La Fiole Blanche
Bien avant que les premiers rayons du soleil ne passent à travers le faîte des montagnes enneigées, Calyndra s’était déjà levée. Après un brin de toilette rapide dans un bain d’eau de pluie glaciale qui eût pour résultat de la revigorée, elle termina de faire ses paquetages.
Des quintes de toux venant de la chambre d’Eddling lui indiquèrent qu’il était réveillé et elle monta lui apporter une tasse de thé. Il l’attendait, adossé contre le sommier, se raclant encore la gorge avec difficulté. Après avoir bu plusieurs longues gorgées, il eut l’air de se sentir mieux.
- Merci, petite. Les matins sont toujours les plus durs.
- Je peux rester encore un peu avant de partir, proposa-elle, mais il lui fit non d’un signe de tête.
- Ne t’inquiète pas, Agmund va s’occuper de moi. Il ne tardera pas à se lever, mais qu’une fois que tu seras partie, j’imagine…
Calyndra lui demanda alors, songeuse.
- Pourquoi attendrait-il que je parte pour venir ? Le Ag que j’ai connu, m’aurait collé comme un crottin sous la semelle de mes bottes avant mon départ. Je trouve qu’il a une drôle d’attitude... il a changé.
Mais Eddling ne semblait pas surpris ni inquiété par ces propos. Il lâcha un soupir et dit :
- Agmund devient un homme et il est à présent comme un chaudron bouillonnant où il manque un ingrédient. C’est à la fois agréable et douloureux, mais il n’y a rien de mauvais là-dedans.
Calyndra ne comprit pas tout à fait où le vieil alchimiste voulait en venir, et il ne lui en laissa pas le temps.
- Ne te tracasse pas, petite ! Tu as déjà beaucoup à porter sur les épaules alors n’ajoutons pas les problèmes d’un adolescent !
Eddling lui prit alors la main et la regarda avec gravité.
- Une dernière chose, avant que tu ne partes. Je sais que je t’en demande beaucoup et que je vais te mettre certainement au-devant de grands dangers… mais promet-moi que si tu sens que tu ne peux y arriver, tu es en droit d’abandonner. Ce n’est pas ta quête, mais la mienne et je tiens bien plus à ta vie qu’à n’importe quels artéfacts.
- J’en fais la promesse, Eddling.
Elle se pencha et l’embrassa, sa barbe sur ses joues lui chatouillant le bout du nez.
- Au revoir Ed… souffla Calyndra d’une voix cassée en essayant de retenir ses larmes. Vous me devrez bien plus qu’une bouteille d’hydromel à mon retour !
- Oh, n’en doute pas ! Je préparerai une fête en ton honneur, que même le Jarl Ulfric Sombrage n’en aura jamais connu !
Ils rirent tous les deux de bon cœur, même si ce dernier était devenu lourd car le moment des adieux touchait à sa fin.
- Embrassez Ag de ma part et veilliez bien sur lui. Il a toujours été doué pour se mettre dans les ennuis !
- Sur Shor, ce garçon n’a pas terminé de me faire tourner en bourrique ! dit-il en passant une main sur son crâne en un geste machinal. Mes prières seront dirigées sur tes pas, petite ! Bon vent !
Et elle partit sans se retourner, car elle ne voulait pas ressentir l’angoisse qui l’étreindrait si elle posait une nouvelle fois les yeux sur la pâleur de son visage, ni lui laisser voir les larmes qui coulaient à présent et lui brouillaient la vue.
***
Au rez-de-chaussée, elle croisa le Bréton qui se préparait à ouvrir la boutique. Il la toisa, en ayant le même étrange sourire que la veille. Ne voulant pas qu’il voit sa détresse, elle rentra la tête entre les épaules en abaissant sa capuche sur son visage humide pour échapper à son regard inquisiteur. Elle s’empressa de passer la porte pour sortir dans l’air frais du matin. La neige avait dû cesser de tomber durant la nuit, mais elle avait laissé une quarantaine de centimètres d’épaisseur sur le sol. Les rues étaient encore plongées dans une ombre bleutée et malgré l’heure matinale, on pouvait déjà apercevoir quelques silhouettes marcher d’un pas mal assuré. De la Place des Artisans, un peu plus haut, lui parvinrent les martellements d’un marteau contre une enclume, indiquant que le forgeron s’était déjà mis au travail.
Elle réajusta une des lanières de son havresac sur son épaule, puis s’engagea d’un pas énergique dans la ruelle à sa gauche. Des volées de marches couvertes par la neige fraîche l’amenèrent à la grande place, juste devant l’auberge du Candelâtre. Quelques ivrognes en sortaient dans une démarche trébuchante et riaient à gorge déployée quand l’un d’entre eux tombait.
Un vieillard aux dents noircies qui la croisa, se mit à chanter d’une voix semblable à un croassement, une chanson paillarde à propos d’une femme de chambre Argonienne. Ils s’esclaffèrent, quand la porte de la taverne s’ouvrit avec brusquerie sur l’aubergiste qui jeta un de ses derniers clients récalcitrant hors de son établissement.
- Allez pieuter et dessouler ailleurs si vous ne payez pas de chambre ! Je n’héberge pas les mendiants ici ! s’exclama-t-il en claquant la porte derrière lui.
L’homme qui essayait de se remettre vainement sur ses jambes, beugla à son encontre des paroles incompréhensibles, mais sans nul doute insultantes. Calyndra le contourna et traversa la place jusqu’à la sortie de la ville. Deux gardes à l’air endormis, gardaient les deux grands battants en chêne, et après un bref coup d’œil, ils la laissèrent poursuivre son chemin. Lorsqu’elle eut parcouru la moitié du pont qui enjambait la rivière Yorgrim, elle aperçut avec soulagement, de la lumière venant des écuries. Elle avait craint de devoir réveiller le palefrenier qui ne serait déjà pas de bonne humeur de devoir céder l’une de ses meilleures montures à une parfaite inconnue. Dans l’étal, un homme costaud tenant une fourche en main, était en train de nettoyer le sol en jetant du crottin dans une brouette avant de rajouter du foin propre. Calyndra se racla nerveusement la gorge, essayant de réprimer sa gêne. Elle avait horreur de ce genre de situation.
- Bonjour, monsieur… Hilgar ?
L’homme se retourna et à sa vue, il tint sa fourche comme s’il s’agissait d’une arme. Calyndra songea que dans la faible luminosité, son apparence devait être peu rassurante, emmitouflée comme elle l’était dans sa cape et sa capuche. Son sentiment de culpabilité s’accentua davantage.
- C’est bien moi, mais z’êtes qui vous ? Votr’dégaine ne m’dit rien et je n’ai pas d’canassons disponibles, dit-il, les yeux plissés sous ses sourcils broussailleux.
Elle rabattit sa capuche en arrière et s’avança légèrement pour que la lumière de la lanterne suspendue à une poutre, éclair ses traits. L’homme fut frappé par sa beauté, admirant ses lèvres finement dessinées et ses pommettes hautes rosies par le froid. Il détourna le regard lorsqu’il croisa ses yeux aux éclats d’émeraude encadrés de longs cils sombres, mais sembla se détendre. En se passant nerveusement une main dans ses cheveux grisonnants coupés en brosse, il dit sur un ton d’excuse que la Haute-Elfe avait de la peine à saisir de par son accent très prononcé.
- Pardon m’dame, j’voulais pas vous faire peur. Ch’uis toujours méfiant envers les étrangers, s’urtout ceux qu’y s’présente à une heure pareille !
- Ne vous excusez pas, c’est moi qui vous dois des excuses. Je viens pour une affaire qui ne vous enchantera guère, je le crains.
Calyndra sentait une chaleur envahir ses joues à mesure qu’elle parlait et elle se dit que le palefrenier devait apercevoir de la vapeur autour de son visage.
- C’est Eddling Reflet-Ardent, l’apothicaire qui m’envoie. Il a sauvé votre fils, autrefois… et maintenant c’est lui qui a besoin d’aide. Aide que vous pouvez fournir en me donnant un bon cheval.
- Oh j’vois… dit-il avec un soupir. Ça faisait bien longtemps que j’m’attendais à l’voir pour que j’paye ma dette. Ce s’atané Smilodon a failli avoi’r sa peau. C’est une chance qu’Eddling est été là. Mon gaillard m’a beaucoup aidé avant d’partir s’enrôler dans l’armée de n’tre bon Yarl Ulfric Sombrage.
Poursuivit-il en lui faisant signe de le suivre. Il s’arrêta devant le dernier boxe.
- Voilà ! L’mieux que j’puisse vous fournir, c’est c’ette jument. J’comptais la vendre à un de t’ces commandants Sombrages. Regardez comme elle est musclée et vous la v’errez gambader ! Elle file comm’ le vent !
La jeune Haute-Elfe s’approcha pour voir la jument qui s’avança vers eux avec curiosité. Elle était grande, avec un port élégant et à la robe grise moucheté de blanc. Ses yeux aux prunelles sombres, laissaient transparaître une grande intelligence et restaient fixés dans ceux de Calyndra. Elle tendit la main par-dessus l’enclos et la jument renifla sa paume avant de la laisser lui caresser le museau. Son souffle était fort et une agréable chaleur se dégageait de l’animal.
- Elle vous z’aime bien, on dirait… fit remarquer avec intérêt le Nordique.
- A-t-elle un nom ?
- Oui, j’l’ai appelé T’orrentciel. Mais vous pouvez changer si ça n’vous convient pas ! S’empressa d’ajouter Hilgar.
- Non… Torrentciel c’est très bien, dit Calyndra qui en apprécia la sonorité lorsqu’elle le prononça.
La jument hennit de plaisir et commença à frapper le sol de ses sabots avec impatience, comme si elle avait deviné qu’un long périple l’attendait et qu’elle s’en réjouissait.
Hilgar s’empressa de préparer Torrentciel qu’il étrilla et ferra, pendant que Calyndra la brossait. L’animal n’était pas farouche et semblait satisfait de l’attention qu’on lui portait. Pendant qu’ils travaillaient, Hilgar lui parla de son fils, Byornir, qui combattait le joug impérial à l’ouest. La jeune elfe était au courant de la guerre qui avait commencé entre les rebelles Sombrages et les Impériaux, mais ne souhaitait pas s’y mêler. Quant au Yarl Ulfric Sombrage dont le fief se trouvait ici même, elle savait qu’il était prétendant au titre de Haut-Roi de Bordeciel.
Les histoires sur ce grand homme, étaient légendaires et connues pas seulement des Nordiques, mais également parmi les autres peuples. Calyndra avait étudié ses prouesses avec détails à l’Academie de Forthiver. Ulfric Sombrage avait appris auprès des Grises-Barbes, (de vieux sages vivant reclus dans leur forteresse au sommet de la plus haute montagne de Bordeciel) l’antique langage draconnique appelé le Thu’um, et avait remporté un duel devenu mythique grâce à ses connaissances dans cet art, en tuant son adversaire d’un seul et puissant « cri ». L’art du Thu’um reste encore aujourd’hui, une part nébuleuse de la magie, qu’aucun sorcier ou Archimage n’a encore compris et encore moins maîtrisé… certains avaient bien tenté d’escalader la montagne jusqu’aux Grise-Barbes pour les interroger, mais ils étaient tous redescendu par la voie des airs après avoir été chassé d’un cri de son sommet. La jeune femme s’amusa à imaginer un de ses anciens maître, qu’elle détestait particulièrement, effectuer un prodigieux vol plané des hauteurs du Haut-Hrothgar, pendant qu’ils achevaient de préparer la jument.
Calyndra acheta au palefrenier une scelle de bonne facture, en cuir souple et à l’air confortable. Elle put ainsi y attacher ses affaires et accrocher son bâton dans son dos. Avant de partir, elle voulut payer Hilgar pour ses services ainsi que lui donner une compensation pour la perte de sa bête, ce qu’il refusa.
- Je lui de’vait la vie d’mon fils, qui en plus d’me combler, m’envoie de l’or de’puis qu’il est partit. C’est donc d’bon cœur que j’paye ma dette. Vous avez l’air de quelqu’un d’bien. Soyez prudente sur la route, m’dame.
Elle monta Torrentciel avec aisance et flatta son encolure.
- Merci encore Hilgar, j’espère vous revoir à mon retour !
C’était sincère, la jeune Haute-Elfe appréciait sa compagnie. Il dégageait une aura paternelle semblable à celle du vieux Eddling.
Elle lui rendit son salut d’une main en dirigeant Torrentciel sur la route glacée. Cette dernière se laissait guidée sans mal par sa nouvelle maîtresse. Le ciel nuageux avait pris une teinte rosée et indigo, effaçant peu à peu les quelques étoiles apparentes, à mesure que le soleil se levait. Mais lorsqu’elle arriva à une intersection, elle reconnue Agmund qui l’attendait dans sa tenue de voyage, un baluchon sur l’épaule et le vieux bâton de destruction de son père en main. Sa bonne humeur disparue instantanément.
- Tu n’as rien à faire ici, dit-elle d’un ton sec une fois arrivée à sa hauteur.
Agmund, préparé à cette réaction, s’empressa de s’expliquer avant qu’elle ne lui en laisse plus le temps.
- Si Calyndra, je t’accompagnerai que tu le veuilles ou non. Je ne peux rester éternellement dans les jupes d’Eddling.
Il planta son regard dans le sien, déterminé.
- Il se meurt, Caly. Tu l’as bien vu. Je devrai prendre sa place un jour, et je ne peux pas le faire si je reste enfermé à Vendeaume toute ma vie.
Calyndra secoua la tête avec raideur.
- Hors de question Ag ! Ce que j’entreprends est beaucoup trop dangereux pour toi. Tu n’as jamais combattu, jamais voyagé. Imagine que tu te fasses tuer ? Eddling ne me le pardonnerait jamais.
À son agacement, il se mit en travers de sa route pour la forcer à s’arrêter.
- Je ne suis plus un enfant ! Mon oncle m’a appris à lancer des sorts, et je sais me défendre. Je dois connaître le monde au-delà de cette ville si je veux apprendre à être un homme respectable !
La voix du garçon tremblait légèrement de colère et de frustration.
- Je suis le seul Nordique de tout Bordeciel à n’avoir jamais combattu ni voyagé, ajouta-t-il avec véhémence. Je ne peux pas rester là sans rien faire pendant que Eddling meurt.
Calyndra fixa le jeune homme, déconcertée par l’intensité de son discourt.
- Et qui va s’occuper d’Eddling pendant que tu pars à l’aventure ?
- Verick s’occupera de lui.
À ces mots, elle plissa les yeux.
- Qui ça ? fit-elle, avec une pointe de mépris dans la voix.
- Tu l’as déjà croisé à la boutique, il assiste mon oncle depuis quelques années maintenant.
La stupeur la laissa sans voix, puis, se changea en indignation.
- Tu parles de cet horrible Bréton ingrat ? Comment peux-tu le laisser seul avec lui ? Il pourrait mourir pendant ton absence et tu l’abandonnerais entre les mains de cet ignoble individu ?!
Agmund serra les poings, le regard flamboyant.
- Il n’est absolument pas comme tu l’imagines ! Verick s’est toujours bien occupé de nous ! Il m’a formé, tout en aidant à gérer la boutique quand Eddling était trop fatigué… et toi Caly ? Où était-tu pendant tout ce temps ? Lui, au moins, il était là pour nous. Pas toi.
Ces derniers mots firent à Calyndra l’effet d’une gifle. La jeune femme resta sans voix, les mâchoires serrées, les souvenirs de son absence refaisant surface comme une vague de culpabilité.
Agmund fit tout à coup volte-face en empruntant le chemin qui descendait sur la gauche.
- Ag… où vas-tu ? demanda-t-elle sur un ton plus doux, malgré sa colère encore palpable.
- Je pars seul, répondit-il sans se retourner. Je dois prouver que je peux être digne de mon oncle, sinon je ne pourrai plus jamais me regarder dans une glace.
- Attend, ordonna-t-elle.
Il s’arrêta, hésitant. Il finit tout de même par se retourner, les épaules tendues et son visage expriment autant de tristesse que d’obstination.
Calyndra descendit de Torrentciel pour le rejoindre et arrivée à sa hauteur, elle prit une grande inspiration avant de parler.
- J’admets que tu as raison sur certains points, dit-elle lentement. Et je regrette d’avoir été absente si longtemps. Mais ce n’est pas pour autant que je peux te laisser venir sur un simple coup de tête.
Le garçon acquiesça et baissa les yeux, le souffle encore saccadé par les émotions qui le tiraillaient.
- Cependant, je veux bien que tu m’accompagnes jusqu’à Fort-Ivar. Cela me permettra de voir ce dont tu es capable durant le trajet.
À ces mots, Agmund releva la tête, les yeux pleins d’espoirs.
- Tu es devenu une famille pour moi, toi et Eddling, poursuivit-elle en choisissant ses mots avec soin. Mais après mon départ de l’académie, il était impératif que je continu à me former par mes propres moyens. Et j’ai commis l’erreur d’oublier que votre vie, à vous les Hommes, est bien plus brève que la nôtre, les Altmers, qui semble s’étirer indéfiniment.
Les traits du visage d’Agmund se détendirent. Entendre de la bouche de la jeune femme qu’elle tenait à lui, avait formé une sensation de chaleur quelque part au niveau de son estomac, et il la connaissait suffisamment pour savoir qu’il lui en avait coûté de lui dire tout cela.
- Content que tu aies enfin retrouvé la raison, dit-il avec un sourire. Alors… quel est le plan, cheffe ?
Calyndra roula des yeux, amusée malgré elle.
- Pour commencer, ne m’appelle plus comme ça, et surtout, si on doit voyager ensemble, il y a une chose que tu dois savoir… ajouta-t-elle, un sourire se dessinant sur ses lèvres.
Agmund l’écoutait avec attention en sentant monter en lui l’excitation et la joie de bientôt quitter Vendeaume.
- Fort-Ivar c’est dans l’autre direction, fit la jeune femme en essayant de garder son sérieux.
Elle lui montra d’un signe de tête le panneau qui indiquait la direction des différentes localités les plus proches, dont les noms étaient presque effacés par le temps et les intempéries. Il y jeta un coup d’œil soucieux et elle le pointa du doigt, une lueur autoritaire dans le regard.
- Tu devras obéir à chacun de mes ordres, sans discuter. Je t’enseignerai ce que je peux pendant notre voyage, mais je vais exiger une attention totale de ta part !
Le garçon acquiesça. La colère avait déserté son visage et il ne restait qu’une détermination farouche dans ses yeux bleus.
- Bien… la première leçon, c’est de savoir où l’on va. Pour cela, tu devras donc être capable de lire ceci.
Elle sortit de la poche intérieure de son manteau, un parchemin qu’elle déplia. Il s’agissait d’une carte de Bordeciel, jaunie par le temps mais dont l’encre était encore lisible.
Elle lui montra du doigt le tracé qu’ils comptaient parcourir pour atteindre le village de Fort-Ivar.
- Nous traverserons le fleuve Yorgrim et nous suivrons la route qui contourne ces montagnes et qui nous mènera à l’embouchure entre la rivière Courtgivre et la rivière Sombreflot. Là, il nous faudra faire preuve de prudence, car parfois des bandits gardent le pont le plus proche. Puis nous continuerons en traversant ces plateaux, jusqu’à arriver aux pieds de la Gorge du Monde.
- La montagne la plus haute de Bordeciel ! s’exclama Agmund. C’est à son sommet que les Grises-Barbes vivent dans leur immense forteresse, du Haut-Hrothgar ! J’ai hâte de la voir de près !
Il avait retrouvé sa bonne humeur et son entrain habituel. Il rendit définitivement le sourire à la Haute-Elfe.
- Pas de précipitation, Ag ! Ce n’est pas un voyage de complaisance, le rabroua-t-elle gentiment, rassurée que leurs échanges soient redevenus naturels.
- On a déjà perdu beaucoup trop de temps à se chamailler et à discuter, alors allons-y, conclut la jeune femme en remontant en selle.
Elle lui tendit la main pour qu’il s’y agrippe et s’élance, ce qu’il fit, mais avec beaucoup trop d’enthousiasme.
- Oups, pardon… fit-il avec un rire nerveux en s’accrochant de justesse à sa taille pour ne pas basculer de l’autre côté.
Calyndra avait heureusement eu le réflexe de se retenir aux rênes et de fléchir les genoux, sans quoi, elle l’aurait suivi dans sa chute. Torrentciel, qui ne sembla pas apprécier qu’un inconnu monte ainsi sur son dos, souffla bruyamment et s’ébroua en signe de mécontentement.
- Par la barbe de Talos, Ag ! s’écria Calyndra dans une belle imitation de la voix grincheuse d’Eddling.
Ce qui eut pour effet d’accentuer leur hilarité, faisant disparaître le reste de gêne entre eux.
Calyndra guida Torrentciel sur la bonne route qui montait jusqu’à disparaître entre deux promontoires rocheux. Lorsqu’ils arrivèrent au virage, Agmund se contorsionna pour jeter un dernier regard à sa ville natale, en se demandant s’il serait bien différent quand il reviendrait. Il avait tant de fois imaginé son départ, qu’il avait peine à croire que cette fois-ci, ce ne serait pas un fantasme.
- Arggh !
Il venait de recevoir un coup de coude bien placé qui le fit revenir à la réalité.
- Cesse de rêvasser, le sermonna gentiment Calyndra. J'ai quelque questions à te poser et j’aimerai savoir ce que tu sais sur la base de la magie, afin d’évaluer ce que tu as retenu des leçons d’Eddling.
Agmund, qui massait ses côtes endolories, fût surprit par son ton autoritaire.
- D’accord Caly, je t’écoute.
- Quelles sont les cinq voies de la magie et leurs utilités ?
Il réfléchit un instant et récita en comptant sur ses doigts.
- Destruction, Restauration, Conjuration, illusion et…
Il essaya de se rappeler la dernière voie, mais aucun souvenir ne lui revenait en mémoire.
- L’Altération, Ag.
Le garçon se donna une légère frappe sur le front.
- Mais oui ! Celui qui permet d’invoquer des sorts de défense !
- De plus, ce n’est pas l’école de ”Restauration” mais celle de Guérison, corrigea la jeune femme, une lueur amusée dans le regard.
Agmund se senti rougir et s’empressa d’en dire plus pour rattraper ses erreurs.
- La magie de Destruction permet de lancer des sorts offensifs liés aux éléments : Feu, glace et foudre, et l’école de Guérison se concentre sur la faculté de guérir des fractures, des plaies et autres blessures.
- Oui, fit Calyndra en hochant la tête. Continue.
Il poursuivit en essayant de ne pas se laisser distraire par la présence de la jeune femme si près de lui. Il devait redoubler d’effort pour arriver à organiser ses pensées en ignorant les battements de son cœur qui s’accéléraient à chaque fois qu’une bouffée du parfum de fleurs venant de ses cheveux et de son cou, lui arrivait au visage.
- La Conjuration permet d’invoquer toutes sortes de créatures venant d’Oblivion et l’Illusion affecte notre perception ainsi que celle des autres : en se rendant invisible par exemple, répondit-il, soulagé d’avoir repris contenance.
- Bien ! Je suis contente qu’Eddling m’est facilité la tâche ! s’exclama Calyndra, ravie. Tu connais les bases, mais il va nous falloir approfondir tout ça…
Le craquement d’une branche derrière eux les firent sursauter et Torrentciel s’ébroua. Ils tendirent le cou pour regarder par-dessus leur épaule, mais la route était déserte. Le garçon vit que son amie avait posé sa main sur son long bâton d’ébène, toujours accroché dans son dos.
- Ce n’était rien, continuons, dit-elle après être restée un moment silencieuse et immobile.
Agmund lâcha mentalement un soupir de soulagement, et poursuivit comme s’il n’avait pas eu la moindre inquiétude.
- Eddling dit toujours qu’il ne faut pas oublier l’Enchantement et l’Alchimie. Ce ne sont pas des écoles de magie à proprement parler, mais elles sont tout aussi importantes.
Calyndra inclina la tête, impressionnée malgré elle.
- Il a raison. Beaucoup de mages sous-estiment leurs importances. Quelles sont les voies qui t’intéresse le plus ?
Agmund sembla réfléchir un moment avant de répondre :
- La Conjuration. Pouvoir invoquer des créatures puissantes pour qu’elles se battent à mes côtés... ça doit être incroyable, non ?
Calyndra caressa l’encolure de Torrentciel qui montrait encore des signes de nervosité, en dissimulant au jeune homme le sourire qui étira ses lèvres pendant un instant avant que son regard ne se durcisse.
- La Conjuration est puissante, oui. Mais elle est aussi l’école la plus dangereuse.
Intrigué, il se pencha légèrement en avant.
- Pourquoi ?
- Chaque invocation tisse un lien entre toi et l’être que tu fais venir d’Oblivion. Tant de mages, même expérimentés, ont un jour perdu le contrôle… il suffit d’une seule fois, une seule erreur, pour que tout se retourne contre toi. Et les Daedras…
Calyndra s’interrompit un instant, choisissant ses mots avec soin.
- …les Daedras ne sont jamais totalement sous ton contrôle. N’oublie jamais ça. Si tu choisis cette voie, tu devras toujours être prêt à devoir affronter tes propres invocations.
Le garçon hocha la tête avec gravité. Il n’était plus vraiment sûr de son choix à présent.
- Et toi, Caly ? Laquelle préfères-tu ?
La Haute-Elfe ne répondit pas tout de suite, appréciant l’air frais sur son visage.
- La Conjuration.
Agmund tiqua, partagé entre la surprise et la consternation.
- Mais… tu ne viens pas de me dire que c’était extrêmement dangereux et incontrôlable ?
- Tout à fait, et c’est ma spécialité.
- Ça n’a pas de sens ! s’exclama-t-il.
Agmund se rendit compte, qu’il était peut-être allé trop loin. Mais savoir que la Haute-Elfe prenait autant de risque, l’avait contrarié.
- Oui, mais c’est mon choix, poursuivit-elle d’un ton calme. Je connais mes limites, et je ne fais jamais l’erreur de sous-estimer la puissance des Daedras. Jamais.
Ils chevauchèrent un instant dans un silence sinistre qui dénotait avec les chants des oiseaux qui se répondaient en voltant d’un arbre à un autre et le doux chuintement que faisaient les sabots de la jument en s’enfonçant dans la neige. Une brise légère s’était levée et ils empruntèrent une route qui montait abruptement, en longeant le flan de la montagne. Ils apercevaient la lumière rougeoyante du soleil à travers le feuillage persistant des sapins, en haut du chemin pentu.
- Comment c’était à l’Académie ?
Agmund n’avait pu retenir la question. Bon nombre de mages diplômés de l’Académie, étaient devenus des protecteurs de Yarls dans les différentes châtelleries de Bordeciel ou des chercheurs, permettant l’avancée culturelle des Nordiques. Même des personnages de hauts rangs et des Rois y sont allés faire leurs études dans leur jeunesse. Il rêvait de la voir un jour de ses propres yeux, et n’avait pu qu’imaginer ce que ce serait d’être un élève en ce lieu légendaire.
- Cruel, enrichissant et difficile.
Elle le connaissait suffisamment pour imaginer la tête qu’il faisait dans son dos.
- Je t’en parlerai un autre jour, la patience, Ag, sera un exercice auquel il te faudra t’entrainer aussi bien que n’importe quels sorts.
Il voulut discuter, mais se résigna. Il savait qu’il n’avait aucune chance de la faire changer d’avis.
Atteignant le sommet, Calyndra, éblouie, dû mettre une main en visière.
De là où ils étaient, ils avaient une vue imprenable sur la vallée, ceinturée d’une chaîne de montagnes aux sommets enneigés, elle était habillée d’arbres et mise en valeur par les deux rivières qui étincelaient dans le lointain à la lumière du soleil.
- C’est magnifique, dit avec un sourire la Haute-Elfe, ses yeux brillants comme deux émeraudes flamboyantes.
- Oui, souffla le garçon, le cœur troublé.
Son regard ne s’attardait pas sur la beauté du paysage.
***
Entre les arbres et les buissons qui bordaient la route qu’empruntait les deux amis, une légère vague sembla agiter l’espace et une silhouette apparue, comme sortie du néant. Le sort d’invisibilité s’était dissipé, mais elle était cachée dans l’ombre d’un grand orme. « Très bien… il sera facile de se débarrasser de ces misérables. » pensa l’inconnu avant de relancer son sort et de suivre les deux cavaliers à pas feutrés.