Les enfants de Bordeciel

Chapitre 22 : Revenir et repartir

6345 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour il y a 4 mois

Chapitre 22 – Revenir et repartir


Le chariot s’était à peine arrêté que Hunfen bondit au sol avec l’agilité d’un chat, malgré ses jambes encore engourdies par le long voyage depuis Faillaise. Une brise automnale fraîche titillait ses yeux, tandis que l’odeur des feuilles mortes et des champs labourés l’emplissait d’un sentiment étrange, à la fois familier et rassurant. Le soleil de midi, déjà bas en cette saison, peinait à réchauffer le paysage, projetant des ombres bleutées sur la terre endurcie. La vue des remparts imposants de Blancherive insufflait dans le cœur du garçon une chaleur qu’il n’avait pas ressentie depuis des jours. Il avait l’impression de rentrer chez lui.

Lydia descendit à son tour du chariot, ses yeux scrutant les environs comme si un danger pouvait surgir à tout instant. Elle se tapota les bras pour chasser le froid, puis fit un signe au cocher pour le remercier.

« Rappelle-toi, Hunfen, nous allons directement au palais, prévint-elle en ajustant son bouclier sur son dos. Le Jarl doit être informé de notre arrivée et… de tout le reste. »

L’enfant hocha la tête distraitement, bien trop absorbé par l’effervescence autour des portes de la ville. Des paysans entraient avec des charrettes chargées de bottes de foin ou de légumes d’automne, tandis que des gardes surveillaient les allées et venues, leurs armures étincelant sous le soleil.

À leur approche, un des gardes leva la main en guise de salut. Son ton, moqueur mais amical, s’éleva au-dessus du brouhaha :

« Eh, mais c’est pas ce petit curieux qui a suivi Irileth et les autres quand le dragon a attaqué la tour de guet ? »

Un autre garde éclata de rire. « Si, c’est lui ! T’as une sacrée veine d’être encore entier, gamin. Y’en a pas beaucoup qui auraient osé ! »

Hunfen rougit légèrement, partagé entre la fierté et l’embarras, avant de laisser échapper à son tour un rire de joie. Il était de retour, il allait pouvoir revoir ses amis. Lars, Braith, Lucia… Il avait tellement de choses à leur raconter ! Derrière lui, Lydia échangea un regard amusé avec les gardes avant de poser la main sur l’épaule du garçon.

Les portes s’ouvrirent lentement, révélant l’agitation de Blancherive. La foule, les étals colorés du marché, les voix qui s’entrecroisaient, tout cela enveloppa Hunfen dans un sentiment de familiarité. Il inspira profondément, puis tourna des yeux pétillants vers Lydia.

« Est-ce que je peux juste… aller dire bonjour à mes amis ? Ça fait tellement longtemps… »

Lydia soupira, déjà vaincue par l’insistance dans les yeux du garçon. « D’accord, mais fais vite. Je vais t’attendre près du palais. Et pas de bêtises. »

Hunfen hocha la tête avec enthousiasme et s’éclipsa avant qu’elle ne puisse changer d’avis.

oOo

La formation rocheuse dissimulant l’entrée du sanctuaire de la Confrérie Noire se dessinait à peine à travers un voile grisâtre. Le brouillard s’était abattu sur la forêt d’Épervine, déposant sur les branches des pins des gouttelettes qui tombaient à intervalles irréguliers. Aventus avançait d’un pas lourd, ses poings enfoncés dans ses poches et son visage fermé. L’air humide et frais collait à sa peau, et il frissonnait, bien que ce fût davantage dû à l’émotion qu’à la température.

Cet endroit si sinistre lui apparaissait étrangement accueillant, presque réconfortant. Il avait pris l’habitude du parfum moisi de la forêt et des ombres menaçantes. Les environs morbides du sanctuaire, autrefois terrifiants, lui semblaient maintenant familiers, comme les reliefs d’une maison que l’on retrouve après une longue absence. Pourtant, cela n’adoucissait en rien la tempête dans son esprit. Grelod, Maven, Astrid. Il avait été leur jouet. Un jour, elles allaient payer.

À ses côtés, Babette marchait en silence, ses yeux perçants observant les environs, mais se posant régulièrement sur lui. La manière dont elle le devinait si aisément lui était de plus en plus insupportable. Son regard semblait effleurer chaque recoin de son âme, et il détourna la tête pour ne pas le croiser.

Le sanctuaire émergea enfin du brouillard, sa porte sculptée imposante et sinistre. Les crânes gravés semblaient le narguer, figés dans un rictus éternel. La voix désincarnée retentit alors, familière, glaciale :

« Quel est le chant de la vie ? »

Aventus eut un rictus amer. Il n’était pas d’humeur à participer à cette mascarade. Tout ce qu’il attendait de cette porte, c’était qu’elle s’ouvre quand il voulait passer, et pas de lui faire perdre son temps avec un rituel absurde. D’un ton suintant de sarcasme, il répondit en traînant les syllabes, mimant une gravité grotesque :

« Le sileeeeence, mon frèèèèère. »

La porte s’ouvrit lentement dans un grondement sourd, dévoilant l’intérieur obscur du sanctuaire. Babette soupira et, sans un mot, lui asséna une tape à l’arrière du crâne.

« Tu ferais mieux de contrôler ton insolence, gamin. Astrid n’a pas ma patience. »

Aventus releva les yeux vers la vampire, une lueur de défi brillant dans ses pupilles, mais il ne répondit rien. Ses pas franchirent le seuil presque d’eux-mêmes, et il fut enveloppé par l’obscurité familière.

Les torches vacillantes projetaient des ombres mouvantes sur les murs, et les odeurs de cendre et de métal emplirent ses narines. Le sanctuaire semblait s’être figé dans le temps depuis son départ. Malgré lui, Aventus sentit une part de son agitation se dissiper, non par apaisement, mais par une étrange sensation d’appartenance.

oOo

Lydia avait fini par retrouver Hunfen à l’entrée du quartier du Marché, son visage mélangeant lassitude, mélancolie et exaspération. Elle le tira doucement par l’épaule, sans un mot, pour le guider vers Fort-Dragon. L’énergie qui avait illuminé le regard du jeune garçon à leur arrivée semblait s’être éteinte, remplacée par une expression fermée et pensive.

« Ils ont changé, marmonna-t-il enfin en traînant les pieds. Tous ! Lars, son père l’oblige à s’entraîner ; il est tout le temps chez les Compagnons maintenant ! Et il ne parle que de combat, mais c’est comme si on le forçait à aimer ça ! Et Lucia, elle n’est même plus là ! Ils l’ont envoyée à Fortdhiver ! Pour mieux apprendre la magie de soin ! Et Braith, elle... Elle voudrait juste partir. Les compagnons n’ont pas voulu l’entraîner elle aussi, elle dit que tout ici est devenu ennuyeux. »

Lydia ralentit le pas, laissant Hunfen exprimer sa frustration. Elle connaissait ce sentiment. Le retour dans un lieu chéri, altéré par le passage du temps, pouvait s’avérer cruel.

« C’est normal que les gens changent, Hunfen. Ils grandissent, ils font autre chose. Toi aussi, tu as changé, non ? »

Le garçon leva les yeux vers elle, mais il ne trouva pas de réponse. Il avait vécu tant de choses… Cela l’avait-il réellement transformé ? Il ne se sentait pourtant pas si différent, et tout ce qu’il voulait, c’était de pouvoir continuer à jouer avec ses amis. Ce qui était certain, c’était que Blancherive ne lui paraissait plus aussi accueillante qu’avant.

En silence, ils passèrent devant Joorvaskr, où Farkas affrontait un Lars concentré avec une épée en bois. Hunfen ralentit, espérant un signe de la part de son ami, mais ce dernier était trop absorbé par son exercice. Lydia posa une main ferme sur l’épaule de l’enfant pour le ramener à la réalité.

« Allons-y. Le Jarl nous attend. »

Les lourdes portes de Fort-Dragon s’ouvrirent dans un grincement, laissant apparaître la grande salle. Hunfen observait tout avec curiosité, bien que son enthousiasme ait diminué. L’ambiance solennelle contrastait fortement avec l’effervescence de la ville. De part et d’autre, des gardes stationnaient, surveillant les moindres mouvements.

Ils étaient à peine entrés qu’une voix aiguë retentit sur leur droite. Une jeune fille, richement vêtue, les observait d’un regard hautain, flanquée de deux garçons qui lui ressemblaient étrangement. Leur apparence noble et assurée ne laissait aucun doute sur leur rang social.

« Ah, parfait, un nouveau serviteur !, s’exclama la jeune fille d’un ton autoritaire. J’espère que tu sais préparer la viande bien saignante, c’est ainsi que je l’aime. »

Hunfen rougit, pris au dépourvu.

« Non… Je suis ici pour voir le Jarl », bégaya-t-il.

La jeune fille plissa les yeux, dubitative. L’un des garçons, un brun qui devait avoir le même âge que Hunfen, éclata de rire avant de s’approcher, un air provocateur sur le visage.

« Tu viens voir mon père ? Avant, montre-moi ce que t’as dans le ventre ! Un bon vieux combat aux poings pour prouver ce que tu vaux, ça te dit ? »

Hunfen déglutit, mais avant qu’il n’ait pu répondre, Lydia s’interposa.

« Assez, dit-elle sèchement. Il n’est pas ici pour se bagarrer avec toi. »

Le plus jeune des garçons, resté silencieux jusque-là, s’avança. Il paraissait plus jeune que Hunfen, néanmoins sa ressemblance avec le jarl Balgruuf était déjà frappante. Cependant, une lueur sombre et dédaigneuse dans son regard le fit inconsciemment reculer d’un pas.

« Encore quelqu’un qui vient lécher les bottes de mon père, grinça-t-il. Alors même les enfants s’y mettent maintenant ? Beau travail ! »

Lydia serra la mâchoire mais ignora les remarques, poussant doucement Hunfen vers le trône du jarl. Les enfants les regardèrent partir, des sourires narquois sur leurs visages. Hunfen, pour la première fois, était presque soulagé d’être en route pour une discussion avec des adultes.

oOo

Le sanctuaire de la Confrérie Noire semblait encore plus sombre que dans ses souvenirs. Les torches vacillantes projetaient des ombres mouvantes sur les murs, et chaque pas d’Aventus était avalé par l’obscurité. Il marcha en silence derrière Babette, absorbée dans ses pensées mais toujours alerte. Soudain, il s’arrêta brusquement.

« C’est quoi ce bruit ? »

Un rire aigu et discordant avait retenti au loin, au milieu de ce qui ressemblait à une conversation animée. Aventus accéléra le pas, curieux mais méfiant.

En entrant dans la grande salle principale, il resta figé devant le spectacle qui s’offrait à lui. Un homme vêtu d’un costume criard ornementé de grelots gesticulait de manière exubérante au centre de la pièce, à côté d’un immense sarcophage finement décoré. Sa voix perçante résonnait dans tout le sanctuaire. Dans ce lieu dédié à la mort, cette présence dégageait une incongruité sinistre.

« Mais la Mère de la Nuit est notre mère à tous ! C’est sa voix que nous suivons ! Sa volonté ! Oseriez-vous risquer la désobéissance ? Et, assurément… le châtiment ? »

Arnbjorn grogna depuis un coin sombre de la pièce, où il était adossé à un mur, à tailler un morceau de bois. « Continue à piailler, petit homme, et on verra bien qui sera châtié en premier. »

Festus Krex soupira et leva les yeux au ciel. « Oh, tais-toi donc, espèce de grand chien pataud. Cet homme a fait un long voyage. Tu pourrais au moins te montrer civilisé ! » Il se tourna vers le nouvel arrivant avant d’ajouter d’un ton plus affable : « Monsieur Cicéron, je suis ravi que la Mère de la Nuit et vous soyez parmi nous. Votre présence ici marque un retour bienvenu aux traditions. »

Cicéron fit un bond d’émerveillement. « Oh, quel sorcier aimable et sage vous faites ! Cela attirera certainement les faveurs de notre Dame ! »

Astrid, adossée à une colonne, intervint enfin, son habituelle voix traînante teintée d’une exaspération contenue. « Bien entendu, vous et la Mère de la Nuit êtes les bienvenus ici, Cicéron. Et vous recevrez tout le respect dû à votre position de Gardien. Est-ce clair, mon cher mari ? »

Arnbjorn grommela de nouveau, mais acquiesca. Cicéron, quant à lui, se plia en une révérence exagérée en lançant théâtralement : « Oh oui, oui, oui ! Merci, merci, merci ! »

Astrid ajouta alors, avec un sourire aussi froid que calculateur : « Mais ne vous y trompez pas. Je suis à la tête de ce sanctuaire. Ma parole ici fait loi. Sommes-nous clairs sur ce point ? »

Cicéron, sans se départir de son ton, hocha frénétiquement la tête. « Oh oui, maîtresse. Parfaitement ! C’est vous la patronne ! »

Babette, qui observait la scène depuis le seuil, se tourna vers Aventus. « Cicéron, expliqua-t-elle en murmurant, est le Gardien de la Mère de la Nuit. Son rôle est de prendre soin de sa dépouille ; il l’a escortée jusqu’ici depuis Cyrodiil. Ce n’est pas anodin, et cela pourrait apporter quelques changements ici. »

Aventus dévisagea Cicéron avec un mélange de stupéfaction et de doute. L’homme qui se tenait devant lui paraissait pathétique, presque ridicule avec ses vêtements baroques, ses gestes amples et ses paroles exaltées. Pourtant, il émanait de lui une énergie qui mettait mal à l’aise. « C’est sérieux, tout ça ? On dirait juste… un fou, un amuseur ! » murmura-t-il.

Babette haussa les épaules mais esquissa un sourire. « Peut-être, mais il est aussi et avant tout un assassin redoutable. Tu ferais mieux de te méfier ! »

Avant qu’Aventus ne puisse répondre, Cicéron, qui avait probablement entendu leur conversation, se tourna vers lui avec un sourire étrangement malicieux. « Qui doute de Cicéron ? Un petit gnard mignard ? Oh, tu vas voir, tu vas voir ! »

L’interpellé n’eut pas le temps d’analyser il sentit une main s’abattre sur son épaule, le forçant à genoux, et le froid de la lame d’une dague contre son cou. Son souffle s’arrêta net, paralysé par la surprise et la peur. Même Astrid n’était pas aussi rapide. Malgré tout son entraînement, il n’avait rien vu venir. Il s’efforça, tant bien que mal, de conserver une expression neutre ; il ne pouvait pas se permettre de montrer la moindre faiblesse ici. Pas devant eux. Le visage de Cicéron était tout près, illuminé par une expression presque enfantine. Sans desserrer sa prise, il chantonna : « Il réagit trop tard, le petit gnard mignard ! Et il s’est fait avoir ! » Puis, comme si rien ne s’était passé, il recula et fit une révérence profonde avant de repartir vers le sarcophage.

Aventus resta immobile et relâcha doucement son souffle, encore sous le choc de l’étrange démonstration de Cicéron. Sa main tremblait légèrement, mais il la serra en un poing pour cacher son trouble. Babette lui donna une tape sur l’épaule, un sourire narquois aux lèvres. « Ne t’inquiète pas, tu t’habitueras. Ou pas. »

Il détourna les yeux du Gardien excentrique pour les poser sur le sarcophage finement sculpté. Pour la première fois, il réalisa que la Mère de la Nuit avait été une personne de chair et de sang, avant de devenir l’entité vénérée par la Confrérie. Cette pensée fit naître un étrange mélange de fascination et d’effroi en lui.

Prenant une profonde inspiration, Aventus se redressa, son visage retrouvant une expression plus assurée. Il devait se ressaisir. Ce sanctuaire, ce monde sombre et impitoyable, était désormais le sien. Et pour le moment, il avait un rapport à faire à Astrid.

oOo

Le jarl Balgruuf avait déplacé l’audience dans une salle reculée de Fort-Dragon que Hunfen n’avait encore jamais vue. Sur l’immense table de chêne qui trônait au centre avaient été disposées une grande carte représentant l’ensemble de Bordeciel ainsi que plusieurs cartes des environs. L’austérité militaire du lieu contrastait avec le faste de la salle du trône. Autour de la table, Balgruuf avait réuni un comité restreint : en plus du jarl et de sa fidèle huscarl Irileth qui ne le quittait jamais d’une semelle, seuls le chambellan Proentus Avenicci et le mage de cour Farangar étaient présents. Hunfen ne put s’empêcher de frémir d’anticipation. Il avait l’impression de faire partie d’un grand secret. Comme pour appuyer cette impression, le jarl Balgruuf annonça sans préambule :

« Rien de ce que nous allons entendre ici ne devra sortir de ces murs sans mon ordre. Lydia, nous vous écoutons. »

Hunfen, debout près de Lydia, appréhendait la suite, craignant certains détails qui allaient émaner du rapport de sa protectrice. Cette dernière commença à parler, sa voix calme et mesurée résonnant dans la pièce.

« Mon Jarl, suite à votre ordre de retrouver Hunfen, je me suis rendue directement à l’orphelinat Honorem de Faillaise. Là, j’ai appris que Hunfen avait fui après la mort accidentelle de la directrice Grelod la Douce. Les enfants là bas m’ont indiqué qu’il s’était dirigé vers Vendeaume pour retrouver un garçon nommé Aventus, un autre orphelin qui avait fui quelques jours auparavant. »

Hunfen baissa la tête, fixant le sol. Les événements lui revenaient en mémoire, la colère de Grelod, sa propre peur, ce mot « Fus » qui avait jailli comme un cri instinctif. Il sentit le regard du jarl se poser sur lui, mais il n’osa pas lever les yeux.

« J’ai retrouvé Hunfen à Vendeaume, poursuivit Lydia. Nous avons ensuite cherché et trouvé cet Aventus, mais il a été enlevé par la Confrérie Noire quelques heures après. Ignorant les intentions de la confrérie envers Hunfen, j’ai pris la décision de quitter immédiatement Vendeaume et de le conduire au Haut Hrotgar, comme vous l’aviez demandé. »

Balgruuf hocha la tête, mais il ne dit rien, ses traits marqués restant impassibles. Lydia continua.

« Les Grises-Barbes ont confirmé ce que nous soupçonnions : Hunfen est un Enfant de Dragon. Ils lui ont enseigné les bases du Thu’um, et il a appris plusieurs mots de pouvoir en quelques jours. »

Farangar s’approcha légèrement de la table, ses yeux brillant d’intérêt. « Fascinant… Pourrions-nous en avoir une démonstration ? Je pourrais tenter d’analyser ce pouvoir… »

Balgruuf leva une main pour l’interrompre. « Plus tard, Farangar. Continuez, Lydia. »

Elle s’inclina légèrement avant de reprendre. « Les Grises-Barbes ont conditionné la suite de leur enseignement au passage d’une quête initiatique, que Hunfen est censé réaliser lorsqu’il sera prêt. Nous sommes redescendus du Haut Hrotgar et avons fait halte à Fort-Ivar. Là, les choses se sont compliquées. »

La guerrière sembla chercher ses mots un instant et poursuivit : « Le jeune Aventus était sur les lieux, en tant que nouvelle recrue de la Confrérie Noire. »

Irileth raffermit sa prise sur le pommeau de son épée, et Hunfen blêmit, peu désireux de voir cette partie de l’aventure ébruitée. Lydia lui jeta un regard désolé et continua : « Il était censé éliminer un local dénommé Narfi, soi-disant coupable de perversions abominables. Après avoir constaté de lui-même la fausseté de ces accusations, il a entrepris de falsifier la mort de sa cible et de l’aider à fuir… Nous avons pris part à cette machination. Le plan était d’incendier la cabane de Narfi pour faire croire à sa mort et de fuir le village avec lui en toute discrétion. »

Proventus Avenicci releva la tête, un sourcil froncé, et Farengar suspendit un instant sa prise de notes, le regard interloqué. Irileth, quant à elle, pinça les lèvres, ses doigts toujours crispés sur son arme. Balgruuf demeura impassible, bien que l’ombre d’une tension sembla traverser son visage. Lydia ne leur laissa pas le temps de poser des questions et enchaîna immédiatement :

« Notre fuite a été précipitée par d’autres contingences extérieures. Un agent du Thalmor se trouvait sur place, à la recherche de l’Enfant de Dragon, dont il n’avait pas de signalement précis. Un groupe de fanatiques prêchant le retour d’un certain Miraak est également arrivé sur les lieux, avec des intentions clairement hostiles envers l’Enfant-de-Dragon. Ils ont attaqué l’agent du Thalmor. Leur affrontement a causé d’importants dégâts collatéraux. »

« Miraak ? » intervint Farangar, intrigué. « Ce nom m’est familier. Je l’ai rencontré dans d’anciennes archives, mais… il s’agirait d’un prêtre-dragon de l’ère méréthique. Il est sans doute mort depuis des millénaires ! »

Balgruuf haussa un sourcil mais ne répondit pas, invitant Lydia à poursuivre.

« Craignant ces forces hostiles, nous avons immédiatement fui Fort-Ivar et nous sommes dirigés vers Faillaise dans le but de prendre un chariot jusqu’à Blancherive. Mais… un dragon a attaqué Faillaise à ce moment-là. »

Les visages autour de la table se tendirent. Hunfen s’efforça tant bien que mal de cacher son trouble. Ce dragon, il s’en souvenait trop bien : la colère qui l’avait envahi, son impuissance face à une créature si gigantesque. Il frissonna, glissant un œil vers Lydia. La guerrière fit une pause avant de reprendre : « Le dragon a causé de lourds dégâts, mais nous avons réussi à le terrasser. »

Irileth croisa les bras, un sourire presque imperceptible aux lèvres. « Vous avez abattu le dragon ? »

« Avec l’aide des gardes de la ville, bien sûr, répondit Lydia. Et au prix de lourdes pertes. Mais avant cela, Hunfen… » Elle s’interrompit, hésitante. Son visage reflétait une sensation d’échec. Finalement, elle releva la tête et continua : « Il a voulu l’affronter, et a été gravement blessé. »

Balgruuf fronça les sourcils et tourna son regard vers Hunfen. Il l’observa longuement, puis se tourna à nouveau vers Lydia. « Continuez. »

Lydia inspira profondément, comme pour rassembler ses pensées, puis reprit d’un ton mesuré :

« Après l’avoir vu charger, j’ai dû prioriser la menace du dragon. Je l’ai combattu avec les gardes jusqu’à ce qu’il soit neutralisé. Mais lorsque je suis retournée auprès de Hunfen… »

Elle marqua une pause, ses traits se durcissant légèrement, avant de reprendre :

« Il était gelé et inconscient. Une… fillette était déjà là, penchée sur lui. Elle le soignait. »

Farangar releva la tête, intrigué :

« Une fillette avec des talents de guérisseuse ? À Faillaise également ? »

Lydia haussa légèrement les épaules, hésitant sur la formulation.

« Elle est une vampire en réalité, mordue enfant je suppose. Elle m’a dit s’appeler Babette. Elle est membre de la Confrérie Noire. »

Irileth tiqua, mais Balgruuf resta impassible. Lydia poursuivit, sa voix devenant plus grave :

« Elle est intervenue sous les supplications du jeune Aventus. Il était là, terrifié. Mais lorsque Hunfen a été hors de danger, elle m’a révélé avoir suivi Aventus et surveillé tous nos faits et gestes depuis Fort-Ivar. »

Hunfen, jusqu’ici silencieux, releva soudainement la tête, une expression alarmée sur le visage. Il s’écria soudainement :

« Quoi ? Elle sait ? La Confrérie Noire sait qu’Aventus les a trahis ! Ils… Ils vont le tuer ! C’est sûr ! »

Sa voix tremblait, trahissant une angoisse profonde. Sa respiration s’accéléra et il sentit des larmes poindre. Sa voix tremblait, trahissant une angoisse profonde. Sa respiration s’accéléra et il sentit des larmes poindre. Lydia tourna brièvement son regard vers lui, la mâchoire serrée, évaluant la meilleure façon de poursuivre.

« Hunfen, calme-toi. Cette Babette m’a dit s’être contentée de réprimander Aventus elle-même. Elle n’a rien dit de son plan. Il n’est pas en danger immédiat. »

Hunfen n’était pas convaincu. Ses pensées tourbillonnaient, l’image d’Aventus seul face à des assassins expérimentés lui vrillant l’esprit. Mais avant qu’il ne puisse protester, Lydia ajouta, reprenant son rapport :

« Elle a également dit avoir… corrigé l’erreur d’Aventus. En éliminant Narfi elle-même. »

Les mots tombèrent comme un coup de tonnerre. Le souffle court, ses pensées se brisèrent en une cacophonie incohérente, incapables de saisir pleinement ce qu’il venait d’entendre. Narfi… mort ?Non. Cela n’avait aucun sens. Narfi ne pouvait pas être mort. Le plan avait fonctionné, il en était certain ! Mais alors pourquoi… ? Hunfen sentit une boule de frustration se former dans sa poitrine. Ce n’était pas juste ! Ils avaient tout fait pour le protéger ! Sa vision sembla se rétrécir, les contours de la pièce devenant flous, comme si le monde entier était en train de se réduire à cet instant précis.

Un souffle court échappa de ses lèvres, presque un gémissement. Sa vision se fixa machinalement sur Lydia, cherchant désespérément à capter un signe d’erreur, un détail qui viendrait tout démentir, effacer ce qu’elle venait de dire. Mais Lydia ne détourna pas les yeux. Hunfen détourna la tête, incapable de soutenir ce regard, et fixa le sol, le goût amer du ressentiment dans la bouche. Pourquoi cette Babette était-elle intervenue ? Tout le monde aurait cru Narfi mort, il n’ y avait pas besoin de le tuer pour de vrai ! Tout semblait distant, irréel, comme si son esprit essayait encore de refuser l’évidence.

Mais Lydia ne pouvait se permettre de s’arrêter. Elle se tourna à nouveau vers le jarl, reprenant son rapport comme si de rien n’était :

« Après la bataille, le dragon s’est consumé de lui-même. Je suppose que Hunfen, même inconscient, a absorbé son pouvoir. Il est resté convalescent quelques jours à Honorem, puis nous avons quitté Faillaise dès que possible pour revenir ici. »

Hunfen, lui, ne bougeait pas. Son esprit était toujours figé sur les paroles de Lydia. L’image de Narfi, si accueillant et bienveillant, se superposait à celle de l’incendie de la cabane, puis au visage d’Aventus. Était-ce pour cela qu’il avait quitté Faillaise si brusquement ? Pour éviter de lui avouer cette vérité ? Ses mains tremblèrent, et il détourna le regard, sentant les larmes couler silencieusement sur ses joues.

Malgré sa position face au jarl et aux autres, Lydia lui adressa un regard furtif, comme pour lui signifier silencieusement qu’elle comprenait sa douleur, mais qu’il devait rester fort. Balgruuf, perceptif, laissa un silence peser avant de répondre, offrant à Hunfen un instant pour retrouver son calme. Le jarl finit par briser le silence d'une voix grave et posée, son regard pesant sur Hunfen comme un roc destiné à l’ancrer dans la réalité.

« Hunfen, je sais que tout cela est beaucoup à porter. Trop, même, pour quelqu’un de ton âge. Mais ce poids est désormais le tien, qu’on le veuille ou non. Tu es l’Enfant-de-Dragon, et cela fait de toi une cible pour de nombreuses factions à travers Bordeciel et au-delà. »

Le jeune garçon releva doucement la tête, ses joues marquées par les larmes. Il croisa le regard du jarl, qui n’exprimait ni pitié ni dureté, mais une sincérité pleine de gravité.

« Les Thalmor veulent probablement te capturer pour s'assurer que tu ne viendras jamais contrecarrer leurs plans. Ces fanatiques de Miraak semblent vouloir te tuer pour des raisons qui nous échappent encore. La Légion Impériale et les Sombrages, quant à eux, chercheront à te rallier à leur cause, à faire de toi un symbole pour légitimer leurs guerres. »

Hunfen déglutit, son esprit revenant immédiatement à Ralof et Hadvar. Non, ils ne feraient jamais cela ! Pas eux ! Mais les noms que Balgruuf mentionna ensuite glacèrent son sang.

« Le général Tullius et Ulfric Sombrage eux-mêmes seraient prêts à te rallier par tous les moyens. » La voix de Balgruuf était devenue plus dure, presque méprisante. « Ne sois pas dupe. Ces hommes ne s’intéressent qu’à leur pouvoir et à leurs ambitions. »

Hunfen détourna les yeux, son esprit cherchant désespérément à refuser cette vision du monde. Il les avait toujours vu comme des grand chefs de guerre. Ce n’était pas possible, ils ne pouvaient pas faire ça ! Mais Balgruuf poursuivit, implacable.

« Et il y a aussi la Confrérie Noire. » Il croisa les bras, ses traits devenant plus sombres. « Ils pourraient recevoir un contrat sur ta tête à tout moment. Et, Hunfen… » Il marqua une pause, pesant ses mots. « Si j’étais à leur place, c’est cet Aventus que j’enverrais pour te tuer. »

Ces mots frappèrent le jeune Nordique comme un coup de masse. « Non ! » protesta-t-il, sa voix tremblante. « Aventus ne me ferait jamais de mal ! C’est mon ami ! »

Le jarl soupira, compatissant mais ferme. « Et cette confiance lui permettrait de t’atteindre facilement. Nous ne pouvons pas prendre ce risque. Pour toutes ces raisons, il est impératif que personne en dehors des personnes ici présentes ne sache que tu es l’Enfant de Dragon. »

Un silence pesant suivit, et Hunfen hocha lentement la tête, son esprit pourtant encore assailli de toutes parts. Après un moment, Balgruuf se redressa et demanda :

« Les Grises-Barbes t’ont confié une mission, n’est-ce pas ? »

Hunfen acquiesça, la gorge serrée. « Oui… Je dois trouver la corne de Jurgen Parlevent à Ustengrav et leur rapporter. »

Balgruuf pointa sur la carte un endroit qui paraissait à Hunfen démesurément loin, au nord du pays, pratiquement à la même latitude que Solitude, la capitale. Avec son doigt, le jarl traça le chemin depuis Blancherive. « Ustengrav se situe entre les marais de Haalmarche et les forêts de pins glacées du Clos. Même en prenant un chariot jusqu’à Morthal, le voyage sera long et dangereux. Mais plus tôt tu réaliseras cette quête, plus tôt les Grises-Barbes pourront poursuivre ton entraînement. Et crois-moi, tu en auras besoin. Les dragons sont de retour, et nous devons être prêts. »

Balgruuf planta ses yeux dans ceux de Hunfen, une étincelle de gravité mêlée d’encouragement.

« Lydia t’accompagnera ; elle est toujours ton huscarl. Et si c’est trop dangereux, tu reviendras. Tu ne dois pas perdre la vie, Hunfen. »

Le jeune garçon hocha la tête, le cœur battant. Malgré la peur qui l’envahissait à l’idée de cet endroit lointain et effrayant, une part de lui ressentait un frisson d’excitation. Un autre voyage, une autre aventure. Il hésita un instant, puis demanda d’une petite voix : « Mon jarl… Avez-vous des nouvelles de mon père ? »

Le visage de Balgruuf se ferma légèrement, et il répondit avec une sincérité teintée de regret.

« Les messagers que j’ai envoyés ne l’ont pas encore localisé. Mais nous continuons de chercher. Nous le retrouverons, Hunfen. Je te le promets. »

Le jeune garçon sentit une larme rouler sur sa joue, mais cette fois, il n’essuya pas. Il hocha la tête, sentant un vide étrange naître dans sa poitrine.

Balgruuf posa une main rassurante sur son épaule.

« Tu es courageux, Hunfen. Plus que beaucoup d’hommes que j’ai connus. Reste fort. Nous avons besoin de toi. »

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L’alcôve était un des rares endroits correctement éclairés du sanctuaire. Astrid, assise nonchalamment derrière son bureau improvisé, observait Babette et Aventus d’un regard perçant. Sa voix suave brisa enfin le silence, résonnant doucement dans la salle.

« Alors, ma chère Babette, raconte-moi… Comment s’est passée la première mission de notre… si prometteuse jeune recrue ? »

Babette esquissa un sourire amusé, s’adossant contre le mur. Ses yeux pétillants de malice se posèrent sur Aventus, qui s’efforçait de rester impassible.

« Oh, il s’en est sorti comme un grand, répondit-elle d’une voix narquoisement enthousiaste. Un vrai petit maître assassin en devenir ! » Elle croisa les bras et poursuivit, savourant l’attention d’Astrid. « Avant même d’arriver à destination, il a eu droit à… un petit échauffement, disons. »

Astrid haussa un sourcil, intriguée. Babette reprit avec un ton faussement innocent. « Une rencontre fortuite avec un bandit de grand chemin qui a vu en lui… une frêle et tendre proie ? »

Aventus sentit son estomac se nouer à cette évocation. Les souvenirs remontèrent brutalement : des mains brutales fouillant sous ses vêtements, une panique suffocante, le cri rauque du bandit lorsqu’il avait frappé à l’aveugle avec sa dague. Le visage du jeune garçon resta figé, mais son poing se serra imperceptiblement.

« Mais la proie a su se défendre, bien sûr, ajouta Babette, son sourire s’élargissant. Très efficacement, pour un coup d’essai. Je suppose qu’on peut appeler ça la chance du débutant. »

Astrid hocha lentement la tête, offrant à Aventus un sourire appréciateur. « Fascinant. Et pour ce cher Narfi ? »

Babette pivota légèrement pour se tourner directement vers Astrid, adoptant un air faussement sérieux. « Oh, là encore, tout s’est déroulé à merveille. Aventus a suivi tes instructions à la lettre. Le pauvre petit enfant perdu et affamé ! Même moi, il aurait pu m’émouvoir ! Le pauvre vieux s’est montré généreux. Aventus a mangé son pain, bu son eau, s’est chauffé à son feu, dormi sous son toit… » Elle marqua une pause, laissant planer une tension dans l’air. « Et le lendemain, il a pris soin de ne pas le réveiller. De ne plus jamais le réveiller. »

Le sourire d’Astrid s’agrandit, mais ses yeux restaient perçants, sondant tour à tour l’élève et le mentor. « Et ensuite ? »

Babette fit un geste désinvolte de la main. « Il a été pris d’une inspiration artistique. Il a mis le feu à la cabane et a dessiné une jolie Main Noire devant les ruines. Ah, l’enthousiasme de la jeunesse ! Je l’ai rejoint à ce moment-là, et nous avons filé sans accroc vers Faillaise, pour revenir ici par charriot. »

Aventus, qui retenait son souffle, sentit une vague de soulagement l’envahir. Babette avait tenu parole et caché la vérité sur la fausse mort de Narfi. Il s’efforça d’adopter une attitude assurée avant de prendre la parole : « Narfi a servi d’exemple ! Désormais, Bordeciel saura que la Confrérie Noire est toujours là, et qu’elle ne pardonne pas ! »

Astrid pouffa doucement. « Vraiment, Aventus ? Je pensais que tu avais compris que nous agissons dans l’ombre. Notre force réside dans notre discrétion. Un feu de cabane et une grande signature… Cela ressemble davantage à un appel à l’attention qu’à un message subtil. »

Aventus baissa les yeux, fulminant intérieurement. Si Narfi avait été l’homme abject qu’Astrid avait décrit, il aurait procédé exactement de cette manière, et aurait exposé ses crimes à coté de la Main Noire ! Non seulement elle lui mentait, mais en plus elle elle voulait l’empêcher de rendre justice à la face du monde ? Jamais ! Et un jour, c’est elle qu’il exposerait ! Mais Astrid se redressa et reprit, interrompant son monologue intérieur : « Enfin soit. L’objectif a été atteint. Cependant, tes prochaines missions nécessiteront plus de… finesse. La plupart de nos estimés clients préfèrent que l’on ne sache pas comment leur cible a… disparu. Tu ne pourras pas te permettre de signer ton acte s’il doit passer pour un accident, n’est-ce pas ? »

L’enfant se retint de relever la tête, tentant de maîtriser sa colère. Pour qui le prenait-elle ? Il n’était pas idiot à ce point là ! Astrid se tourna vers Babette, son ton devenant direct. « Il est temps de le confronter à des missions plus sérieuses. Babette, tu accompagneras Aventus à Markarth demain. Une certaine Muiri a semble-t-il réalisé le Sacrement Noir. »

Babette haussa un sourcil. « Ahh, Markarth ! Tu varras, Aventus, c’est une ville charmante, bâtie sur un tas de Dwemers morts, entourée de Roncecœurs pas très morts, et pleine d’intrigants encore moins morts ! »

Astrid ignora le commentaire. « Trouvez Muiri, écoutez sa demande, et occupez-vous du contrat. Je veux que tu guides et assistes Aventus dans l’élimination de cette cible. Elle sera sans doute plus périlleuse qu’éliminer un mendiant dans une cabane isolée. »

Elle se tourna une dernière fois vers Aventus, un sourire toujours aussi calme et troublant. « Je te laisse entre de bonnes mains. Ne me déçois pas. »



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