Les enfants de Bordeciel
Chapitre 26 – Raldbthar
Le chariot s’éloigna dans un craquement de roues et de sabots, laissant Aventus et Babette seuls sur le chemin de pierre. Un vent glacial et humide s’engouffrait le long de la rivière, réduisant à néant le peu de réconfort que le soleil pâle aurait pu apporter. Devant eux, les montagnes se déployaient en murailles grises, couronnées de brume, et, au milieu de ce paysage, la silhouette anguleuse d’une ruine dwemer perçait la surface de ses tours silencieuses. Raldbthar.
Aventus déglutit. Ce lieu allait devenir le théâtre de son premier meurtre prémédité, exécuté non pas dans la panique d’un instant, mais de sang-froid, avec méthode et détermination. Le poids de cette réalité lui semblait peser en cet instant sur ses épaules comme l’un des énormes pavés de la construction. À côté, Babette ajusta sa cape et avança d’un pas souple vers l’entrée. Le garçon la suivit, le cœur battant, l’esprit en alerte. À mesure qu’ils se rapprochaient de l’entrée, une arche de métal ouvragé rongée par le temps, le jeune garçon distingua le grincement de quelque mécanisme dwemer brisé, puis quelques éclats de voix étouffés, entrecoupés par des ricanements.
Soudain, Babette s’arrêta et leva la main. Aventus se figea. À quelques mètres devant eux, à moitié dissimulé derrière un rocher, un bandit montait la garde, assis sur un banc de pierre, une arbalète posée en travers des genoux. Sa tête basculait légèrement, comme s’il somnolait.
Babette soupira.
« Voilà ce qui arrive quand on embauche des incompétents. Reste ici ; J’ai faim ! »
Aventus n’eut pas le temps de répondre. Babette s’évanouit dans l’ombre, sa silhouette fluide et silencieuse. Il la vit réapparaître derrière le bandit, tel un félin s’approchant d’une proie. Elle posa les mains sur les épaules de l’homme et, d’un geste presque affectueux, inclina sa tête sur le côté.
Un craquement sec, suivi d’un gargouillis étouffé. L’homme se fit mou, comme une marionnette privée de ses fils. Aventus détourna les yeux, la gorge nouée. Il entendit un bruit étrange, humide, et serra les poings pour refouler la nausée qui montait.
« Viens, l’interpella Babette d’une voix enjouée. L’apéritif est terminé. »
Il obéit, évitant soigneusement de regarder le corps, et parvint au niveau de l’arche. Babette sortit de sa bourse une petite fiole d’un vert bleuté et la lui tendit.
« Potion de détection de vie, expliqua-t-elle. Bois-en juste une gorgée, pas plus. C’est long et coûteux à préparer, et je n’ai pas envie que tu la gaspilles en t’amusant à scruter les poissons dans les rivières avec ! »
Aventus obéit, grimaçant alors qu’il déglutissait. Le liquide était épais, au goût métallique. Immédiatement, sa vision changea : au-delà de l’entrée, dans les profondeurs de la ruine, plusieurs formes rosâtres se détachèrent de l’ombre, comme des feux follets palpitants. Le jeune garçon blêmit.
« Ils sont nombreux, murmura-t-il d’un ton affolé. Dix, non douze ! On ne peut pas passer de front. Il faudra être discrets, les prendre un par un… »
Babette éclata de rire.
« C’est tout ce que tu proposes comme plan ? Chuchoter et ramper ? C’est tellement ennuyeux ! »
Elle haussa les épaules et s’avança d’un pas nonchalant dans la ruine en ajoutant :
« J’ai encore faim ! Viens, on va s’amuser. »
Aventus sentit un frisson glacial lui parcourir l’échine. Il serra la poignée de sa dague et la suivit à contrecœur.
L’intérieur de Raldbthar était à l’image de Markarth : froid, géométrique, imposant. Les histoires sur les Dwemers mentionnaient leurs machines, réputées construites pour durer des millénaires, et Aventus en voyait désormais toute la vérité : d’énormes tuyaux de cuivre couraient le long des murs, soufflant parfois des volutes de vapeur sifflante. Le sol, tantôt pierreux, parfois métallique, résonnait sous ses pas, mais Babette semblait glisser sans bruit. Aventus s’efforça de l’imiter. Les silhouettes floues de ses ennemis disparurent à mesure que les effets de la potion cessaient, laissant le garçon dans une angoissante incertitude.
Le couloir s’ouvrait sur une salle carrée, dans laquelle une lampe dwemer diffuse éclairait un bandit assis à une table, occupé à grignoter un quignon de pain. Aventus s’accroupit derrière lui, serrant sa dague à s’en blanchir les jointures. Il se répéta mentalement les gestes appris : immobiliser, frapper, retirer. Inspirer, expirer. Simple, basique.
Il enroula son bras autour du cou du bandit et serra fermement, la pointe de la dague appuyée sous la mâchoire. Le cœur battant, il murmura à voix basse :
« Mère de la Nuit, accepte cette offrande… »
Un mouvement soudain à sa droite. Une silhouette armée fondant sur lui. Aventus se figea, trop tard pour réagir. Une ombre jaillit, rapide comme un serpent, et une gerbe sombre éclaboussa le sol. Babette venait d’intercepter in extremis l’assaillant, frappant dans le même élan la proie d’Aventus. S’essuyant, elle foudroya son apprenti du regard et s’écria :
« Par Sithis, Aventus ! Quand on tue, on raconte pas sa vie ! »
Sa prise lui sembla tout-à-coup plus légère. Surpris, Aventus baissa les yeux.
« Eeeh ! Beurk ! »
Il bondit en arrière de dégoût, repoussant ce qui restait de sa prise, qui alla rouler sur le sol. Avant qu’il ne puisse reprendre son souffle, Babette se redressa et marcha d’un pas tranquille vers le fond de la salle. Arrivée à la jonction de plusieurs corridors, elle prit soudain une inspiration exagérée, comme si elle humait une odeur de gâteau sortant du four. Puis, elle accourut en criant d’une voix enfantine, aiguë et chantante :
« Ohé ! C’est l’heure du goûter ! »
Un silence tomba, tendu. Puis des bruits de pas précipités résonnèrent, accompagnés de cris confus. Des ombres apparurent aux extrémités des couloirs.
« Babette, qu’est-ce que tu fais ? siffla Aventus, paniqué.
— Je m’amuse ! », répondit-elle, les yeux brillant d’un éclat prédateur.
Les bandits déferlèrent dans la salle. Tout se passa trop vite pour Aventus. Il vit Babette bondir au milieu du groupe, virevolter avec une agilité surnaturelle. Chaque mouvement était précis, implacable. Une silhouette tomba, puis une autre. Aventus, paralysé, tenta de lever sa dague mais ne fit qu’un pas avant de trébucher sur un corps. Le bruit des armes frappant le sol, un pilier, s’entrechoquant parfois, se mêlait à des cris d’agonie étouffés et au sifflement d’une respiration hachée.
Un bandit tenta de fuir par un couloir latéral. Aventus le vit s’éloigner, paniqué. Babette ne l’avait-elle pas vu ? Il devait le rattraper ! Et si c’était la cible ? Un déclic métallique retentit, suivi d’un craquement sinistre. L’un des nombreux pièges dwemer. Le silence retomba, ponctué par le goutte-à-goutte d’un liquide visqueux. Babette rejoignit Aventus, les yeux pétillants de malice.
« Tu sais ce qui a plus de cervelle que ce bandit ? » demanda-t-elle en pointant la scène macabre.
Aventus sentit la nausée remonter. Il fixa la paroi maculée et se força à respirer. Il connaissait Babette maintenant. Il savait très bien où elle voulait en venir.
« Le mur… murmura-t-il d’une voix tremblante.
— Bonne réponse ! », approuva-t-elle en riant.
oOo
Babette s’étira avec un soupir satisfait et balaya la pièce du regard. Le sol dallé était jonché de corps, certains encore fumants des sorts cuisants que Babette avait employé çà et là. Du sang poisseux suintait dans les rainures métalliques du sol, rejoignant lentement un caniveau destiné jadis à évacuer les fluides des machines dwemers. Le silence régnait enfin dans la salle, à peine troublé par le sifflement lointain de la vapeur.
« Bon… souffla-t-elle en époussetant sa cape maculée. Voilà le plat de résistance expédié. Maintenant, le dessert est à toi. »
Aventus ravala sa salive. Ses jambes tremblaient malgré lui. Il essuya sa dague contre sa manche et chercha à se donner une contenance.
« Où est Alain Dufont ?
— Juste là, répondit-elle en désignant une porte dorée. Ça doit être son bureau. Je l’ai vu s’y réfugier, et il n’y a manifestement pas d’autre issue. Il est coincé. »
Aventus suivit la direction indiquée. Une lumière dorée filtrée par une lanterne dwemer vacillait au-dessus de la porte. Il jeta un regard à Babette, qui s’assit nonchalamment sur un coffre, les jambes croisées.
« Tu… tu ne viens pas ?
— Non. C’est ton contrat. Ta responsabilité. Tu dois apprendre.
— Et s’il…
— Il n’a pas d’échappatoire. »
Elle pointa sa propre dague ensanglantée vers lui. « Et rappelle-toi : Simple et efficace. Tu entres, tu frappes, tu sors. »
Aventus hocha la tête, le cœur en tempête. Il tira de sa ceinture la petite fiole de poison donnée par Muiri. Il dévissa le bouchon, versa quelques gouttes sur la lame et observa le liquide glisser le long du métal en dégageant un léger parfum floral. Une simple égratignure suffirait. Devant lui, la porte de bronze était à demi fermée, tordue sur ses gonds. Il s’approcha, le souffle suspendu, et posa la main sur la poignée. Elle était froide, rugueuse. Il poussa doucement.
La pièce était petite, presque exiguë, encombrée de parchemins et de caisses. Une lanterne dwemer accrochée au mur projetait des ombres vacillantes sur les gravures anciennes. Près d’un bureau couvert de cartes, Alain Dufont se tenait debout, paré au combat, un imposant marteau de guerre d’argent entre les mains. L’arme brillait d’un éclat mat et portait, gravé sur sa tête, le symbole des Brise-Bouclier.
Dufont releva les yeux vers Aventus et éclata d’un rire gras.
« Qu’est-ce que c’est que ça ?! Ils recrutent des nains maintenant, chez les assassins ? »
Aventus ne répondit pas. Il se plaça en garde, sa dague à la main, et avança prudemment.
Dufont sourit d’un air dédaigneux. C’était un homme massif, au visage buriné par des années d’exactions. Sa tunique, bien plus riche que celles de ses hommes, était ornée de broderies de velours et d’une chaîne d’argent. Il portait une bague sertie d’une pierre rouge, et ses yeux brillaient d’une lueur moqueuse.
« T’as l’air nerveux, gamin. Laisse-moi deviner… C’est Muiri qui t’a envoyé ? Cette petite idiote m’aime encore, j’parie. »
Aventus serra les mâchoires.
« Elle vous hait !, cracha-t-il. Vous l’avez trahie ! Vous allez payer !
— Ah ! » Dufont bascula la tête en arrière et éclata à nouveau de rire. « Bien sûr qu’elle me hait. Ce n’est qu’une petite dinde. Une fleur qu’on coupe et qu’on jette. Mais crois-moi, elle a été bien utile. Comme toutes les idiotes amoureuses. »
Les mots frappèrent Aventus comme un coup de poing. Il sentit une chaleur fulgurante lui envahir la poitrine. Son souffle s’accéléra. Son cœur tambourinait, et les murs parurent se resserrer autour de lui. Il fit l’effort de se redresser : il était l’instrument de la justice, il ne pouvait pas faiblir. Il énonça le plus fermement qu’il pouvait, prenant soin de bien articuler :
« Muiri n’est pas une idiote ! Et de ma main, justice lui sera rendue ! »
La déclamation qu’il voulait percutante sortit haut-perchée et précipitée, sonnant pitoyablement à ses oreilles et l’emplissant d’une gêne honteuse. Dufont eut un rictus mauvais et fit tournoyer son marteau en avançant.
« Il n’y a pas de justice, gamin. Juste les forts et les faibles. »
Le marteau siffla en fendant l’air. Aventus plongea de côté, évitant de justesse le choc. L’arme fracassa le sol dans un bruit assourdissant, brisant une dalle. Dufont, rapide malgré sa carrure, arma un second coup. Aventus roula sous le bureau et se redressa de l’autre côté.
« Allez, gamin ! Montre-moi ce que t’as dans le ventre ! »
Le bandit fit un pas brusque et envoya le marteau horizontalement. Aventus s’accroupit juste à temps, mais la lame de la dague lui glissa des doigts et tomba sous le bureau. Il recula jusqu’au mur, piégé. Le dos contre la pierre glacée, il vit Dufont s’approcher, le sourire carnassier.
« Fin de partie, le mioche. »
Le marteau s’abattit.
Dans un réflexe défensif, Aventus plongea sur le côté. Le métal heurta la pierre qui explosa en éclats de roche. Profitant de l’élan de Dufont, le garçon roula sous ses jambes, repéra la dague sous le bureau et tendit la main.
Trop tard.
Une botte l’atteignit en plein torse. L’air quitta ses poumons dans un choc violent. Il s’écrasa sur le sol, suffoquant.
« T’aurais mieux fait de rester chez toi, morveux », grogna Dufont, levant son arme au-dessus de sa tête.
La douleur, la peur, la rage. Tout se mélangea en un cri intérieur.
Non. Pas ici. Pas comme ça. Pas par lui.
Le regard d’Aventus glissa sur sa dague. Elle était là, à portée de main. Le marteau descendait. Dans un ultime effort, il saisit l’arme et la planta dans le bras de Dufont.
Le bandit hurla de douleur, reculant d’un pas, la main sur son côté. La blessure semblait superficielle, mais déjà, une teinte violacée se propageait autour de l’entaille. Le poison faisait son œuvre.
Dufont s’adossa au mur, haletant.
« Qu’est-ce que… c’est… que… ça… ? »
Aventus se releva, encore sonné, et le fixa droit dans les yeux.
« C’est la justice que vous méprisez tant », articula-t-il d’une voix tremblante.
Dufont grogna, tomba à genoux. Ses lèvres bleuirent, ses yeux se révulsèrent. Il ouvrit la bouche, mais seuls des gargouillis en sortirent. Son corps fut secoué de spasmes tandis que le poison rongeait ses entrailles. Il tendit la main vers son marteau, mais n’eut pas la force de l’atteindre.
Aventus recula d’un pas, puis d’un autre. Il le regarda s’effondrer, vaincu non par sa force, mais par une lame trempée d’un poison conçu par celle qu’il avait brisée.
Le silence retomba.
Il resta un moment immobile, le souffle court. Puis il essuya sa dague et observa le corps.
« Justice est rendue », murmura-t-il. Malgré tout, un tremblement le prit. Sa respiration devint encore plus saccadée. Il ne pouvait détacher son regard des yeux devenus vitreux de sa victime.
Derrière lui, Babette apparut dans le chambranle de la porte, les poings sur la taille, une expression exaspérée au visage. Elle s’exclama, le tirant de son état :
« Qu’est-ce que tu ne comprends pas dans ‘Tu entres, tu frappes, tu sors’ ? Ce crétin a failli t’avoir ! »
Aventus inspira profondément, tentant de calmer les tremblements qui secouaient encore ses mains. Babette s’approcha, ses pas légers résonnant doucement sur les dalles de pierre. Elle s’arrêta près du corps d’Alain Dufont et l’observa avec une moue dédaigneuse.
« Pas très élégant, mais efficace, commenta-t-elle en toisant la plaie sombre et la teinte violacée qui s’étendait sur le bras du défunt. Le poison de Muiri a bien fait son travail. Et toi… eh bien, tu es toujours debout, ce qui est probablement un bon point. »
Elle se tourna vers son apprenti et lui offrit un sourire éclatant.
« Félicitations, Aventus. Ton premier contrat vraiment accompli ! »
Aventus sentit un frisson d’orgueil malgré la fatigue et la tension. Le regard de Babette était moqueur, mais il décelait une reconnaissance sincère sous cette couche d’ironie habituelle. Il hocha la tête sans répondre, puis se força à calmer sa respiration. Il baissa à nouveau les yeux sur le corps d’Alain Dufont. Le poids du meurtre pesait sur lui, mais il pouvait s’en accommoder, il saurait s’en accomoder. Ce n’était pas un innocent. C’était un traître, un manipulateur, un menteur. Sa mort n’était pas un caprice, mais un acte nécessaire. La douleur de Muiri avait été reconnue. Un monstre de moins hantait Bordeciel. Ses yeux furent attirés par l’arme abandonnée au sol. Le marteau de guerre d’argent, massif et lourd, portait toujours l’emblème des Brise-Bouclier. L’arme semblait à la fois incongrue et symbolique dans ce décor de ruine et de mort.
« Ce marteau… C’est celui des Brise-Bouclier, murmura-t-il. C’est la preuve de ses crimes.
— Et alors ?, demanda Babette en haussant un sourcil. Ce contrat est terminé. On a ce qu’on est venus chercher. On retourne chercher la récompense, et on passe au suivant !
— Non ! Je veux le ramener. Le corps, le marteau… tout. Je veux que les Brise-Bouclier sachent que Muiri est une victime, pas une complice. Que justice a été faite ! »
Babette éclata de rire.
« Justice ? Oh, mon jeune apprenti, mais combien de fois vais-je devoir te le répéter ? La Confrérie Noire n’apporte pas la justice. Elle tue. C’est tout. Si on commence à donner un sens noble à ce que nous faisons, on se ment à nous-mêmes. Et on meurt !
— Moi, j’apporte la justice !, répondit-il avec fermeté. Et pas que pour Muiri ! Les Brise-Bouclier doivent connaître la vérité ! »
La vampire soupira et secoua la tête.
« Eh bien… ton idéalisme est adorable. Ridicule, mais adorable. Très bien. Si tu veux jouer au héros, autant le faire correctement. Viens, allons chercher de quoi transporter ce sac à viande. »
Ils trouvèrent une charrette remplie d’objets divers, pièces de quelque butin, qu’ils vidèrent au sol. Le corps d’Alain Dufont, raide et glacial, fut chargé, le marteau reposant en évidence sur sa poitrine. Babette dénicha une bâche poussiéreuse dans un coin et la déploya sur la macabre cargaison.
« Bon, récapitulons, dit-elle en s’essuyant les mains. Nous sommes deux orphelins pauvres et affamés qui rentrent chez eux après une longue journée à ramasser des racines. Personne ne nous remarque, personne ne pose de questions. Le corps reste caché. Et toi, tu essaies d’avoir l’air misérable et fatigué. En fait, ne change rien à maintenant !
— Très drôle, grommela Aventus.
— Merci ! », répliqua-t-elle en roulant des yeux.
Aventus s’approcha du bureau d’Alain Dufont. Une plume et un parchemin traînaient là, à côté d’une carte annotée et d’une bourse remplie de septims. Il trempa la plume dans l’encrier et écrivit lentement, traçant les lettres avec application :
Aux Brise-Bouclier,Le traître Alain Dufont a payé pour ses actes. Il a trompé Muiri, votre servante loyale, pour ses desseins et l’a abandonnée à la honte. Aujourd’hui, justice est faite.Voici votre marteau, volé et profané par cet homme, et le corps de celui qui vous a dupés. Que cette vérité vous rende la paix.
Aventus posa la plume et observa son travail, satisfait. Puis il versa un peu d’encre dans sa paume, enduisant toute sa main du liquide noir, et s’apprêta à la poser en bas du parchemin.
« Non ! s’écria soudain Babette, attrapant son poignet.
— Pourquoi ? C’est ma signature.
— C’est la signature de la Confrérie ! Et nous ne faisons pas ça ! »
Aventus hésita, puis étala simplement le bout de ses cinq doigts sur le papier, sans former la main noire. Juste cinq doigts anonymes, humides d’encre.
« Oh, sombre et mystérieux ! Comment vont-ils t’appeler ? “Les doigts de la justice” ?, ironisa Babette. Dégoulinant de naïveté !
— Eh, c’est classe comme nom, ça !, rétorqua-t-il, un sourire narquois aux lèvres.
— Tu es irrécupérable, gamin ! »
Ils chargèrent la charrette et, alors que le soleil déclinait, prirent la direction de Vendeaume.
oOo
La brume de la soirée s’élevait lentement des quais de Vendeaume lorsque Babette et Aventus passèrent les grandes portes de la ville, tirant derrière eux la charrette chargée de leur funeste message. L’air était humide, chargé des effluves mêlées du sel marin et de la suie des forges. Un léger manteau de neige s’était posé sur les pavés, étouffant le bruit de leurs pas, mais pas celui du grincement incessant des roues sur les pierres gelées. Aventus marchait en silence, le regard fixé droit devant lui. Il sentait le poids du meurtre d’Alain Dufont sur ses épaules, mais ce n’était pas une culpabilité paralysante. C’était une charge qu’il acceptait, une marque indélébile qui lui rappelait qu’il avait choisi cette voie.
« On devrait finir le travail maintenant, déclara Babette d’un ton tranquille en tirant la charrette derrière elle. On va chez les Brise-Bouclier, autant profiter de la livraison de notre petite surprise s’occuper de la deuxième cible. »
Aventus serra la mâchoire et secoua la tête. Il s’était préparé à cette discussion.
« Non.
— Comment ça, “non” ?, répéta Babette, arquant un sourcil en s’arrêtant.
— Muiri n’a fait le sacrement Noir que pour Alain Dufont. Pas pour Nilsine.
— Elle a demandé à ce qu’elle meure, c’est une raison suffisante !
— Non. Pas pour moi. Nilsine n’a rien fait ! »
Babette soupira avec exagération, comme si elle s’adressait à un enfant particulièrement obtus.
« Aventus… Tu crois vraiment que la Confrérie s’embarrasse de détails aussi insignifiants ? Si nous commencions à faire la fine bouche sur les contrats et les exigences des clients, nous perdrions vite notre réputation. Un vœu formulé est un vœu que nous devons exaucer. Nilsine doit mourir ! »
Aventus arrêta la charrette et laissa tomber ses mains sur ses hanches. Il fixa Babette avec une intensité inhabituelle.
« Non ! Il n’y a pas de contrat. J’ai le droit de choisir ! Ce n’est pas une trahison envers la Confrérie, ni un blasphème envers la Mère de la Nuit !
Il se redressa et ajouta d’une voix posée :
— C’est ma mission, c’est moi qui décide ! »
Babette le regarda un instant en silence, comme si elle jaugeait ses mots. Puis elle haussa les épaules.
« Comme tu voudras ! Mais profite bien de ce choix, Aventus. Parce que crois-moi, la Mère de la Nuit ne te le laissera que rarement. »
Aventus détourna le regard. Il le savait. Mais tant qu’il le pouvait encore, il voulait décider. Il voulait croire qu’il avait son mot à dire dans ce que la Confrérie attendait de lui.
Ils reprirent leur route dans le froid mordant. En quelques minutes, ils arrivèrent devant la demeure austère des Brise-Bouclier. C’était une maison solide, à l’image des nordiques de Vendeaume : imposante et fière. La charrette fut déposée dans la cour, juste devant la porte de la demeure. Aventus retira la bâche et ajusta le corps, plaçant soigneusement le marteau de guerre au-dessus, bien en évidence, et coinça la lettre sous l’arme, de sorte à la rendre impossible à manquer. Tout était prêt, attendant la première personne qui sortirait le lendemain matin. Il ne leur restait plus qu’à s’en aller. Cependant, Aventus demeura immobile, un sourire malicieux se dessinant sur son visage.
« Babette, murmura-t-il, j’espère que tu sais courir vite ! »
Et sans plus de cérémonie, il se dirigea vers la porte de bois massive, puis leva le poing et frappa lourdement à la porte.
Trois coups.
Un silence. Puis des pas précipités.
Aventus bondit en arrière et prit ses jambes à son cou, filant se cacher derrière un mur, le cœur battant d’excitation, s’efforçant de rendre son rire le plus discret possible. Babette le rejoignit prestement et croisa les bras, feignant l’exaspération.
« Par Sithis, Aventus, tu n’es qu’un sale gosse !
— Et toi, une vieille dame acariâtre ! », répliqua-t-il avec un ricanement, avant d’observer la scène à distance.
La porte s’ouvrit en un grincement, et la silhouette de Tova Brise-Bouclier apparut dans l’encadrement. Son regard balaya la rue enneigée, cherchant sans doute à identifier qui avait frappé à sa porte si tard dans la soirée.
Puis elle abaissa les yeux.
Il fallut un instant pour que son cerveau assimile ce qu’elle voyait. Le corps d’Alain Dufont, allongé sur la charrette, et, posé sur sa poitrine comme une offrande, le marteau de guerre des Brise-Bouclier. Un souffle s’échappa de ses lèvres, semblable à un gémissement étranglé. Ses mains tremblèrent lorsqu’elle porta une main à sa bouche, puis elle tourna la tête et appela, d’une voix éraillée :
— Torbjorn !
Aventus vit le patriarche apparaître à son tour, s’approchant avec précaution. Lorsqu’il posa les yeux sur le cadavre, son visage se figea. Il attrapa l’arme de la famille d’une main tremblante, la souleva et contempla le symbole gravé sur le métal terni.
Tova s’effondra sur ses genoux dans la neige, secouée de sanglots. Torbjorn, lui, fixait le marteau comme s’il s’agissait d’un fantôme revenu du passé.
Babette croisa les bras et secoua la tête.
« Viens, imbécile idéaliste !, murmura-t-elle à son apprenti. Partons avant qu’on ne nous repère ! »
oOo
Aventus et Babette avaient quitté la demeure des Brise-Bouclier et s’étaient enfoncés dans les ruelles calmes du quartier aisé. Plus aucun chariot ne partirait de la ville ce soir-là, si bien qu’il leur fallait trouver un endroit pour la nuit. Aventus avait naturellement pris la tête. Il marchait sans vraiment réfléchir, guidé par un instinct ancien, un souvenir imprimé dans sa mémoire comme une carte invisible. Ce ne fut que lorsqu’il s’arrêta devant la porte qu’il prit réellement conscience de l’endroit où ses pas l’avaient mené.
Il était rentré chez lui.
La maison se tenait là, inchangée. Façade de pierre austère, fenêtres blanchies par le givre. Elle paraissait abandonnée, fantôme figé dans la neige, vestige d’un passé qu’il aurait préféré oublier. Pourtant, en cet instant, la voir encore debout lui procura un sentiment étrange, quelque chose qu’il n’avait pas ressenti depuis longtemps. De la sécurité.
Babette le contourna et poussa la porte sans cérémonie. Le loquet n’était pas verrouillé – pourquoi l’aurait-il été ? Il n’avait pas vraiment eu le temps de fermer lors de son dernier passage, et personne ne venait plus ici. L’intérieur sentait le renfermé, la poussière et la cire froide des bougies consumées depuis des semaines. Aventus entra lentement, refermant derrière lui avec précaution, comme s’il risquait de réveiller des spectres endormis.
L’obscurité semblait immobile, mais il connaissait cette maison. Il savait où poser les pieds, comment éviter les planches grinçantes. Il avança dans le couloir, Babette le suivant avec une nonchalance étudiée, jusqu’à la pièce principale.
Tout était exactement comme il l’avait laissé.
Le cercle tracé au sol, les bougies éteintes et fondues en mares cireuses, et, en son centre, les restes de l’effigie, et la dague. L’arma, avec laquelle, agenouillé, il avait frappé, et frappé encore, psalmodiant sans relâche le Sacrement Noir.
Babette observa la scène un instant avant de laisser échapper un petit rire narquois.
« Ça manque cruellement de décoration. Un peu de fleurs, un tapis peut-être… Oh, et accessoirement, tu aurais pu nettoyer ! »
Aventus croisa les bras et lança un regard agacé à la vampire.
« J’aurais bien aimé, mais un vieillard impoli m’a kidnappé avant que j’aie le temps de ranger.
Elle haussa un sourcil, faussement outrée.
« Ah, tout de bazar serait donc la faute de ce pauvre Festus ? Quelle excuse lamentable. »
Il ne prit pas la peine de répondre. Ses yeux étaient rivés sur l’endroit où il s’était tenu cette nuit-là, implorant la Mère de la Nuit de répondre à son appel. Il se souvenait du tremblement de sa voix, du poids de l’angoisse qui lui écrasait la poitrine. Il se souvenait de la fatigue, de la faim, du désespoir. Il se souvenait surtout de l’instant où la porte s’était ouverte.
Non pas pour révéler un assassin vêtu de noir.
Mais Hunfen.
Il revit le garçon l’appeler, l’air perdu et apeuré. Il revit son regard cherchant le sien. Il revit ce moment où son monde, alors réduit à des ténèbres de solitude, s’était soudainement illuminé.
Et après… il y avait eu la chaleur.
Pas seulement celle du feu dans l’âtre que Lydia avait rallumé, mais celle d’un foyer retrouvé, même temporaire. La sensation d’être entouré, d’être vu, d’être écouté. Hunfen lui racontant tout, la voix tremblante, les yeux brillants d’une excitation fébrile, lui qui avait accompli l’exploit insensé de traverser Bordeciel pour le retrouver. La nouvelle de la mort de Grelod, si banalement pathétique. Puis Lydia, silencieuse mais protectrice, leur servant la soupe, comme une mère à ses enfants. Pour la première fois depuis longtemps, il s’était senti… important pour quelqu’un.
Aventus passa une main sur son visage et inspira profondément.
« T’en fais une tête, gamin », remarqua Babette en s’adossant contre un mur.
Il secoua la tête et se détourna du cercle rituel. Il gravit les marches d’un pas lent, Babette sur ses talons.
L’étage était intact. Les chambres silencieuses, figées dans le temps. Il ouvrit la porte de celle de sa mère. L’odeur y était plus ténue qu’avant, presque dissipée, mais il crut deviner encore un reste du parfum floral qu’elle portait autrefois. Il referma la porte et entra dans la sienne.
Là non plus, rien n’avait changé.
Le coffre au pied du lit, le petit bureau, les parchemins inachevés, la figurine en bois d’un guerrier nordique qu’il avait taillée lui-même… Tout était resté figé, comme s’il n’était jamais parti.
Un soupir lui échappa, et il s’assit lentement sur le lit.
Un instant, il ferma les yeux, et il s’imagina.
Il s’imagina une vie où tout aurait été différent.
Une vie où Naalia serait encore là, où la maladie ne l’aurait jamais emportée. Une vie où il n’aurait jamais eu besoin de fuir, de supplier des assassins dans le noir. Où il n’aurait pas été seul.
Il se voyait attraper un livre et s’installer sur le tapis près du feu, tandis que sa mère préparait du thé.
Il se voyait jouer dehors, courir dans la neige, rire.
Il se voyait inviter Hunfen. Ils auraient pu passer l’après-midi à se battre avec des épées en bois, il lui aurait montré tous les endroits secrets de Vendeaume, les étals du marché, tout ce qui avait de l’importance.
Aventus rouvrit les yeux.
Le plafond de sa chambre lui semblait flou. Sa gorge était serrée. Il se roula sur le côté, ramenant ses genoux contre lui, et fixa la lueur vacillante de la bougie sur la commode.
Un soupir échappa à Babette.
« Ça va, gamin ? »
Il hocha la tête sans répondre.
Un silence s’installa. Puis, d’un geste inhabituel, la vampire éteignit la bougie d’un souffle.
« Dors, alors. »
Il l’entendit s’installer dans le fauteuil en face. Il ferma les yeux. Dans l’obscurité, bercé par le silence rassurant des lieux familiers, il laissa son esprit dériver à nouveau. À une vie qu’il ne vivrait jamais.
Le sommeil l’emporta, et dans ses rêves, il vit un garçon rieur aux cheveux dorés l’appeler du haut d’une colline enneigée, rayonnant comme un soleil.
Il lui tendait la main.
Et Aventus, sans hésiter, la saisit.