en haut de l’escalier et j’attendais, pour m’annoncer, que La Princesse et le Duc aient commencé une partie en duo : juste pour qu’Impa soit obligée de jouer rien qu’avec moi. Pendant des années, elle avait été réputée imbattable, aussi étais-je doublement fier quand j’arrivais à la décontenancer assez pour qu’elle perde face à moi. La saluer d’un baisemain en arrivant m’assurait toujours de gagner au moins la première partie et parfois, il suffisait que je la regarde fixement sans rien dire pour qu’elle perde absolument tous ses moyens pendant de longues minutes. Elle était tellement outrée quand je lui disais « Esheikh et mat » ; et d’autant plus attirante… Je redoutais la fin de la cour : elle allait retourner à ses nombreuses fonctions et je la croiserais à peine...
Je finis par aller la voir, un matin, avant que nous dissolvions notre petite assemblée.
« Dame Impa, pourrais-je vous parler ? »
« C’est bien ce que tu es déjà en train de faire, non ? »
« Je vais prendre ça pour un oui. J’aimerais savoir… Puisque Link est parti en me donnant carte blanche - vous en êtes témoin - serait-il exagéré que je puisse également occuper ses horaires d’entrevue, l’après-midi, en plus des miens ? »
Elle plissa légèrement le nez et les sourcils puis détourna les yeux.
« Oui c’est exagéré. Et contraire au règlement puisque Link n’est pas là pour renouveler l’invitation. Je ne peux pas l’accepter. Tu n’en as pas assez avec les horaires de Karl-Olef ? Je croyais que tu renonçais à ta cour. »
« Tss… Je n’ai pas dit que c’était avec Zelda que j’espérais passer du temps, » lui murmurai-je de ma voix la plus séductive, « et non en effet, je n’en ai pas encore assez… Tant pis, oublions ça. Merci pour votre considération, ma Dame. »
Haha ! Son joli minois était rouge comme une crête de cocotte !
IMPA
Il avait lâché ces mots diaboliques et il était parti, l’air de rien, en emportant son foutu sourire ! Oh et quand bien même aurait-il carrément avoué me courtiser, moi : il perdait son temps! Je ne serais le lot de consolation de personne, pas même de lui ! Pas même si j’en crevais d’envie, hors de question ! Ça finirait par me passer : tout finit toujours par passer.
Je réussis à l’ignorer scrupuleusement plusieurs jours après ça. Jusqu’au Hanafuda… J’avais toujours détesté les jeux de cartes - qui laissent beaucoup trop de place au hasard - mais il fallait être quatre pour y jouer et je m’étais dévouée, pour faire plaisir à Son Altesse. On utilisait généralement des graines de citrouille Armo ou des haricots pour compter les points. Mais ce jour-là nous nous servions de fruits d’oiseaux, dont Saki avait ramené un petit sac pour grignoter…
Au début, tout se passait plutôt bien. J’avais amassé pas mal de points : moins que Karl-Olef mais plus que cet idiot de ménestrel, qui était assis en face de moi. Lorsque je reçus un premier grain, je l’ignorai ; ne sachant que trop bien qui me l’avait lancé. Le second me mit un peu en rogne : ne pouvait-il donc pas juste me ficher un peu la paix ? Le troisième me frappa en plein sur la joue. Assez !
Je levai les yeux vers Saki, furieuse, persuadée de tomber sur son sourire narquois habituel mais il n’en fut rien : il avait l’air au contraire penaud et sincère, avec une pointe de mélancolie. Comme si je lui manquais… Je me cachai derrière mes cartes, troublée par la douce douleur qui avait transpercé mon cœur. Je ne lui manquais pas : c’est juste se payer ma tête qui lui manquait, ça oui. Et même si c’était le cas, ça finirait par lui passer…
Je reçus bientôt un autre fruit d’oiseau, qui rebondit sur ma tête. Quand je baissai à nouveau les cartes je ne pus plus m’empêcher d’être désarmée par la tendresse qui émanait de son regard. Un sourire triste et honnête se dessina sur ses lèvres tandis que je me perdais dans ses yeux…
« Impa... Impa ? Tu rêves ? C’est à toi de jouer ! »
« Oh ! Pardon, Votre Altesse ! »
Un peu honteuse, je jouai rapidement et évitai à nouveau son regard. Mais il fit voler un autre grain, et puis un autre… C’en était trop : d’une pichenette Sheikah bien sentie, je lui en tirai un à mon tour, auquel il riposta immédiatement.
ZELDA
Impa et Saki s’étaient subitement engagés dans une bataille rangée à coups de fruits d’oiseaux. Fâchée au départ, la Maîtresse des arts guerriers était clairement avantagée par sa force et sa dextérité. Mais au bout de quelques instants, elle était dans un tel état d’euphorie qu’elle arrivait à peine à atteindre son adversaire ! Le poète semblait un peu plus heureux à chaque graine qui fouettait son visage et à chaque éclat de rire d’Impa… Karl-Olef se plaignit qu’on ne pourrait plus compter les points et les deux Sheikah s’allièrent finalement pour le viser à son tour. Ils n’arrêtèrent que lorsqu’ils n’eurent plus rien à lancer, ni sur la table ni dans le sac…
A la suite de cet évènement, mon amie fut bien moins sur la défensive et, de fait, notre petit groupe retrouva une ambiance plus décontractée. Saki n’avait plus d’yeux que pour elle, et si Impa se faisait un honneur et un jeu de l’éconduire à chaque fois, ses yeux pétillaient toujours tandis qu’elle repoussait inlassablement les avances du poète… Par moment j’avais l’impression que nos rôles s’étaient inversés : c’était désormais elle qui se faisait courtiser et moi qui étais devenue son chaperon. J’avais hâte que Link revienne pour voir ça…
Mon Prince était parti depuis plusieurs semaines déjà. Au début, j’avais continué à sentir sa présence assez nettement, mais elle s’était estompée avec la distance et le temps... Je ne gardais que cette impression vague qu’il allait bien ; parfois, je sentais qu’il dansait avec l’épée, exalté par un combat ; de temps en temps me prenait la sensation poignante qu’il aurait terriblement voulu être près de moi. Je craignais, par moment, qu’il ne s’agisse que de cela : de sensations et d’impressions. Rien de réel…
Je devais encore rencontrer le baron chaque début d’après-midi. Impa avait surnommé ce rendez-vous quotidien « la sieste ». Malgré les semaines qui s’égrenaient, il arrivait toujours à déblatérer sur lui-même et sur ses richesses et sur à quel point toutes les femmes célibataires ou pas de l’Etape d’Hyrule le convoitaient… Saki s’arrangeait souvent pour pratiquer l’accordéon dans une salle proche, pour nous distraire autant que pour le faire enrager.
Le reste de mes après-midi étant désormais entièrement libre, je pus recommencer à aider mon père dans les affaires du Royaume. Nous pouvions notamment superviser ensemble les enquêtes pour corruption et trafic de mineurs liées à l’arrestation du Juge. Je racontai de nouveau aux enquêteurs, et ce aussi précisément que possible, les affaires dont le Vicomte s’était vanté pendant nos entretiens. Puis nous comparions ces récits aux registres juridiques afin d’en retrouver les victimes et les bénéficiaires. En outre, neuf des «douze amis à la citadelle prêts à attester sur leur propre vie » qu’il était avec eux au moment de sa tentative de viol croupissaient déjà aux cachots avec lui.
J’appris bientôt qu’un nouveau site de fouilles avait été mis à jour sur le Plateau du Prélude pendant des travaux de déblaiement, et qu’il s’avérait très prometteur ! J’espérais y trouver quelques pièces pour réparer Terrako, et puis je rêvais secrètement que m’éloigner du château me permettrait de ressentir plus clairement la présence de Link…
Réussir à convaincre mon Père de me laisser partir en enquête de terrain ne fut pas une mince affaire, surtout sans mon Chevalier pour assurer ma protection : j’avais dû arguer qu’il n’y avait qu’à traverser la plaine, sans quitter le « monde civilisé » comme il l’appelait, et qu’avec Blizzard désormais complètement rétabli, ça ne serait jamais que l’histoire d’une ou deux heures de trajet... Je fus finalement autorisée à y passer mes deux jours hebdomadaires de liberté, sous la protection de gardes royaux, comme cela arrivait avant la guerre.
Nous n’étions alors qu’à quelques semaines du Solstice, aussi faisait-il un peu froid malgré un temps sublime. Je ne sentis pas la présence de Link, mais nous fûmes embusqués par trois Lynels élémentaux et deux Lynels de Rancoeur. Le combat fut intense et éprouvant mais grâce au Pouvoir d’Hylia, nous n’eûmes à déplorer aucune perte ! Et mes recherches furent récompensées d’un magnifique condensateur harmonique R-13 pour Terrako, une pièce d’une extrême rareté !
Mon père, cela dit, ne m’autorisa plus aucune sortie après cela…
SAKI
Le bal du Solstice approchait à grands pas et Link n’était toujours pas revenu. Je commençais à craindre qu’il ne lui soit arrivé quelque chose. Zelda tentait de ne pas le montrer mais elle se rongeait les sangs, faisant les cent pas dans les couloirs à longueur de temps. Pour la troisième fois de la matinée, nous étions en route vers les Écuries... Impa marchait à mes côtés quelques mètres derrière elle et l’observait avec sympathie.
« Il va revenir, » tentai-je de la rassurer, « arrêtez de vous inquiéter toutes les deux … »
« Peut-être qu’on devrait aller le chercher… »
« Hopopopo, du calme! Il reste deux jours, et Zelda est privée de sorties de toute façon… »
Ses yeux s’étaient perdus dans le vide…
« Alors je devrais y aller toute seule, » rumina-t-elle, « mais peut-être que ça t’arrangerait bien, qu’il ne revienne pas… Toi aussi tu serais le lot de consolation de quelqu’un, tu sais … »
Qu’insinuait-elle ? … Que j’étais le second choix de Zelda oui, certainement ; mais pourquoi ce « toi aussi » ?
Oh…
« Impa… »
J’écartai doucement mon bras pour caresser sa main de la mienne, mais elle la retira à peine l’eussé-je effleurée, comme si mon contact l’avait brûlée… Elle détourna le regard.
« Si Link ne revenait pas, » marmonnai-je d’un ton feutré, « ce serait un désastre : vous partiriez toutes les deux le chercher en me laissant tout seul ici, avec mon bandonéon inutile… Et si on apprenait la mort de Link, j’en serais personnellement triste déjà, mais surtout il faudrait ramasser Zelda à la petite cuillère ; ce serait terrible… Mais ça ne changerait rien d’autre pour moi : c’est toi que je continuerais à draguer du matin au soir. Il n’y a que les imbéciles comme eux qui ne changent pas d’avis : c’est vous mon premier choix désormais, Lady Impa… »
Elle essayait de ne pas montrer qu’elle était émue, mais elle accrocha soudain sa main à mon bras comme pour s’y retenir. Quand je la regardai par-dessus mon épaule, elle grommela d’une petite voix brisée:
« Oh non. Pas de commentaire. »
Je posai mon autre main sur la sienne, en savourant son sourire.
« Chut ! »
ZELDA
Le bal avait commencé après le dîner et j’étais toujours sans nouvelle de Link. J’avais passé la journée à accueillir les invités affluant au palais, et malgré le fait que je ne sentais pas sa présence ni celle de l’Epée, je courais pleine d’espoir à chaque fois que de nouveaux arrivants étaient annoncés… L’équipe du labo, la famille de Karl-Olef, Kohga et même Suppa qui avait retrouvé le masque : pour un tel évènement, tant de gens importants avaient été invités… Ce qui incluait évidemment les quatre Prodiges.
Revali était arrivé en premier, avec sa femme Fuwa qui, comme toujours, se montrait aussi douce que son mari pouvait être amer. Tandis que sa propre livrée, trempée par les intempéries, s’égouttait sur le sol de l’entrée, Revali taquinait envieusement son épouse à propos de son plumage imperméable ; un des nombreux traits que la jeune femme partageait avec les canards... Voyant à quel point la jeune Piaf rayonnait de fierté à ses mots, je supposai que cette démonstration flagrante de jalousie était sa manière bien à lui de la complimenter.
Le voyage avait été éprouvant pour Daruk, qui n'était pas habitué à un tel climat. Des gouttelettes d’eau grésillaient encore sur ses épaules alors qu'il entrait dans le hall, créant un nuage de vapeur tiède autour de son corps monumental: il n'avait pas l'air d’avoir froid, mais semblait épuisé. Il avait dû utiliser ses pouvoirs de lave depuis la Montagne de la Mort pour se maintenir à une température décente. Il me salua chaleureusement et, comme s'il était tout-à-fait chez lui, il partit directement vers les fourneaux pour confier à nos cuisiniers déconcertés quelques gigots de caillasse qu'il voulait faire rôtir...
Mipha, par contre, était parfaitement dans son élément sous cette froide pluie hivernale. Elle arriva avec le petit Sidon et une escorte de trois autres enfants Zora qu'elle présenta comme les « Services Secrets du Seigneur Sébass ». Impa et moi fûmes bien surprises d'entendre à nouveau les noms des amis d'enfance de Link...
Urbosa arriva la dernière, et sans aucune escorte. J’eus du mal à la reconnaître au premier abord, toute enveloppée qu’elle l’était dans des vêtements hivernaux, et juchée sur un cheval gigantesque. Je la connaissais depuis toujours mais c'était bien la première fois que je la voyais utiliser toute autre bête qu’un morse des sables ! C'était aussi la première fois que je voyais un destrier assez grand et massif pour convenir à une Gerudo... La crinière orangée de l’animal semblait flamboyer au-dessus de sa robe couleur de suie.
« Un présent que j'ai reçu du prince d'Hyrule en personne, ma Reine,» annonça-t-elle malicieusement face à mon regard perplexe tandis qu'un palefrenier impressionné conduisait l’imposante bête aux écuries, « il pensait que cela pourrait m’être utile pour vous rendre visite plus souvent. Ce n’est pas lui en revanche qui m’a appris à monter: ça, c’est votre mère elle-même quand nous étions enfants…»
Elle marqua une pause, le regard perdu dans ses regrets. Je ne savais quoi lui répondre; à vrai dire, ma tête ne fourmillait que de questions. Urbosa continua.
« C’est un mâle. Je l’ai nommé Monsieur Patrice en mémoire de Riju... Nous prévoyons de le faire reproduire : la tribu Gerudo était autrefois peuplée de redoutables cavalières ; qui sait, peut-être que cela pourrait revenir au goût du jour si nous avions des montures à notre mesure... En parlant de mâle, votre voi n'est-il pas encore rentré avec votre cadeau ? »
« Sois la bienvenue, Urbosa, » chevrotai-je, « non, toujours pas... Et je n'ai nul besoin d'un quelconque cadeau… ! À quand remonte la dernière fois que tu l’as vu ? »
« Oh, il y a quelques semaines tout au plus…» éluda-t-elle. Posant sa main sur mon épaule avec une tendresse maternelle, elle ajouta : "Allons, ne vous en faites pas : il retrouvera le chemin de la maison."
C'était beaucoup plus facile à dire qu'à mettre en pratique. Il n'avait pas daigné nous faire parvenir de nouvelles en deux mois, mais il avait eu le temps de dresser un cheval sauvage et de rendre visite à Urbosa pendant que j'étais ici, à désespérer de son retour ! Maintenant, cette dernière me parlait d'un cadeau dont je ne me souciais pas le moins du monde tandis que Link était plus scandaleusement en retard qu'il ne l'avait encore jamais été ! A chaque instant, je sentais mon cœur bondir comme s'il était déjà à la porte mais il ne l'était jamais, et j'étais de plus en plus en colère !
Cette fois, le bal avait lieu dans la Grand-salle, afin de profiter de la chaleur de son large foyer. Je portais la même robe de soie sauvage écrue qu’à l'Équinoxe, mais elle avait été modifiée pour lui donner une allure plus hivernale : son col et ses manches étaient désormais doublés de fourrure de renard neigeux - rendant ces dernières encore plus lourdes. La ceinture en était également agrémentée. Dès la tombée de la nuit, la pluie était devenue neige, parant le château lui-même de mes couleurs nuptiales.
Au milieu de la salle, Saki volait toutes les danses d’Impa. La valse n’était pas vraiment la tasse de thé de ma Conseillère, et elle était d’autant plus gauche qu’elle semblait complètement étourdie par la proximité de son soupirant… Mais le poète la guidait d’un pas sûr et refusait de la lâcher ne serait-ce qu’un seul instant. Au moins ces deux-là avaient-ils trouvé une consolation à ces trois mois de faux-semblants.
Le Baron m’approcha pour requérir une danse et la bienséance m’obligea à accepter. Mais alors qu’il me conduisait vers le centre de la piste en se dandinant comme une cocotte, il eut le culot de glousser :
« Je suis heureux de constater que ce parvenu de chevalier ne s’est finalement pas montré. Il a dû réaliser qu’il n’était pas à sa place. Ou peut-être a-t-il fui en prenant conscience des lourdes responsabilités qu’impliquerait la gestion d’un Royaume… ! »
Je fus capable de retenir le soufflet que je mourais d’envie de lui envoyer sur le museau, mais rien au monde n’aurait pu m’empêcher de répliquer à son insulte.
« Il suffit ! » explosai-je devant tous les convives, « Link n’a pas fui devant des armées de gardiens, il n’a pas fui devant Ganon lui-même ni devant ses quatre Ombres, il n’a pas fui devant sa propre mort. Comment osez-vous suggérer qu’il pourrait avoir fui aujourd’hui devant de la vulgaire paperasse et des responsabilités, lui qui à son jeune âge a déjà porté le destin du Monde entier sur ses épaules sans vaciller? Le Chevalier Purificateur a ma totale confiance et s’il s’est permis de partir c’est seulement parce que j’ai aussi la sienne. C’est quelque chose qu’un bokoblin dégénéré tel que vous n’aura jamais la chance de partager avec aucune femme, et encore moins avec une Reine ! »
Je le laissai planté là, humilié, et sortis sur le balcon, jetant un froid Lanellien aux festivités ; au propre comme au figuré. Mon père le Roi ne me fit aucune remarque mais tenta de me montrer sa compassion et son appui par sa présence. Il savait bien que sans Link, il n’y aurait pas de fiançailles ce soir : je l’attendrais encore longtemps. L’attendre… ? Oh non j’en avais fini d’attendre. Dès le lendemain, je partirais le chercher, où qu’il se trouve, avec ou sans l’aval du Roi ! Et il aurait intérêt à être dans un sévère pétrin pour justifier de n’être pas revenu en ce jour !
La neige avait désormais recouvert tous les toits et les routes aux alentours, étendant son blanc manteau jusqu’aux confins de la plaine. La Lune devait en être à son premier quartier : sa lumière filtrait faiblement à travers les nuages et pourtant, la clarté glacée de la couche neigeuse laissait voir le monde comme au crépuscule. L’imposant pilier Antique qui luisait d’azur et d’or juste en face de la Grand-salle gâchait désormais en grande partie la vue… Mon regard se porta au loin, sur ma droite, où la Citadelle endormie s’estompait sous les flocons gris. Seules les fenêtres éclairées de la lumière chaude d’un feu permettaient encore de deviner le contour des maisons ; au-dessus d’elles, la fumée des cheminées se mêlait en montant à la brume, emplissant l’air humide d’une odeur âcre. Sur la place centrale, dont la fontaine avait gelé, se détachait une silhouette plus sombre, avançant péniblement sur les pavés glissants, et suivie d’un cheval… Link !!
C’était Link ! Il était trop loin pour que je discerne les traits de son visage, trop loin même pour reconnaître la robe de Vermeille dans cette pénombre et à travers le grésil, mais c’était lui ! J’en étais absolument certaine ! Je rentrai en courant dans la Grand-salle, relevant ma robe pour ne pas trébucher dessus, traversai la piste de danse au pas de course, dévalai les escaliers quatre par quatre en direction du hall d’entrée... Les gardes à la porte principale le laissèrent entrer au moment même où j’arrivais. Il eut à peine le temps de poser ses sacoches et d’ouvrir ses bras avant que je ne me jette à son cou…
Je l’étreignis de toutes mes forces. Tant pis si la neige qui fondait entre nous glaçait ma peau, tant pis si ses habits crasseux tachaient la soie de ma robe, tant pis si j’allais sentir le cheval et le graillon! Plus rien n’importait au monde que sa présence, la douce pression de ses bras dans mon dos, l’odeur de sa nuque dans mes narines et le frisson de ses lèvres gelées sur ma gorge.
« Pardon pour le retard… Vermeille s’est fait mal, et puis ensuite la neige… »
Me souvenant soudain d’à quel point je lui en voulais de m’avoir fait attendre si longtemps, je m’arrachai à ses bras avec une grimace de colère, incapable de souffler un mot. Puis je pris son visage entre mes mains tremblantes et l’embrassai de toute ma fureur, suçotant et mordillant chaque recoin de sa bouche avec rage. Il répondit à mes baisers avec passion pendant quelques secondes avant de s’écrouler sur le sol.
« Link !! Link est-ce que ça va ? Tu es blessé ??»
Alors que je m'agenouillais près de lui pour soutenir sa tête et son buste, je réalisai à quel point il était pâle. Les gardes s’étaient approchés en le voyant tomber, prêts à recevoir mes ordres. Derrière moi résonnait l’écho de pas pressés descendant l’escalier. Link reprit connaissance et porta sa main à mon visage et à mon cou.
« Link, je t’en prie, dis-moi que tu vas bien… »
« Je vais bien… Mais vas-y doucement avec les câlins… Je n’ai pas dormi ni pris de vrai repas depuis hier, pour revenir à temps… »
J’entendis la voix de Saki dans mon dos :
« Haha ! Il a plus assez de Chi pour sa tête et pour son… »
« SAKI ! » l’interrompit Impa avec les yeux écarquillés et une tape sur le bras.
Link se redressa, se grattant nerveusement la tête.
« Saki, Impa, je suis content de vous voir aussi. »
« Oui bah si tu veux mon avis évite de trop remuer la… »
« Mais ça suffit !!! » l’arrêta encore une fois Impa, « je serai là-bas au besoin, Votre Altesse. J’emmène ce soi-disant poète au coin. Bon retour chez toi, Link ! »
Ils se mirent à rire doucement ensemble ; Saki inclinait sa tête vers elle affectueusement tandis qu’elle le traînait par le bras loin de nous. Link haussa un sourcil et tourna vers moi un regard perplexe ; j’acquiesçai en silence avec un haussement d’épaules pour lui confirmer qu’il ne rêvait pas. Il sourit, visiblement aussi amusé que je l’étais, et m’attira encore une fois vers ses lèvres.
LINK
J’étais toujours assis au milieu de l’entrée, n’osant pas me relever tout de suite. Je tendis un bras pour attraper mes sacoches de selle et, de l’un des côtés, je sortis ma gourde qui contenait encore un peu d’eau sucrée au miel enduro… J’en bus quelques gorgées et, impatient, je montrai l’autre côté de mon paquetage à ma Princesse.
« Ma Luciole, je n’avais pas grand-chose à t’offrir pour nos fiançailles... Mais je crois que tu vas être très heureuse de ce que je t’ai ramené … »
Elle fronça les sourcils avec désapprobation et repoussa le sac.
« Il n’y a pas de cadeau qui puisse me rendre plus heureuse que ta présence, Link,» répliqua-t-elle d’une voix rauque, « quoi que ce soit, je n’en veux pas si c’est la chose qui t’a tenu éloigné de moi si longtemps… »
« Ouvre, au moins, je t’en prie… » ronronnai-je en clignant doucement des yeux.
Elle soupira et, à contrecœur, défit la boucle du sac puis en souleva le rabat.
En dessous, chacune soigneusement emballée dans du feutre de laine, se trouvaient les pièces manquantes pour la réparation de son petit gardien. Je vis ses mains trembler alors qu’elle déballait les reliques et les observait, incrédule. Glissée entre le cuir et la laine, elle trouva ma copie de la liste des pièces manquantes et fit courir ses doigts sur le parchemin froissé : presque chaque pièce était cochée désormais.
« Link ! Mais comment as-tu pu en trouver autant ? Il faudrait des années…» gémit-elle à travers sa gorge serrée.
« Grâce à toi ! Depuis que tu as entré le Nano Gardien Sacré dans l’encyclopédie de la tablette, le détecteur fonctionne sur toutes les pièces compatibles ! Je suis allé vérifier la portée de détection en me promenant vers le labo il y a deux mois... C’est là que j’ai décidé de partir… »
« Mais pourquoi ne me l’as-tu pas dit ? »
«Je l’aurais fait si tu avais accepté d’annuler la cour… Mais tu étais coincée ici jusqu’au Solstice et pas moi. Si je te l’avais dit, tu m’aurais arraché la tablette des mains et tu aurais insisté pour qu’on y aille ensemble : ça nous aurait obligés à attendre le printemps… Alors j’ai décidé de te faire la surprise… Pardonne-moi, ma Grenouille, mais je m’en veux toujours de l’avoir détruit. Et puis pour une fois que j’avais les moyens de t’offrir un cadeau digne de toi…»
Zelda posa avec précaution le rouage qu’elle avait dans la main et enroula une nouvelle ses bras autour de mon torse.
« Merci ! Oh mon Amour, Merci… »
« Il y a quasiment tout, même quelques doubles. Il n’y en a qu’une seule que je n’ai pas trouvée... C’est pour ça que j’ai tardé : j’espérais vraiment tout te ramener… »
Elle s’éloigna de moi de nouveau pour attraper mon parchemin.
« Alors, j’ai échoué, mais on… »
« Laquelle est-ce ? » coupa-t-elle tout en cherchant dans la liste.
« Le Condensateur harmonique R-13 ! » prononça-t-elle avec un grand sourire en même temps que moi. Puis elle ajouta, espiègle : «Tu n’as pas échoué ! Il se trouve que j’en ai justement trouvé un il y a quelques semaines… Hmm… J’attendrai que tu aies repris des couleurs pour te raconter cette aventure…»
Zelda essuya de ses grands yeux les larmes de joie qui y brillaient et m'enlaça encore.
«Nous les avons toutes, Link! Nous avons tout!! J’étais déjà tellement heureuse de te retrouver toi, et tu me ramènes Terrako…! Sois mille fois remercié ! ».
Elle se leva et frotta distraitement sa robe blanche mouillée et tachée de boue, m’évoquant quelques souvenirs douloureux mais précieux de cette guerre que nous avions gagnée ensemble. Quand elle me tendit la main, son sourire était plus éblouissant encore qu’avait pu l’être sa Lumière à Necluda.
« J’ai vraiment hâte de montrer tout ça à Pru’ha… ! Mais pour le moment, je crois que nous sommes attendus dans la Grand-Salle…»
RHOAM
La fustigation du Baron Hughie par ma chère Zelda avait fait grand bruit parmi les convives. Tout comme, par la suite, sa course effrénée au milieu de la piste de danse. Les gens avaient pitié de la Princesse abandonnée par son favori avant la fin de la cour. Ils commençaient à médire du Héros qui les avait sauvés il y a si peu de temps pourtant. Oh comme mes sujets pouvaient avoir la mémoire courte parfois…
Je connaissais la raison du départ de Link : il voulait rendre la vie à son petit frère d’arme, qu’il avait été forcé de détruire ; rendre à ma fille son autre petit chevalier, qu’il jugeait bien plus méritant que lui-même et crucial pour sa sécurité... Il m’avait fait promettre de ne rien dire : il ne supportait pas l’idée qu’elle soit déçue s’il échouait, ou qu’elle s’en veuille pour le restant de ses jours s’il périssait dans sa quête.
Quand Zelda refit son apparition quelque temps plus tard, accrochée fièrement au bras de son Élu, le silence tomba comme un couperet dans la salle. Link semblait épuisé et étrillé par les éléments : ses guenilles étaient aussi sales et trempées que s’il avait été piétiné par un troupeau de buffles des marais. Pour autant, il se mouvait avec la dignité d’un Prince à travers la foule et la robe souillée de Zelda affichait aux yeux de tous l’enthousiasme de leurs retrouvailles. Ils vinrent tous deux à ma rencontre puis le garçon posa un genou à terre devant moi.
« Votre Majesté, j’implore votre indulgence pour mon arrivée tardive. J’ai la joie de vous annoncer avoir pu accomplir la mission pour laquelle je m’étais absenté. Et je vous demande humblement votre bénédiction, car je souhaite épouser votre fille. »
« Relève-toi, Link, Héros d’Hyrule. Te penses-tu digne de la Princesse Zelda? »
« Non, Votre Majesté. Je pense que personne au monde ne l’est. Mais nous nous aimons. Dans cette vie, comme dans beaucoup des précédentes.»
« Ma fille, est-ce là le prétendant de votre choix ? »
« Oui Votre Grâce, il est le seul que je veuille. »
« Le jugez-vous digne de la Couronne ? »
« Oui, Père : il est intelligent, courageux, généreux, désintéressé, dévoué… Je pense qu’il n’y a personne de plus digne de porter la couronne dans tout ce Royaume ; à part vous-même, bien sûr. »
Son ton était celui d'une petite fille aimante et le sourire timide qui illuminait son visage me rappelait si intensément sa mère… C'était un mensonge éhonté : elle le considérait bien plus digne que moi. Finissons-en une bonne fois pour toutes avec cette comédie absurde.
« Bien. Jeunes gens, je vous accorde ma bénédiction. »
****************