Les enfants de Bordeciel
Chapitre 20 - Consignés
Hunfen ouvrit les yeux avec difficulté. Ses paupières pesaient comme du plomb, et il lui fallut un moment pour comprendre où il se trouvait. Une sensation de froid le traversait, malgré la lourde couverture en laine qui le recouvrait. Le dortoir de l’orphelinat Honorem, avec ses murs de bois froids et ses lits sommaires, lui apparut lentement, à mesure que les brumes du sommeil se dissipaient.
Le jeune Nordique porta une main à son front. Il se sentait étourdi, comme s’il avait dormi une éternité, et pourtant son corps protestait, douloureux et faible. Ses souvenirs de la veille étaient flous, mais certaines images demeuraient gravées dans son esprit : les arguments implacables du dragon, le souffle glacé qui l’avait frappé avec une violence effroyable, et la sensation de s’éteindre alors que la douleur l’enserrait dans une étreinte impitoyable.
Il serra les dents, tentant de chasser cette impression. Il n’était plus dehors, face au dragon. Il était à l’intérieur, en sécurité. Son regard flotta un moment avant de se poser sur le lit voisin, où François Beaufort était assis, son visage d’ordinaire rêveur reflétant une certaine inquiétude. À côté de lui, Hroar, plus timide, observait Hunfen avec des yeux écarquillés, mais il ne disait rien.
« Eh, salut ! T’es réveillé ? », murmura François, brisant le silence qui pesait dans le dortoir.
Hunfen hocha la tête en réponse, sa gorge encore trop sèche refusant d’émettre le moindre son. Avant qu’il ne réussisse enfin à articuler un mot, la porte du dortoir s’ouvrit brusquement. Lydia entra, un plateau en main, et l’odeur chaude et réconfortante d’un ragoût emplit la pièce. Un grondement sonore s’échappa de l’estomac du jeune nordique. Depuis combien de temps n’avait-il pas mangé ? La guerrière posa le plateau sur la table de chevet à côté de son lit, puis le dévisagea avec une expression à la fois sévère et inquiète. Elle s’immobilisa à côté du lit, les bras croisés, ses yeux d’acier fixés sur lui, une expression peu engageante sur le visage.
« D’abord tu vas manger, dit-elle d’un ton sans réplique. Et ensuite, on va avoir une petite discussion, toi et moi. »
Hunfen baissa les yeux, sachant parfaitement ce qui allait suivre. D’une main tremblante, il porta une première cuillère à ses lèvres. Le ragoût était clair et assez fade, mais il lui apporta une chaleur ravigorante. Le jeune Nordique avait cependant du mal à se concentrer sur autre chose que la présence imposante de sa gardienne à ses côtés.
Une fois qu’il eut terminé une la majeure partie du ragoût, Lydia se pencha légèrement en avant, son expression devenant plus dure.
« À quoi est-ce que tu pensais, Hunfen ?, demanda-t-elle sèchement. Tu as failli mourir hier ! Tu te rends compte de la stupidité de ce que tu as fait ? »
Hunfen posa sa cuillère, sentant la maigre chaleur du plat quitter son corps, remplacée par une vague de honte mêlée d’indignation. Il tenta de trouver les mots, mais Lydia ne lui en laissa pas l’occasion.
« Un dragon, Hunfen ! Tu as défié un dragon tout seul ! Bien sûr que tu t’es fait balayer ! Tu penses que c’est comme ça que les choses fonctionnent ? Que tu peux te mesurer à une telle créature sans aucune préparation, sans même savoir ce que tu fais ? »
Les paroles de Lydia frappaient juste, mais Hunfen sentit sa frustration augmenter, alimentée par une étrange colère qu’il ne parvenait pas à identifier. Ce n’était pas de la simple témérité qui l’avait poussé à se jeter dans la bataille. Il avait ressenti quelque chose, une impulsion irrepressible, un besoin de prouver quelque chose à ce dragon, sans savoir vraiment quoi.
« Je devais lui montrer… » murmura-t-il presque pour lui-même.
Lydia le fixa, incrédule. « Lui montrer quoi ? Que tu pouvais te faire tuer ?
— Non !, s’emporta Hunfen, serrant les poings sous la couverture. Qu’il n’avait pas le droit de s’attaquer à la ville ! Ce dragon… li voulait montrer sa puissance, mais il était faible, Lydia ! Il se comparait à Alduin, et au dragon de Blancherive ! Mais il n’était rien qu’un crabe des vases comparé à eux ! »
Lydia haussa un sourcil, son expression passant de la colère à une sorte de consternation. « Faible, hein ? » Elle laissa échapper un léger rire, sans joie. « Alors explique-moi pourquoi ce “dragon faible” t’a mis hors combat d’un seul mot ? »
Hunfen ouvrit la bouche pour répondre, mais aucun son ne sortit. Il ne comprenait pas lui-même d’où venaient ces certitudes. Tout ce qu’il savait, c’est qu’une voix intérieure, presque étrangère, lui avait crié de combattre ce dragon, de lui prouver qu’il n’était qu’un misérable. Cette même voix qu’il sentait toujours, quelque part au fond de lui, comme un écho lointain.
« Ce n’est pas la première fois que tu te mets en danger, Hunfen, continua Lydia, adoucissant à peine son ton. Mais il va vraiment falloir que tu arrêtes, sinon… sinon, un jour, tu ne te réveilleras pas. »
La guerrière soupira en se massant les tempes, comme pour chasser un mal de tête. « Tu es… » Elle baissa le ton, jetant un regard furtif aux deux autres enfants encore présents dans le dortoir. « Tu es un Enfant de Dragon, c’est vrai, murmura-t-elle, Mais ça ne te rend pas invincible. La preuve, tu es là, dans ce lit, à peine capable de tenir une cuillère. Et encore, reprit-elle plus haut, tu peux remercier Aventus : c’est lui qui a supplié sa… nouvelle sœur de te soigner. Sinon, tu serais probablement déjà mort. »
Hunfen sentit un frisson parcourir son échine à l’évocation d’Aventus. N’avait-il pas déjà quitté Faillaise à l’arrivée du dragon ?Son ami voulait rejoindre prestement sa nouvelle organisation. Et cette nouvelle sœur dont il était question… Un agent de la Confrérie Noire ? Lui devait-il réellement la vie ?
Lydia lui reprit le bol vide avec un soupir d’exaspération. Elle semblait à bout de patience, ses sourcils froncés et son regard dur accentuaient cette impression. Hunfen la fixait, partagé entre la culpabilité et une envie grandissante de lui tenir tête. Il n’avait pas envie de s’expliquer. Pas après avoir été si implacablement vaincu, et certainement pas devant François et Hroar, qui ne cessaient de le dévisager comme s’il revenait d’entre les morts.
« Je vais être claire, Hunfen, reprit Lydia d’un ton sans appel. Tu restes ici jusqu’à ce que tu sois rétabli. Et j’insiste : je ne veux pas te voir dehors, même pour une minute. Tu ne sortiras pas du dortoir. C’est compris ? »
Hunfen baissa les yeux sur ses draps. Ce n’était pas comme s’il avait l’énergie de s’échapper, mais l’idée d’être traité comme un enfant fragile ne faisait qu’augmenter sa frustration.
« Oui, répondit-il dans un souffle. J’ai compris. »
Lydia le fixa encore un moment avant de hocher la tête, satisfaite. Elle désigna ensuite du regard François et Hroar, qui essayaient tant bien que mal de cacher leur nervosité.
« Tu ne seras pas seul !, ajouta-t-elle en croisant les bras, ces deux-là sont aussi ici pour la journée. Ils ont filé en douce après l’attaque du dragon. Constance leur avait dit de rester à l’abri, mais eux non plus n’ont rien trouvé de mieux que de n’en faire qu’à leur tête. »
François et Hroar échangèrent un regard coupable, se tortillant sur leurs lits.
« Je vous conseille de vous tenir tranquilles. Je ne veux pas de nouvelles bêtises, c’est clair ? »
Les deux garçons hochèrent vigoureusement la tête sans dire un mot. Lydia les observa encore un instant, comme pour s’assurer qu’ils avaient bien compris, puis se tourna vers Hunfen.
« Repose-toi. Je repasserai plus tard », dit-elle, avant de quitter la pièce, la porte grinçant doucement derrière elle.
Un silence pesant s’installa dans le dortoir une fois la porte refermée derrière la guerrière. Hunfen soupira, ramenant la couverture un peu plus près de lui. Il se sentait encore épuisé, mais une étrange tension l’habitait. Comme si quelque chose de plus grand que lui, quelque chose qu’il ne comprenait pas encore, habitait désormais son âme.
François fut le premier à briser le silence.
« T’as eu de la chance, tu sais », dit-il d’un ton légèrement admiratif. « Le dragon, c’était énorme ! Mais tu devrais vraiment pas faire ça tout seul. »
Hunfen grommela, peu désireux d’écouter un nouveau sermon. Il ne savait même pas comment expliquer ce qui l’avait poussé à défier cette créature, une impulsion presque incontrôlable, un besoin de prouver quelque chose qu’il ne comprenait même pas lui-même. Ce n’était pas juste de la bravoure. C’était… autre chose.
« Eh, on a revu Aventus nous aussi, dit François avec un sourire enthousiaste. Il nous a dit que tu serais là ! Il était avec sa nouvelle sœur. Elle est un peu bizarre, je trouve. »
Hunfen se redressa légèrement et tourna la tête dans sa direction, intéressé. Cette enfant à qui, selon Lydia, il devait apparemment la vie. Qui était-elle ? « Une sœur ? » demanda-t-il enfin.
« Ouais, Aventus nous a dit qu’il a été adopté, mais tu as au courant, je suppose, vu qu’il a dit que c’est toi qui l’avais retrouvé ! Enfin bref, elle s’appelle Babette, elle est un peu plus petite que lui, mais on aurait dit que c’était elle, la chef ! »
Hunfen sentit son cœur se serrer. François voyait probablement juste : cette Babette… elle était sûrement une membre de la Confrérie Noire, une supérieure d’Aventus, ou tout du moins une ‘collègue’ plus expérimentée.
« Oui, il s’en sort bien, je crois… » commenta-t-il d’un ton qu’il voulait neutre en se calant un peu plus contre son oreiller, son esprit encore tourmenté par les récents événements. Il se sentait à la fois épuisé et agité, incapable de trouver le calme malgré la fatigue qui pesait sur lui.
« Tu devrais te rendormir », suggéra François doucement en jetant un regard à Hunfen, l’inquiétude se lisant dans ses yeux. « Lydia a dit que tu avais besoin de repos, et t’as pas encore l’air très en forme. »
Hunfen hocha la tête faiblement. Il avait raison. Lydia avait raison. Il devait se reposer. Mais même alors qu’il fermait les yeux, il percevait une étrange force bouillonner en lui, prête à éclater.
oOo
Dans le silence retombé sur le dortoir, François et Hroar échangèrent un regard. Hunfen dormait profondément, ses traits encore marqués par l’épuisement et la douleur. François, toujours assis sur son lit, se pencha vers Hroar, baissant la voix au point que ses chuchotements couvraient à peine la respiration du jeune Nordique.
« Tu crois que Brynjolf veut vraiment nous faire rejoindre la Guilde des Voleurs ? » demanda-t-il, son excitation à peine retenue parvenant à transparaître dans son murmure. Ses yeux brillaient d’un éclat rêveur, comme si la simple idée d’être un voleur lui ouvrait un monde de possibilités nouvelles.
Hroar haussa légèrement les épaules, jetant un coup d’œil vers la porte, comme s’il craignait que Lydia puisse réapparaître à tout moment. Il répondit, hésitant :
« Je sais pas… Mais si c’est le cas, et qu’on accepte, ça veut dire que le plan de Maven aura marché ! Et si elle a déjà réussi à mettre Grelod à la tête de l’orphelinat, elle pourrait bien essayer de la remplacer par quelqu’un d’aussi horrible, non ? On ne devrait peut-être pas le faire. Et puis, elle est dangereuse, si elle travaille avec la guilde, ça voudrait dire se rapprocher d’elle. J’aime pas trop ça. »
François, habituellement plus impulsif, sembla réfléchir un instant à cette idée. Grelod avait été un cauchemar pour eux, une tyran qui leur rendait la vie insupportable. Et s’il y avait une autre Grelod ? Une autre personne envoyée par Maven pour transformer l’orphelinat en un nouvel enfer ? Cette perspective le terrifiait.
« Peut-être, ouais… Mais Brynjolf, lui, il a l’air différent, non ? Et puis… Si on fait partie de la Guilde, on pourra peut-être espionner Maven, voir d’avance si elle cherche à faire revenir une autre Grelod, on pourra peut-être faire quelque chose si ça arrive ! »
Hroar écarquilla les yeux à cette idée. Il n’avait pas envisagé les choses sous cet angle. François avait toujours cette capacité à voir des possibilités là où lui, plus méfiant, ne voyait que des dangers. Surveiller Maven ? La contrecarrer ?. L’idée, terrifiante de prime abord, semblait soudain pleine de potentiel. Et il y avait aussi l’intérêt pécuniaire… un sujet que François n’avait pas encore évoqué mais qui trottait déjà dans l’esprit de Hroar.
« Tu crois qu’on pourrait vraiment gagner de l’argent ? Si on est voleurs, je veux dire », murmura-t-il en jetant un regard sur son vieux lit branlant. « Ça serait bien. On pourrait même en donner un peu à l’orphelinat, en secret. Pour aider les autres enfants. Tu imagines ? Ça serait comme devenir des héros cachés ! »
François sourit à cette idée. Devenir un voleur, mais pour une bonne cause, un peu comme les héros des histoires qu’on lui avait racontées il y a une éternité. Et puis, l’idée de remplir leurs poches et d’aider leurs amis à l’orphelinat ne lui semblait pas mauvaise du tout.
« Ouais… ouais, je pense qu’on pourrait. Et puis, si on sait crocheter des serrures et être discrets, on pourra entrer n’importe où, comme des ombres ! Maven ne se douterait de rien… et nous, on pourrait tout savoir sur elle ! Et puis elle, elle en a de l’argent ! Et si on réussissait à en récupérer ? Ça ne serait qu’un remboursement après tout, pour tout le temps qu’on a passé avec Grelod ! »
Hroar, tiraillé entre l’angoisse et l’appât du gain, se laissa malgré tout peu à peu gagner par l’enthousiasme de son ami. L’idée de déjouer Maven, de comprendre ce qu’elle faisait en coulisses, de protéger l’orphelinat et de se venger en agissant dans l’ombre… tout cela le faisait frémir d’anticipation, malgré ses craintes. Mais il n’était pas naïf ; ça serait dangereux, très dangereux. Néanmoins, Brynjolf semblait leur faire confiance. Avec du temps et de l’entraînement, peut-être pourraient-ils devenir suffisamment bons pour ne pas se faire prendre ?
« Mais… et si Maven nous découvre ? » demanda-t-il après un silence, son anxiété reprenant le dessus. « Elle pourrait vraiment nous faire du mal, non ? Elle a déjà placé Grelod ici… Qui sait ce qu’elle pourrait nous faire si elle apprend qu’on fouine dans ses affaires ? »
François haussa les épaules, comme s’il n’y avait pas lieu de s’inquiéter autant. « On fera attention. Et puis… Brynjolf sait ce qu’il fait. On peut lui faire confiance. Il nous apprendra à être encore plus discrets, tu verras. »
Le silence retomba un instant, alors que les deux garçons échangeaient un regard complice. François semblait sûr de lui. Hroar restait inquiet mais commençait à envisager sérieusement cette voie. Si ça pouvait vraiment les aider à protéger l’orphelinat, alors peut-être que ça en valait la peine. Finalement, il hocha lentement la tête. Oui, peut-être que c’était leur meilleure chance.