Les enfants de Bordeciel
Chapitre 25 - Méfiances et amitiés
Le chariot bringuebalait sur le chemin de terre, soulevant des volutes de poussière sous les sabots des chevaux fatigués. Assis à côté de Lydia, Hunfen scrutait l’horizon avec une appréhension qu’il ne parvenait pas à dissiper. Blancherive s’élevait au loin, perchée sur son éperon rocheux, familière et pourtant étrangement distante. Encore quelques jours auparavant, il n’aurait jamais cru que revenir dans la ville pourrait lui faire cet effet-là.
Il n’avait pas oublié les paroles du Jarl Balgruuf : il devait poursuivre son entraînement auprès des Grises-Barbes, et surtout se méfier des factions qui rôdaient autour de lui, ainsi que de tous leurs membres, y compris ceux qui lui étaient autrefois proches. La Confrérie Noire, les Impériaux, les Sombrages… Hadvar, Ralof, et même Aventus… Cette dernière mise en garde avait un goût particulièrement amer. Aventus n’était pas un danger. Pas pour lui. Pas pour ses amis.
« Tout va bien, Hunfen ? » demanda Lydia en le détaillant du coin de l’œil.
Le garçon haussa les épaules, tentant de masquer son trouble.
« J’imagine », répondit-il.
Lydia soupira doucement mais n’ajouta rien. Peu de temps après, le chariot s’arrêta enfin sur l’aire de stationnement, juste devant des remparts de la ville. Lydia sauta souplement au sol avant de tendre la main à Hunfen, mais celui-ci préféra descendre par lui-même. Ses bottes touchèrent la terre battue, et il jeta un regard circulaire aux alentours. Marchands et voyageurs allaient et venaient, échangeant marchandises et nouvelles du pays. Un autre convoi venait d’arriver, ses passagers s’extirpant avec plus ou moins d’entrain de la charrette bringuebalante. Le jeune garçon retint de justesse une exclamation en remarquant une tête brune parmi les passagers.
Aventus venait de descendre du chariot, ignorant encore sa présence. Il paraissait fatigué, mais son expression restait égale. Un frisson parcourut Hunfen alors que les mots exacts du Jarl lui revenaient à l’esprit : « La Confrérie Noire pourrait avoir un jour un contrat sur toi. Et à leur place, c’est cet Aventus que j’enverrais pour te tuer ». Il déglutit et secoua vivement la tête, comme pour chasser cette pensée. C’était absurde. Il refusait d’y croire. Aventus était son ami. D’un pas rapide, il s’approcha et se glissa sur le côté gauche du garçon et, un sourire espiègle aux lèvres, lui donna une petite tape sur l’épaule droite. Aventus sursauta et se retourna brusquement du mauvais côté. « Hein ? » Son regard parcourut la foule avant de tomber sur Hunfen, qui souriait de toutes ses dents, fier de sa manœuvre.
« Je t’ai eu ! » lança-t-il, amusé.
Aventus s’arrêta net, les yeux s’écarquillant légèrement.
« Hunfen ? » murmura-t-il, presque incrédule. Il chercha ses mots, et un sourire radieux finit par se dessiner sur son visage. « Qu’est-ce que tu fais ici ? Tu es remis ? »
Un petit rire lui échappa. « Je suis content de te voir ! La dernière fois, à Faillaise… J’ai dû partir avant que tu ne sois réveillé. »
Derrière eux, une voix de fillette s’éleva, faussement consternée.
« Vraiment, Aventus, si tu continues à être aussi peu attentif en public, je ne donne pas cher de ta carrière ! »
Hunfen tourna la tête vers la nouvelle venue. Il ne l’avait jamais vu auparavant, mais il n’eut aucun mal à deviner qui elle était. Lydia avait mentionné cette “nouvelle sœur” d’Aventus qui lui avait sauvé la vie à Faillaise. François et Hroar également. Il ne lui était pas difficile de comprendre qu’elle faisait partie de la Confrérie Noire. Il ne s’attendait cependant pas à ce qu’elle ait une telle apparence. Une enfant d’à peine dix ans dont, pourtant, quelque chose brillait dans le regard, dans son sourire trop assuré. Quelque chose qui lui donnait des frissons.
Il se redressa, méfiant, mais s’efforça de prendre une attitude détachée.
« Tu dois être Babette, je suppose ? », demanda-t-il poliment.
Elle haussa un sourcil, feignant la surprise.
« Eh bien ! Voilà qu’on me reconnaît dans la rue, désormais ! Voilà qui est fâcheux pour le métier… »
Elle adopta un visage neutre et reprit plus bas, sur un ton faussement menaçant :
« Il va falloir que je remédie à cela… »
Hunfen haussa un sourcil dubitatif, indiquant d’une moue qu’il n’y croyait pas une seconde. Il reprit cependant une expression neutre avant de s’incliner, presque imperceptiblement.
« Je voulais… te remercier… pour m’avoir sauvé, dit-il, mal à l’aise.
— Ne t’emballe pas trop, gamin, répliqua-t-elle en balayant le sujet d’un geste de la main avec désinvolture. Je ne l’ai fait que parce qu’Aventus m’a suppliée. Tu n’imagines pas à quel point il aurait été insupportable si je t’avais laissé quitter ce monde ! »
Hunfen se tourna vers son ami, qui évitait son regard en fixant un point invisible sur le sol. Un sourire malicieux illumina son visage. « Alors merci à toi ! » lui dit-il et, avant qu’Aventus ne puisse réagir, il l’étreignit dans une accolade.
Aventus, surpris, demeura figé un instant, le rouge aux joues, avant de marmonner maladroitement :
« C’est… c’est normal. Tu aurais fait pareil… »
Lydia s’approcha d’un pas, visiblement tendue. Son regard passait sans cesse d’Aventus à Babette, sa main effleurant le pommeau de son épée.
« C’est une surprise de vous voir ici, commenta-t-elle, méfiante. Vous êtes à Blancherive pour… affaires ? »
Babette laissa échapper un petit rire et leva les mains en signe de paix.
« Ne vous inquiétez pas, gente dame, nous ne sommes que de passage. Juste une escale pour changer de chariot.
— Oui, renchérit Aventus, visiblement enthousiaste. On va s’occuper d’un bandit ! Un type ignoble qui… »
Il fut brusquement interrompu par une tape à l’arrière de la tête.
« On ne parle pas du travail en public, jeune apprenti idiot !, le gronda Babette à voix basse. Tu ne veux pas aller tout raconter à la garde, pendant que tu y es ?
— C’est bon, j’ai compris… » grogna Aventus en se massant le cuir chevelu.
Le moment de séparation arriva plus vite que les deux amis ne l’auraient voulu. Babette et Aventus se dirigèrent vers un autre chariot en partance pour Vendeaume. Le garçon monta à bord avec un dernier regard en arrière. Hunfen lui adressa un sourire et un signe de la main, auquel il répondit tristement avant de détourner les yeux.
Une fois le chariot parti, Hunfen se tourna vers Lydia. Elle s’était légèrement détendue, mais il sentait encore son trouble.
« Tu crois vraiment qu’il pourrait me faire du mal ? » demanda-t-il, incertain.
Lydia ne répondit pas immédiatement. Lorsqu’elle le fit, sa voix était douce mais ferme.
« Je crois qu’il est sur une voie dangereuse. Et que les gens changent, Hunfen.
— Il est mon ami ! Répondit le jeune Nordique en baissant la tête, frustré.
— Peut-être. Mais le jarl Balgruuf a raison : tu dois te méfier. La Confrérie Noire vit de la mort des autres. Tôt ou tard, seul ce principe finit par guider leurs membres. »
Hunfen n’aimait pas entendre ça. Il comprenait pourquoi Lydia se méfiait, mais il trouvait injuste qu’elle englobe Aventus dans ses craintes. Alors qu’ils prenaient la direction des portes de Blancherive, il jeta un dernier regard vers l’horizon, là où le chariot emportant son ami disparaissait au loin. Il aurait aimé pouvoir parler plus longtemps avec lui. Peut-être qu’un jour, ils auraient cette chance.
Mais pour l’instant, ils prenaient encore des chemins différents.
oOo
Les rues de la ville n’avaient pas changé, et pourtant, l’atmosphère semblait à Hunfen à la fois familière et inconnue. Loin des premiers jours passés ici avant d’être envoyé à l’orphelinat Honorem, il avait désormais l’impression d’être un étranger. Il resserra sa cape autour de lui, jetant un regard distrait aux étals du marché, où marchands et clients s’affairaient bruyamment. Rien n’avait pourtant changé. Des étals maraîchers jusqu’aux déclamations enflammées de Heimskr, le prêcheur exalté, qui haranguait la foule à proximité de la statue de Tiber Septim, tout était comme le jeune Nordique l’avait toujours connu. Et malgré tout, il ne se sentait plus à sa place.
Hunfen accéléra le pas afin de rester au niveau de Lydia, mais l’éclat d’une voix connue attira son attention. Sur la place du Vermidor, Braith se tenait devant une guerrière imposante. La fillette rougegarde, les poings serrés, parlait avec insistance, le ton empreint d’une détermination farouche.
« Allez ! Je sais me battre, moi ! Je veux juste que tu m’entraînes ! »
La femme à qui elle s’adressait était impressionnante : grande, immense même, carrée d’épaules, ses cheveux blonds attachés en une tresse serrée dégageant son visage sévère et anguleux. Elle portait une armure d’acier intégrale qui reflétait la lumière du matin et une immense épée à deux mains dépassait de son dos. Elle leva un sourcil, visiblement exaspérée.
« Non, répondit-elle d’une voix grave. Pas question !
— Mais pourquoi ? répliqua Braith avec agacement.
— Je ne prends pas d’élèves, c’est comme ça » répondit fermement la guerrière.
Braith fronça les sourcils. Elle ne semblait pas comprendre.
— Mais tu es super douée ! Si c’est une question d’argent, j’ai qu’à demander à ma mère…
— Ce n’est pas une question d’argent, coupa sèchement la femme. Je n’entraîne personne ! »
Hunfen observa la scène en silence. Il connaissait Braith suffisamment pour savoir qu’elle ne lâcherait pas l’affaire. Elle s’apprêtait à répliquer à nouveau quand une autre voix intervint derrière elle.
« Par les Neuf, gamine, tu ne renonces donc jamais ? »
Hunfen se tourna et aperçut Vilkas, l’un des Compagnons, qui s’approchait. Il était en tenue d’entraînement, les bras croisés sur son torse puissant, son visage affichant un amusement agacé.
« Si je renonçais, répondit Braith, piquée au vif, je ne serais pas une bonne guerrière !
— Hmph. Têtue comme une mule » souffla Vilkas en secouant la tête.
Hunfen savait que Braith avait voulu s’entraîner chez les Compagnons, mais ceux-ci avaient toujours refusé. Il soupçonnait d’ailleurs que ce n’était pas tant une question de combat, mais plutôt de discipline. Braith passait son temps à harceler Lars, et les guerriers craignaient — sans doute à raison — que sa demande fût surtout un prétexte pour pouvoir poursuivre ses brimades.
Pourtant, contre toute attente, Vilkas poussa un profond soupir et déclara :
« Très bien. Tu peux venir t’entraîner à Jorrvaskr. »
Braith ouvrit de grands yeux, abasourdie.
« Vraiment ?!
— Mais écoute-moi bien, l’avertit Vilkas en pointant un doigt sévère. Ça va être dur, et je ne tolérerai pas que tu viennes en dilettante. Tu travailles autant que les autres ou tu dégages. Et si j’apprends que tu embêtes encore Lars, c’est fini. Compris ?
— Compris ! Répondit vivement Braith, dont le visage s’était illuminé d’un sourire éclatant. Je ne vous décevrai pas !
— Dans ce cas, en route », dit-il en lui posant une main ferme sur l’épaule et en la poussant vers Jorrvaskr.
Avant de se retourner, Vilkas jeta un œil méfiant à la guerrière blonde, qui soutint son regard avec un air de défi. Son visage était impassible, mais ses yeux flamboyaient d’un mélange de colère et de ressentiment. Finalement, elle tourna les talons et s’éloigna sans un mot.
Hunfen reprit sa marche vers Fort-Dragon. Le comportement de Vilkas et de cette étrange guerrière le laissait perplexe, mais une chose lui sauta aux yeux : Braith, chez les Compagnons, n’allait certainement plus avoir de temps libre. Comme Lars avant elle. Et comme Lucia, partie à Fortdhiver.
Ici, dans les rues de Blancherive, il n’y avait désormais plus personne.
oOo
Le vent soufflait fort, apportant avec lui les échos lointains de la ville en contrebas, et forçant Hunfen à prendre garde à son équilibre. Depuis les hauteurs du palais, Blancherive s’étendait sous ses yeux, baignée dans la lumière tamisée du soir tombant. Il contemplait, émerveillé, la beauté du panorama, chassant quelque peu l’amertume qui lui pesait sur le cœur.
Balgruuf avait accepté qu’il accompagne Lydia à Rivebois, mais en attendant, il était de nouveau prisonnier de Fort-Dragon. Le Jarl ne voulait pas qu’il se promène seul en ville entre deux expéditions. « Mieux vaut que tu restes ici où nous pouvons assurer ta protection. » Protection, ou cage dorée ? Hunfen n’était pas sûr de voir la différence. Depuis, mécontent, il avait erré dans le château, évitant les gardes et les domestiques, explorant les lieux à la recherche d’un endroit où souffler. C’était ainsi qu’il avait remarqué un passage qu’il n’avait jamais pris, une trappe qui, à sa grande surprise, menait à l’extérieur. Elle donnait sur une longue corniche qui entourait le toit du palais. Poussé par son envie de liberté, il s’y était faufilé.
Une forme immobile, qu’il n’avait pas remarqué jusqu’alors, attira son attention. Il aurait dû s’en douter : l’endroit n’était pas totalement inconnu des résidents du palais. Nelkir, au moins, l’avait trouvé avant lui.
Le garçon était juché sur une poutre en surplomb, haut, terriblement haut, dominant Blancherive comme un faucon cherchant sa proie. Son dos était voûté, ses coudes reposant sur ses genoux, et il observait la ville avec une étrange intensité.
« Tu me suis maintenant, toi ? » lança-t-il sans tourner la tête, comme s’il l’avait senti approcher bien avant qu’il ne se montre.
Hunfen hésita. Il ne savait pas exactement pourquoi, mais il se sentait nerveux. Peut-être à cause de la hauteur. Peut-être à cause de Nelkir lui-même. Ce garçon était plus jeune que lui, et pourtant son regard trop acéré, ses paroles trop pleines de fiel, lui donnait l’impression d’avoir affaire à un vieillard aigri.
« Je ne savais pas que tu étais là », répondit-il simplement. Il s’approcha prudemment, jaugeant la solidité du bois sous ses pas.
Nelkir eut un ricanement, et, d’un geste théâtral, tendit une main devant lui, doigts écartés.
« Regarde-les. »
Hunfen suivit son regard et contempla la ville en contrebas. De cette hauteur, les habitants ressemblaient à de minuscules silhouettes anonymes qui s’agitaient dans les rues.
« Des fourmis, commenta Nelkir d’une voix emplie de mépris, elles courent, s’agitent, se battent pour trois fois rien. Elles croient que ce qu’elles font a de l’importance. Mais d’ici, elles tiennent toutes dans ma paume. »
Il replia brutalement sa main en un poing, comme s’il écrasait Blancherive de ses doigts. Hunfen frissonna malgré lui. Il n’aimait pas la manière dont Nelkir parlait, ce mépris tranquille qui émanait de lui comme une évidence. Ce n’était pas seulement un enfant capricieux qui détestait tout et tout le monde. Il y avait quelque chose d’autre, de plus profond, comme un gouffre qu’il ne voulait pas approcher trop près. Pourtant, il était déjà là.
« Tu dis qu’ils sont insignifiants, tenta-t-il, mais sans eux, la ville ne serait rien. »
Nelkir ricana, un sourire torve étirant ses lèvres. Il pivota lentement sur sa poutre, s’asseyant en tailleur, toujours aussi perché, et jeta un regard en biais à Hunfen.
« Oh, vraiment ? C’est ce que tu crois ? Que tout ce petit monde en bas est indispensable ? » Il fit un geste vague en direction des rues animées sous eux. « Regarde-les bien. Ils vivent et meurent sans jamais rien changer. Ils paient leurs taxes, font des enfants, suivent bien les lois, des lois qu’ils n’ont même pas choisi. Et quand ils meurent, d’autres prennent leur place, voilà tout. »
Hunfen le scruta, méfiant. Il y avait dans sa voix une sorte de résignation cruelle, une lucidité qu’il ne comprenait pas entièrement. Et puis, Nelkir changea brusquement de position. Avec une agilité féline, il se laissa glisser en avant et, d’un mouvement fluide, se retrouva suspendu dans le vide, accroché à la poutre par ses genoux. La tête en bas, ses cheveux blonds pendants dans le vide, il le fixait, amusé.
« Si je lâchais, murmura-t-il en oscillant doucement dans le vide, tu crois vraiment que quelqu’un s’en apercevrait ? »
Hunfen sentit son estomac se serrer. Il ne pouvait détacher son regard de Nelkir, son visage éclairé par la lumière mourante du jour, un sourire provocateur sur ses lèvres. Pour l’autre garçon, c’était un jeu cruel, ou une sorte de test à son intention, peut-être.
« Arrête ça, Nelkir », lança-t-il, plus précipitamment qu’il ne l’aurait voulu.
Le plus jeune rit doucement, avant de se redresser d’un mouvement souple et de retrouver sa position assise sur la poutre. Il fixa Hunfen un instant, un sourire en coin.
« Tu as peur pour moi ? C’est mignon. »
Hunfen pinça les lèvres. Il n’aimait pas la manière dont Nelkir jouait avec lui, avec cette désinvolture glaciale qui le mettait mal à l’aise. Il ne savait pas si le garçon avait vraiment envisagé de lâcher prise ou s’il s’agissait d’un simple jeu, une provocation comme tant d’autres. Mais sous l’insolence, il y avait quelque chose de plus profond. Quelque chose d’instable.
Nelkir se redressa, appuyant ses paumes sur la poutre pour se soutenir. Son regard s’était perdu à nouveau vers la ville, ses prunelles bleues reflétant les dernières lueurs du crépuscule.
« Tu sais, on apprend beaucoup en écoutant derrière les portes », souffla-t-il d’une voix basse, presque pensive.
— Tu veux dire quoi par là ? »
Nelkir tourna lentement la tête vers lui, et son sourire s’élargit imperceptiblement, dévoilant une satisfaction presque malsaine. Il se délectait de la tension qu’il installait, comme un prédateur jouant avec sa proie avant de la croquer.
« Que Balgruuf ne sait rien de moi, déclara-t-il, énigmatique. Mais moi, je sais des choses sur lui. »
Hunfen sentit une étrange sensation dans sa poitrine, une sorte de pincement mêlé à une curiosité coupable. Nelkir ne parlait jamais de son père autrement que par son nom, comme si cela lui coûtait de reconnaître leur lien de parenté.
« Ton père est un homme occupé, dit-il prudemment. Il n’a pas toujours le temps de…
— De quoi ? » l’interrompit Nelkir en arquant un sourcil. De voir ses propres enfants ? De leur parler, de les écouter ? De me voir, moi ? » Il ricana, secouant la tête avec dédain. « Il sait tout sur cette foutue guerre, sur les Thalmor, sur la politique, sur la défense de Blancherive… mais moi ? Je pourrais disparaître demain, et il ne s’en rendrait même pas compte avant que quelqu’un ne le lui dise. »
Hunfen ouvrit la bouche pour répliquer, mais aucun mot ne lui vint. Il comprenait ce que Nelkir voulait dire. Il avait vu lui-même combien Balgruuf était accaparé par ses responsabilités. Mais l’autre garçon n’attendit pas qu’il trouve une réponse.
« Moi, je sais qu’il vénère toujours Talos en secret, continua-t-il d’un ton presque désinvolte, comme s’il parlait du temps qu’il faisait. Qu’il déteste les Thalmor autant que les Sombrages, qu’il a peur d’être chassé de Blancherive… Et que je… » Il marqua une pause, baissant légèrement la voix. « Que je n’ai pas la même mère que mon frère et ma sœur. »
Il avait prononcé ces derniers mots d’un ton amer, comme une vérité qu’il avait ruminée trop longtemps. Ses doigts crispés sur la poutre étaient la seule chose qui trahissait une émotion plus profonde derrière sa façade d’indifférence.
Hunfen eut un léger mouvement de recul. Il ne savait pas quoi dire. Cette révélation, lancée comme une pierre dans l’eau, créait des cercles de doute qui s’élargissaient dans son esprit. Nelkir n’en parla pas davantage, mais Hunfen comprenait ce que cela impliquait. Balgruuf avait eu une autre femme, une autre amante… mais qui ? Pourquoi ce secret ?
Nelkir tourna à nouveau la tête vers lui et lui lança un regard perçant.
« Pourquoi tu crois qu’il ne me l’a jamais dit ? » demanda-t-il, d’un ton qui oscillait entre le cynisme et une colère contenue. « Quel sombre secret est-ce qu’il essaye de cacher ? Une trahison ? Une erreur qu’il veut effacer ? »
Hunfen secoua la tête, mal à l’aise.
« Peut-être qu’il voulait te protéger », risqua-t-il.
Nelkir éclata de rire, un rire sans joie.
« Me protéger ? Ne sois pas naïf. Pour se protéger lui-même, oui. Pour garder le contrôle. »
Il passa une main dans ses cheveux blonds emmêlés, un sourire mauvais étirant ses lèvres.
« Tout le monde trahit, Hunfen. Un jour ou l’autre. C’est dans leur nature. Même ceux qui paraissent les plus honnêtes. »
Hunfen se crispa. Il ne voulait pas croire ça. Il ne voulait pas penser que Balgruuf, Lydia, Aventus ou même Ralof et Hadvar étaient condamnés à le trahir un jour. C’était une vision du monde trop sombre, trop cruelle. Pourtant, Nelkir la portait avec une telle assurance que cela le troublait.
Le vent souffla plus fort, faisant osciller la flamme d’une torche non loin. Nelkir, toujours assis sur sa poutre, sourit en observant Hunfen.
« Toi aussi, tu finiras par comprendre. Il n’y a qu’une seule personne en qui tu peux vraiment avoir confiance. »
Hunfen avala difficilement sa salive.
« Qui ? »
Nelkir le fixa intensément.
« Toi-même. »
oOo
La nuit tombait sur Blancherive, et avec elle, le poids de la journée s’alourdissait sur les épaules de Lydia. La guerrière souffla longuement en s’adossant au chambranle de la porte de la Jument Pavoisée, le regard perdu dans l’agitation nocturne du marché. La rumeur de la ville résonnait encore, entre les marchands qui pliaient leurs étals, les clients attardés et les braillements lointains de Heimskr qui déversait encore et toujours sa ferveur pour Talos.
Une pointe d’exaspération la traversa. Elle aurait dû être soulagée. Hunfen était sain et sauf, blotti dans son lit, dans le quartier des domestiques de Fort-Dragon, après avoir disparu pendant des heures. Pourtant, elle n’y parvenait pas. Elle n’avait pas oublié son expression innocente lorsqu’elle l’avait enfin retrouvé, perché sur une corniche interdite, en train d’admirer la ville aux côtés de Nelkir.
Nelkir. Un frisson désagréable parcourut l’échine de Lydia. Ce gamin était étrange. Son regard la mettait mal à l’aise, bien trop acéré pour un enfant de son âge. Et ce sourire… Cette façon de scruter le monde comme s’il en connaissait déjà tous les secrets… Elle n’aimait pas ça.
Elle secoua la tête et poussa la porte de la taverne. Ce dont elle avait besoin à cet instant, c’était d’un moment de répit.
La chaleur du foyer l’enveloppa aussitôt, chassant le froid mordant qui s’accrochait à son manteau. L’odeur familière de pain grillé, de viande rôtie et d’hydromel épicé lui monta aux narines, lui arrachant un soupir presque soulagé. La Jument Pavoisée n’avait pas changé. Les habitués étaient là, leurs voix se mêlant aux crépitements du feu et aux échos des conversations rieuses.
Lydia se fraya un chemin entre les tables, évitant de justesse un ivrogne qui gesticulait en racontant une histoire probablement exagérée sur une chasse au sabre-géant. Hulda, derrière son comptoir, leva brièvement les yeux vers elle avant de hausser un sourcil.
— Une bière, fit Lydia en déposant quelques septims sur le bois lustré.
Hulda hocha la tête et se détourna pour remplir une chope, mais Lydia ne s’attarda pas. Son regard venait de tomber sur une silhouette massive, assise seule à une table près de l’âtre. Là, à la lueur du foyer, elle reconnut immédiatement la guerrière qui, quelques heures plus tôt, envoyait paître Braith sur la place du marché. Uthgerd l’Inflexible.
L’immense Nordique était adossée contre le dossier de sa chaise, une choppe à la main, le regard perdu dans les flammes dansantes de l’âtre. Sans son armure d’acier, elle paraissait à peine moins imposante, vêtue d’une tunique de lin épais et d’un pantalon de cuir sombre usé par le temps. Ses bras noueux, encore partiellement couverts de bandelettes de tissu enroulées autour de ses avant-bras, reposaient lourdement sur la table, et sa mâchoire serrée lui donnait l’air d’une statue de granit sculptée à même la montagne. Pourtant, ce soir, quelque chose chez elle semblait… affaissé. Un poids invisible l’écrasait. Lydia plissa légèrement les yeux. D’ordinaire, Uthgerd buvait comme n’importe quel Nordique, mais ce soir, elle buvait plus. Beaucoup plus. L’alignement des chopes vides sur la table en témoignait.
Lydia récupéra sa bière et s’approcha.
« Cette place est prise ? »
Uthgerd tourna lentement la tête vers elle. Son regard bleu acier, perçant comme la lame d’une hache, se posa sur Lydia avant qu’elle ne hausse les épaules.
« Fais comme tu veux. »
Lydia s’assit sans attendre d’autre invitation. Elle trempa les lèvres dans sa bière et laissa le silence s’installer quelques instants. Uthgerd n’était pas du genre à aimer les bavardages inutiles. Mais ce soir, il y avait quelque chose sous la surface, quelque chose qui pesait plus lourd que le simple goût de l’hydromel.
« Je t’ai vue tout à l’heure, dit Lydia en reposant sa chope. Avec Braith. »
Un éclat de frustration passa fugacement dans les yeux de la mercenaire.
« Cette gamine est une teigne, grommela-t-elle. Elle n’arrête pas de me harceler.
— Elle veut juste apprendre, fit remarquer Lydia.
— Apprendre, hein ? répondit Uthgerd dans un ricanement sans joie. À se battre ? À manier une arme ? À prendre des coups et en donner en retour ? Elle croit que c’est un jeu, comme tous les gosses de son âge. »
Lydia observa la grande Nordique. Il y avait plus que de la lassitude dans sa voix. Une ombre plus profonde.
« C’est pour ça que tu refuses ? », demanda-t-elle enfin.
Uthgerd resta silencieuse un moment. Elle fixa les flammes, comme si elle y cherchait quelque chose qu’elle n’avait jamais trouvé. Puis, lentement, elle reposa sa chope et croisa les bras.
« Quand j’avais l’âge de cette petite, j’étais comme elle. Bornée. Je voulais être une guerrière, une vraie. Pas une servante, pas une femme d’artisan, pas une épouse. Je voulais me battre. »
Lydia ne dit rien. Elle comprenait.
« Un peu plus tard, j’ai voulu rejoindre les Compagnons, continua Uthgerd d’une voix plus basse. Jorrvaskr, l’honneur, la fraternité… tout ça me faisait rêver. Ils m’ont acceptée à l’essai, comme tous les novices. Et pour prouver ma valeur, ils m’ont fait affronter une autre jeune recrue. Un gamin… à peine assez vieux pour avoir des poils au menton.
Un silence pesant tomba sur la table. Lydia sentit son estomac se nouer.
« Ils pensaient que ce serait un combat facile, reprit Uthgerd en serrant les poings. Après tout, j’étais une fille, non ? Pas un vrai danger. Sauf que… »
Elle inspira profondément et expira lentement, comme pour contenir quelque chose d’ancien, de douloureux.
« Sauf que j’ai gagné. »
Son regard bleu se perdit dans les souvenirs.
« J’ai porté un coup. Dans le feu du combat, dans l’excitation, dans la rage de prouver que j’étais digne… Trop fort. »
Elle serra la mâchoire.
« Je ne voulais pas le tuer. »
Lydia sentit un frisson lui parcourir l’échine.
« Les Compagnons ne m’ont jamais pardonné. Vilkas encore moins. Pour eux, j’étais une meurtrière. J’ai été bannie de Jorrvaskr, rejetée. On m’a appelée Uthgerd l’Impétueuse… »
Lydia écoutait en silence, ses doigts crispés autour de sa chope. Uthgerd parlait d’une voix égale, sans pathos ni faux-semblant, mais chaque mot portait un poids écrasant. Ce n’était pas un aveu qu’elle livrait, ni même une confession. Juste un fait brut, un morceau d’histoire qu’elle portait en elle depuis trop longtemps.
« C’est pour ça que tu refuses d’entraîner Braith », murmura Lydia.
Uthgerd hocha la tête, le regard toujours fixé sur les flammes. « Tu vois juste. J’ai passé ma vie à essayer de prouver que je valais mieux que cette erreur. Je me suis imposé une discipline de fer, un code d’honneur inébranlable. On a cessé de m’appeler “l’Impétueuse”. Mais ça ne change rien à ce que j’ai fait. Je sais de quoi je suis capable. Et je ne prendrai pas le risque de façonner une enfant à mon image. »
Lydia détourna brièvement les yeux, troublée. Elle pensait à Hunfen. À cet instant figé dans le temps, cette nuit-là, à l’orphelinat Honorem. Elle n’avait pas été là, mais elle avait lu le message de Constance Michelle, décelé les non-dits des autres enfants, la culpabilité muette de Hunfen lorsqu’il évitait le sujet. Et elle avait vu, de ses propres yeux, la terreur dans son regard lorsqu’il se rappelait ce dont il était capable.
Lydia prit une gorgée de bière, se forçant à chasser l’oppression qui lui nouait la poitrine. Hunfen n’était pas comme Uthgerd. Il n’était qu’un enfant… Mais un enfant qui portait en lui un pouvoir trop grand, un pouvoir qui lui avait déjà échappé une fois.
Son devoir s’arrêtait-il vraiment à le protéger des menaces extérieures ?
Elle baissa les yeux vers sa chope. Uthgerd s’était imposé une discipline implacable pour ne jamais refaire la même erreur. Hunfen, lui, avait les enseignements des Grises-Barbes, mais il était encore à l’âge où l’on agit avant de réfléchir, où l’on se bat avant de comprendre. Elle devait être là pour s’assurer qu’il apprenne. Qu’il maîtrise ce qu’il était, ce qu’il pourrait devenir.
La voix rauque d’Uthgerd la tira de ses pensées.
« Tu fais une drôle de tête, tout à coup. Désolée si je t’ai collé le cafard…
— Disons que… je connais quelqu’un qui a aussi frappé trop fort, une fois. »
Uthgerd haussa un sourcil, mais ne posa pas de questions. Elle se contenta d’un léger rictus.
« Alors fais en sorte qu’il n’ait jamais à porter ce poids aussi longtemps que moi. »
Lydia ne répondit pas tout de suite. Mais au fond d’elle, une résolution venait de s’ancrer un peu plus profondément. Elle n’allait pas seulement protéger Hunfen des ennemis qui voudraient sa mort. Elle allait aussi l’empêcher de devenir son propre ennemi.