Les enfants de Bordeciel
Chapitre 24 – Markarth
Le chariot progressait lentement sur la piste, cahotant à chaque racine dissimulée sous la terre gelée. Le crissement des roues sur le sol durci se mêlait au murmure du vent dans les feuilles jaunissantes des chênes. Une odeur humide imprégnait l’air, fraîche et légèrement poisseuse. Aventus Aretino observait les ombres danser entre les troncs, à l’affût de la moindre silhouette suspecte. De l’autre côté, la surface du lac Ilinalta s’étirait en reflets argentés sous le soleil voilé. Le souffle du jeune assassin s’échappait en volutes pâles, tandis que son esprit ressassait les consignes de Babette.
« Souviens-toi, avait-elle dit la veille du départ. Si quelqu’un te pose des questions, nous sommes frère et sœur, et nous allons rejoindre notre Mère-Grand à Markarth. Notre père est mort à la guerre, et notre mère… n’a pas survécu à un hiver trop rude. »
Aventus avait hoché la tête, murmurant chaque détail jusqu’à ce que le mensonge devienne vérité dans son esprit. Il savait que la moindre hésitation pouvait attirer l’attention. Pourtant, malgré sa détermination, il sentait le poids d’un masque supplémentaire alourdir ses épaules. Sa vie se résumait désormais à jouer des rôles, à commencer par celui d’un assassin sûr de lui, et pas d’un enfant effrayé. Mais à chaque nouveau masque, il lui semblait que son vrai visage s’effaçait un peu plus.
Le cocher, un vieillard trapu à la barbe éparse, ne cessait de jeter des regards inquiets aux fourrés. Son nom était Gunjar, et il connaissait la route mieux que quiconque. Aventus l’avait entendu marmonner plusieurs fois : « Pas seul… faudra attendre… » Il n’avait pas compris immédiatement, jusqu’à ce qu’ils atteignent la croisée des chemins. Là, la forêt s’était ouverte sur une vaste plaine où quatre routes se rencontraient, formant une étoile de terre battue. Le sentier qu’ils avaient emprunté depuis Épervine se poursuivait en direction du Nord vers Solitude. Vers l’Est, l’autre route filait droit vers Blancherive, mais leur destination était à l’Ouest, en direction des montagnes escarpées de la Crevasse et, en leur cœur, Markarth.
Gunjar stoppa le chariot et sauta à terre avec un soupir soulagé.
« On fait halte ici, annonça-t-il. On attendra d’autres voyageurs. »
— Pourquoi ? Demanda Aventus, surpris.
— Parce que là-bas, gamin, c’est la Crevasse, répondit le vieillard en désignant d’un geste large les montagnes pelées qui s’étiraient au loin. Et là-bas… les Parjures rôdent. Quand on traverse cette route, mieux vaut être nombreux ! »
Babette esquissa un sourire moqueur en s’éloignant, mais Aventus ne rit pas. Il savait ce que les Parjures faisaient à leurs prisonniers. Les rumeurs parlaient d’écorchements, de rituels sanguinaires et d’offrandes faites aux harfreuses avec lesquelles ils avaient pactisé.
Un campement sommaire fut donc installé près du carrefour. Les trois autres passagers, une marchande ventripotente et deux mineurs, s’étaient regroupés autour d’un feu tandis que Babette s’assit à l’écart, un parchemin entre les mains. Aventus, curieux, s’approcha d’elle et se posa discrètement sur une pierre. Elle écrivait avec application, sa plume glissant élégamment sur le support. Par-dessus son épaule, il parvint à déchiffrer quelques lignes :
« Mon jeune ami,
Puisse cette missive te trouver en bonne santé et dans des dispositions propices à la réflexion. Je ne saurais cacher l’intérêt que m’inspire le grand projet dont tu daignas m’entretenir lors de notre dernier échange, et je me suis plu, depuis lors, à en méditer les implications et les promesses. Il me sembla qu’un tel dessein, s’il devait aboutir, ne saurait souffrir de médiocrité dans le choix de ses protagonistes.
Or, il advint que mes pas me conduisirent, tout récemment, à croiser un jeune esprit dont les qualités ne sauraient être négligées. Fût-il encore tendre en âge, il n’en demeure pas moins doté d’une acuité d’esprit et d’une résilience que l’épreuve n’a point amoindries. Que sa jeunesse te parût à première vue un obstacle, je le comprendrais sans peine ; mais si tu daignais peser ses mérites avec cette sagesse dont je te sais coutumier, peut-être jugerais-tu, comme moi, qu’il pourrait servir à ton dessein mieux que d’autres plus avancés en âge.
Aventus fronça les sourcils. Mon jeune ami ? Il connaissait Babette depuis quelques semaines maintenant, et jamais il ne l’avait vue écrire à qui que ce soit. Il se pencha légèrement pour lire la suite, mais la petite vampire tourna brusquement la tête et lui lança un regard acéré.
« Je pensais qu’un grand garçon comme toi saurait que lire les lettres d’autrui était impoli », lança-t-elle d’un ton cinglant.
Aventus recula aussitôt, pris en faute.
« Je… pardon. »
Babette le fixa un instant, puis son sourire réapparut.
« Ah, la curiosité naturelle. Je suppose que c’est… un signe de bonne santé mentale ? »
Elle plia soigneusement la lettre, la scella d’un petit cachet de cire noir et la rangea dans une poche dissimulée sous sa cape.
« C’est un secret ? osa-t-il demander.
— Disons que ce ne sont en rien tes affaires » répondit-elle en se levant.
Aventus la regarda s’éloigner et sentit une boule d’inquiétude se former dans son estomac. Était-ce de lui dont elle parlait dans cette lettre ? Le « projet » de ce mystérieux correspondant… était-il lié à lui ? Son regard erra vers le nord, là où la lumière déclinante dorait un étrange monticule qui se dressait à quelques dizaines de mètres du carrefour. Ce n’était pas une simple colline : la pente était trop régulière, les pierres qui l’entouraient trop anciennes. Aventus se leva et s’approcha, intrigué.
Le cocher, Gunjar, le rejoignit, une pipe entre les lèvres.
« T’as l’air pensif, gamin, remarqua-t-il.
— Cette colline… c’est quoi, exactement ?
— Ah, ça… laissa planer Gunjar en expirant un nuage de fumée, ses yeux fixant la masse de terre. Selon la légende, un dragon a été abattu ici pendant la grande guerre draconique. Ses os reposeraient encore là-dessous. »
Aventus sentit un frisson le parcourir en imaginant la bataille. Une bête bien plus imposante qu’à Faillaise, déversant un torrent de flammes sur les Hommes. Les cris, les rugissements, et les premiers parleurs hurlant leurs Thu’um pour l’abattre.
« Vous croyez que c’est vrai ?
— Oh, qui sait… répondit Gunjar en haussant les épaules. Les légendes peuvent exagérer, mais… »
Il désigna la terre craquelée à la base du tertre et reprit plus bas, sur le ton de la confidence :
« Parfois, au matin, on voit de la brume s’échapper du sol. C’est comme si quelque chose… respirait encore là-dessous. »
Aventus déglutit, mal à l’aise. L’homme essayait sans doute de l’impressionner avec ses histoires, néanmoins, les récents événements résonnaient comme un écho troublant de ces vieux récits.
« Avec les dragons qui reviennent… peut-être que… »
Gunjar souffla par le nez, mi-amusé, mi-inquiet.
« Ouais… ces saletés sont de retour, c’est vrai. Helgen rasée, par Alduin en personne dit-on. Mais on raconte aussi qu’un dragon a attaqué Blancherive… et qu’ils l’ont descendu. Et un autre, à Faillaise, abattu lui aussi ! Il y a des raisons d’avoir peur, gamin, mais… »
Il fit un signe vers le tumulus et tapota le manche de sa hache.
« Si on les a battus autrefois, on peut recommencer. Et puis… on a un Enfant-de-Dragon, maintenant.
— Un… balbutia Aventus, surpris. Un quoi ?
— L’Enfant-de-Dragon, gamin ! Celui que les Grises-Barbes ont appelé à la fin de l’été. On dit qu’il est destiné à affronter les dragons, à vaincre Alduin lui-même. Ça, j’aimerais bien voir à quoi il ressemble ! »
Aventus resta interdit.
« Personne ne sait qui c’est ?
— Pas que je sache. Un grand guerrier Nordique, pour sûr ! Comme dans la légende. »
Le garçon détourna les yeux vers le tertre. L’idée d’un héros inconnu, capable de terrasser les dragons, lui semblait irréelle. Et pourtant… L’image de dragons bien vivants volant dans les cieux de Bordeciel était tout autant irréelle, et ils étaient bien de retour.
Alors qu'Aventus s’apprêtait à interroger davantage Gunjar sur l’Enfant-de-Dragon, un bruit de pas feutrés le fit se retourner. Au loin, venant du chemin de Blancherive, une silhouette avançait à pas tranquilles, suivie de plusieurs autres. La lumière du crépuscule embrasait leurs contours et, dans la pénombre grandissante, les yeux d’Aventus s’écarquillèrent.
C’étaient des Khajiits.
Leur chef, un grand félin au pelage doré tacheté de noir, marchait avec une aisance déconcertante, une grâce naturelle qui contrastait avec le pas lourd des Nordiques. Il portait une tunique simple, mais sa démarche dégageait une assurance sereine. Il s’arrêta à quelques pas du groupe, inclina légèrement la tête et déclara d’une voix chantante :
« Salutations, amis voyageurs. Ri’saad et ses compagnons cherchent à partager un feu et une route sûre vers Markarth. La nuit approche, et cette terre est perfide. »
Gunjar éclata d’un rire joyeux et ouvrit les bras.
« Ri’saad, par Shor, tu tombes à pic ! »
Le Khajiit eut un sourire subtil, découvrant un instant ses crocs aiguisés, puis il fit signe aux siens d’avancer. Trois autres félins émergèrent des ombres. L’un d’eux, une femelle au pelage brun rayé d’ébène, portait une armure d’acier et une grande épée attachée dans son dos. Elle s’arrêta à quelques pas et croisa les bras, observant les lieux d’un air circonspect. Une autre, au pelage plus clair, s’accroupit non loin du feu et commença à inspecter ses griffes, indifférente aux regards qui pesaient sur eux. Enfin, un mâle au pelage gris tacheté s’approcha d’un pas vif, observant la scène avec un regard perçant. Son museau frémit et, d’une voix plus grave et directe, il lança :
« Ce Khajiit espère que ce feu est aussi chaleureux qu’il en a l’air. »
Ri’saad leva une patte en un geste d’apaisement.
« Calme et patience, Ma’randru-Jo. La nuit est jeune, et nous ne sommes pas encore assis. »
Aventus, qui n’avait jamais vu de Khajiits d’aussi près, se surprit à les fixer. Il connaissait les histoires que l’on racontait sur eux : des voleurs, des marchands louches, des trafiquants de skooma. Mais ces félins devant lui n’avaient rien de sournois ou de menaçant. Ils semblaient simplement… fatigués. Comme tous les voyageurs en Bordeciel. Babette, jusqu’ici silencieuse, plissa légèrement les yeux en observant Ri’saad. Elle pencha la tête, intriguée, puis se leva pour aller s’asseoir plus près du feu.
« Vous êtes attendus en ville ? » demanda-t-elle d’un ton d’enfant curieux.
Ri’saad s’accroupit près des flammes, tendit les pattes vers la chaleur et soupira d’aise.
« Ri’saad et sa caravane sont toujours attendus, et jamais désirés. »
Gunjar ricana en bourrant sa pipe.
« Les gardes vous forcent encore à camper dehors, hein ? »
Le Khajiit haussa légèrement les épaules, un léger amusement dans les yeux.
« Ce n’est pas un fardeau. Ce peuple aime ses murs et ses portes closes. Nous aimons la route ouverte. »
Aventus sentit la tension se relâcher doucement. Le feu crépitait doucement et la nuit enveloppait peu à peu le carrefour. Les voyageurs partagèrent un repas frugal. Ma’randru-Jo s’installa près de Babette, détaillant son apparence d’un œil intrigué, tandis que la femme-chat en armure restait sur ses gardes, observant les alentours d’un air méfiant. Ri’saad, quant à lui, engagea la conversation avec Gunjar, échangeant des nouvelles des routes et des rumeurs du pays.
Aventus, silencieux, écoutait tout en jetant des regards curieux aux Khajiits. Il savait que le voyage vers Markarth ne serait pas de tout repos. Mais, à cet instant, il n’était pas seulement un assassin en mission. Il était un garçon qui découvrait, émerveillé, un monde plus vaste que ce qu’il avait imaginé. Et alors que les flammes projetaient des ombres dansantes sur leurs visages fatigués, il se demanda si, en d’autres circonstances, il aurait pu être l’un d’eux. Juste un voyageur, sur la route.
oOo
Au soir du deuxième jour d’une progression lente mais paisible, les remparts de Markarth surgirent enfin à travers la brume des montagnes. La cité semblait s’être fondue dans la pierre elle-même, comme un vestige d’un âge oublié que la montagne aurait choisi d’épargner. Des cascades dégringolaient des falaises abruptes, leurs eaux grondantes se faufilant entre les dalles usées et disparaissant dans les entrailles de la ville.
Aventus se redressa dans le chariot, écarquillant les yeux. Tout ici paraissait étrangement… rigide. Les constructions ne possédaient ni colombages ni toits inclinés comme à Vendeaume, ni les chaudes teintes de bois et de chaume de Faillaise ou Blancherive. Ici, tout était anguleux, abrupt, comme si la pierre elle-même avait été domptée à coups de hache. L’architecture, d’une étrange élégance massive, dégageait une impression d’austérité intimidante, presque brutale.
« Impressionnant, n’est-ce pas ? » murmura Ma’randru-Jo en aidant le garçon à descendre du chariot. « Ces murs ne plient pas. Cette ville est une forteresse. Ou une prison. »
Aventus ne répondit pas. Ses yeux suivaient les silhouettes des gardes en armure de bronze qui patrouillaient au sommet des remparts, et les marchands qui franchissaient les grandes portes, écrasés par l’ombre de la montagne. Un frisson lui parcourut l’échine. Ici, même l’air semblait peser davantage.
Ri’saad les rejoignit et posa une patte amicale sur l’épaule du garçon.
« Markarth, oui… C’est une cité bâtie par les Dwemers, disparus depuis des siècles. On dit que la pierre garde leurs secrets, mais aussi leurs cauchemars. »
Babette observa un moment la ville d’un œil prudent. « Allons-y », dit-elle enfin, et sans un mot de plus, elle se fondit dans la foule. Aventus lui emboîta le pas, ses pas résonnant contre les dalles froides de Markarth, la ville de pierre et de secrets. Les rues étroites serpentaient entre les murs de pierre, jalonnées de balcons vertigineux, d’escaliers interminables et de ponts taillés directement dans la roche. Des gardes veillaient, leurs casques luisant sous la lumière froide. Aventus ressentit une étrange oppression, comme si les pierres elles-mêmes le surveillaient.
« Charmant, n’est-ce pas ? ironisa Babette, les yeux pétillants de moquerie. Markarth, se dressant sur un tas de dwemers morts, entourée de roncecœurs Parjures un peu moins morts, et grouillant d’intrigants bien trop vivants. Et pourtant, il y a dans cette ville une forme d’honnêteté… Toute cette froideur, toute cette laideur… Elle ne se cache même pas d’être pourrie jusqu’à la moelle. »
Aventus ne répondit pas. Son regard s’attardait sur les visages fermés des habitants, sur les mendiants relégués aux coins des rues, sur l’austérité indifférente des façades. Cette ville n’avait rien d’accueillant.
Après avoir arpenté quelques ruelles et monté un nombre de marches dont Aventus avait rapidement abandonné le compte, ils parvinrent enfin devant une petite échoppe au seuil de laquelle pendait une enseigne en bois gravée d’un mortier et d’un pilon : Le Remède de la Vieille.
« Voilà notre destination, annonça Babette d’un ton enjoué. J’espère que cette Muiri a au moins bon goût en alchimie… »
L’intérieur de la boutique sentait la terre humide, les herbes séchées et les décoctions médicinales. Des rangées de flacons et de plantes pendaient aux poutres, et des pots d’onguents étiquetés s’alignaient sur les étagères. Une jeune femme s’affairait derrière le comptoir, écrasant des feuilles dans un mortier. Elle releva la tête en entendant la clochette de la porte et leur adressa un sourire poli.
« Bienvenue au Remède de la Vieille. Bothela s’est absentée, mais je peux peut-être faire quelque chose pour vous ? Une potion pour le mal des montagnes ? Une pommade contre les gelures ? »
Elle marqua un temps en les observant. Deux enfants, l’un vêtu comme un voyageur, l’autre enveloppé d’une cape sombre… Ses yeux se plissèrent légèrement, soupçonneux. Babette fut la première à briser le silence, sa voix sucrée teintée d’un amusement mordant :
« Oh, rien de tout cela. Nous venons… répondre à votre appel.
— Mon appel ? »
Aventus, resté en retrait, sentit l’air se charger d’une tension sourde. Il observa la jeune femme avec prudence. Elle paraissait à peine plus âgée qu’une adolescente, mais son regard était marqué par une dureté qui ne lui était pas étrangère, comme si sa vie n’avait pas été si différente de la sienne. Muiri recula légèrement, le mortier toujours à la main, comme une arme dérisoire.
« Attendez… vous voulez dire que… »
Babette dévoila alors un sourire carnassier, et ses canines anormalement longues scintillèrent sous la lumière vacillante des chandelles.
« La Confrérie Noire vous salue, mademoiselle Muiri. »
L’espace d’un instant, Muiri sembla hésiter, ses yeux s’écarquillant d’incrédulité. Mais au lieu de la panique attendue, ce fut la colère qui assombrit son regard.
« La Confrérie Noire… Et ils envoient… des enfants ?! S’exclama-t-elle, la voix vibrant d’une indignation à peine contenue. Ce contrat est sérieux ! Ma cible est dangereuse, protégée, et vous me… vous me donnez ça ? C’est une plaisanterie ? »
Aventus sentit son cœur se serrer. Une vague de chaleur, mélange d’humiliation et de colère, lui monta aux joues. Mais il resta silencieux, son regard fixé sur elle, froid et implacable. Il savait d’expérience qu’un mot mal placé pouvait avoir des conséquences néfastes. Babette, elle, éclata d’un rire cristallin, mais chaque note de ce rire sonnait comme une menace.
« Ne vous fiez pas aux apparences, ma chère. Je suis peut-être petite, mais croyez-moi… Je suis bien plus vieille — et bien plus dangereuse — que vous ne pouvez l’imaginer. »
Pour appuyer ses dires, elle effleura du doigt ses canines de vampire, un éclat provocateur dans les yeux. Mais Muiri ne recula pas. Elle se redressa, le menton levé, et sa voix fendit l’air, sèche et tranchante :
« Peut-être. Peut-être que vous, vous êtes une tueuse expérimentée, une créature centenaire… Mais lui ? »
Elle planta son regard dans celui d’Aventus, ses yeux perçants, presque douloureusement perçants.
« Lui, vous ne me ferez pas croire qu’il est de votre espèce. Lui, il n’a certainement pas plus de douze ans ! »
Muiri le regardait avec une expression à la fois incrédule et contrariée, les sourcils froncés, les lèvres pincées dans une moue d’exaspération contenue. Aventus soutint son regard, figé. Son ton et son attitude lui inspirait une sensation étrange. Cette posture, ce reproche implicite dans ses yeux… Ce n’était pas la méfiance distante d’une étrangère ni la peur suscitée par l’évocation de la Confrérie. Il avait la curieuse impression d’être un enfant pris sur le fait, grondé par une tante sévère ou une voisine trop protectrice. Un frisson d’inconfort lui parcourut la nuque, et sa gorge se serra lorsqu’elle se pencha légèrement vers lui, ses yeux plantés dans les siens.
« Oserais-tu prétendre le contraire, Aventus Aretino ? »
Aventus sentit son souffle se couper.
Le sol sembla se dérober sous ses pieds.
Un froid plus mordant que celui des montagnes le saisit, s’infiltrant dans ses os, jusqu’à son cœur. Il lutta pour garder son masque d’impassibilité, mais il sentit malgré lui un frisson trahir son trouble.
« Comment… » murmura-t-il, la voix rauque.
Muiri le regardait maintenant avec une expression étrange, un mélange de mélancolie et de curiosité douloureuse.
« Tu ne te rappelles pas de moi, n’est-ce pas ? Je vivais à Vendeaume, bien avant tout ça. Je travaillais pour les Brise-Bouclier. Je te voyais souvent… au marché. Avec ta mère. »
Sa voix s’adoucit, chargée d’une tristesse sincère.
« Naalia… Une femme si belle. Toujours si attentive… Et toi… tu étais… »
Elle hésita, et un voile passa dans ses yeux.
« …tu étais un petit garçon curieux de tout… plein de vie. »
Un silence pesa, dense et lourd. Aventus sentit quelque chose se briser, une fissure infime mais douloureuse dans la carapace qu’il avait forgée autour de lui. Il ouvrit la bouche pour répondre, mais sa voix resta coincée. Un instant, il redevint cet enfant, celui qui descendait la grande rue, la main dans celle de sa mère ; celui qui courait entre les étals, émerveillé par les couleurs et les bruits du marché. Mais cet enfant-là…
« Cet enfant… est mort, parvint-il finalement à articuler, sa voix basse et rauque. Il est mort… à l’orphelinat. »
Il détourna brusquement le regard, feignant de s’intéresser à un pot d’herbes sur une étagère. Ses doigts tremblants effleurèrent la céramique froide. Une larme, chaude et amère, roula sur sa joue. Il l’essuya d’un revers brusque, rageur, et reprit sa contenance, refoulant la tempête qui grondait en lui.
« Cet enfant n’existe plus », conclut-il, la voix dure.
Le silence se fit écrasant, jusqu’à ce que la voix narquoise de Babette vienne trancher l’émotion dans l’air.
« Bien ! Maintenant que ces charmantes retrouvailles sont achevées, parlons affaires, voulez-vous ? »
Muiri détourna les yeux, la mâchoire crispée. Elle attrapa un flacon d’un geste sec, le déposa sur le comptoir et s’obligea à reprendre une respiration mesurée. Sa main tremblait encore légèrement, mais sa voix, quand elle parla, était aussi froide que la pierre de Markarth.
« Ce que je veux, c’est qu’Alain Dufont meure. Je veux qu’il soit traqué, trouvé et tué comme le chien qu’il est. »
Elle tapota le flacon du bout des doigts, le regard perdu dans un souvenir douloureux.
« Alain… il m’a détruite. Il s’est joué de moi, m’a fait croire que j’étais importante à ses yeux… Il disait que j’étais sa “fleur de lys”. Mais tout ça n’était qu’un mensonge pour approcher les Brise-Bouclier et les voler. Il m’a trahie. Il a réduit ma vie en miettes. Les Brise-Bouclier… Ils m’ont renvoyé, crié que j’étais complice. J’ai été bannie de Vendeaume. »
Sa voix se brisa légèrement, mais elle se reprit immédiatement, s’agrippant au comptoir comme à une ancre. Aventus observa la colère qui brûlait derrière ses pupilles. Il la connaissait, cette fureur amère, cette rage née de la trahison et de la perte. Il la sentait résonner en lui, comme un écho douloureux. Muiri reprit d’un ton plus maîtrisé :
« Alain était le chef d’un groupe de bandits. Ils opéraient depuis Raldbthar, une vieille ruine dwemer près de Vendeaume. Vous l’y trouverez sûrement encore. Tuez-le. Je me fiche de ce que vous ferez des autres. Mais lui… lui doit mourir. »
D’un geste, elle poussa une fiole vers eux. Le verre était gravé d’un lotus stylisé et contenait un liquide d’un bleu profond, presque hypnotique.
« C’est de l’extrait de lotus. J’ai passé des mois à perfectionner ce poison. Une seule éraflure suffira. La mort sera rapide… mais douloureuse. »
Babette siffla entre ses dents en observant la fiole.
« Quelle splendeur !, fit-elle en la soulevant à hauteur de ses yeux. Une concentration parfaite, et ce parfum subtil de racine d’ingrith… Exquis ! Vous avez un talent certain, Muiri. Vous auriez fait une excellente empoisonneuse.
— Je l’aurais été, répondit Muiri d’un ton plus dur, si j’avais eu le courage d’aller jusqu’au bout. »
Un silence pesant s’installa. Aventus, fixé sur la fiole, serra les poings. Il n’avait encore jamais tué directement quelqu’un de sang-froid. Son premier meurtre, dans la cabane abandonnée, il n’en avait même pas eu conscience, plongé qu’il était dans son traumatisme, sa peur aveugle. Quant à Narfi, il avait même tenté, hélas sans succès, de le soustraire à son destin funeste. Mais cette fois-ci, il savait exactement ce qu’on attendait de lui, et il approuvait. Ce Dufont méritait son sort. Une mission en accord avec son cœur.
« Alain Dufont mourra », affirma-t-il finalement d’un ton ferme.
Muiri hocha la tête, mais ne sembla pas soulagée. Au contraire, elle hésita, se mordant la lèvre, le regard fuyant.
« Il y a… autre chose », souffla-t-elle enfin.
Elle évita les yeux de Babette et fixa directement Aventus, comme si sa jeunesse lui rendait sa demande plus supportable.
« J’aimerais aussi que vous tuiez… Nilsine Brise-Bouclier. »
Aventus cligna des yeux, interdit.
« Nilsine ? Mais… elle n’a rien à voir avec Dufont !
— Non, concéda Muiri, le visage crispé. Mais elle fait partie de ceux qui m’ont rejetée. J’étais comme une sœur pour elle… Et pourtant, après ce qu’Alain a fait, elle m’a traitée comme un paria. Comme un monstre. Si Nilsine mourait… peut-être que Tova, sa mère, comprendrait enfin ce que c’est que de perdre quelqu’un qu’on aime. Qu’elle connaisse cette douleur. Qu’elle en suffoque sous son poids ! »
Aventus sentit un nœud se former dans son ventre. Il imaginait Tova Brise-Bouclier pleurant la mort de sa fille, submergée par cette douleur qui lui était si familière. Il revoyait sa propre mère, le corps sans vie étendu sur les dalles glacées de Vendeaume. Cette douleur-là, il ne souhaitait pas la répandre aveuglément.
« Le contrat concerne Dufont, dit-il finalement, les mâchoires serrées. Pas Nilsine.
— Je le sais, souffla Muiri, les yeux baissés. Mais… si vous la tuez malgré tout, je vous donnerai un supplément. De l’or, ou… de nouveaux poisons, si c’est ce que vous préférez. »
Babette croisa les bras, un sourire narquois flottant sur ses lèvres.
« J’avoue que l’offre est alléchante, dit-elle, pensive. Qu’en dis-tu, Aventus ? Une petite Brise-Bouclier de moins à Vendeaume, ça ne changerait pas grand-chose. »
Aventus chercha ses mots, soutenant le regard de Muiri.
« Je verrai sur place », éluda-t-il finalement.
Muiri hocha la tête, ses traits figés dans une expression d’amertume. Elle repoussa le flacon vers eux. Aventus tendit la main et s’en empara. Le verre était froid sous ses doigts, lourd d’un poids symbolique : la vie d’un homme y était suspendue, réduite à quelques gouttes d’un liquide indigo. Babette se détourna vers la porte.
« Allons-y, lança-t-elle joyeusement. Ce bandit ne va pas s’empoisonner tout seul ! »
Aventus suivit, mais à mi-chemin, il s’arrêta et lança un dernier regard vers Muiri. Elle se tenait là, figée derrière son comptoir, son regard vide et ses poings crispés sur le bois. Elle paraissait à la fois soulagée et dévastée par sa propre décision. Il sentit un frisson courir le long de sa colonne vertébrale. Était-ce cela, la vengeance ? Cette douleur, cette colère… et cette solitude écrasante, même après avoir lancé les dés du destin ?
La porte de la boutique claqua derrière lui, le laissant seul avec ses doutes.