Les enfants de Bordeciel
Chapitre 18 – Déconvenues, encore.
La matinée était fraîche et paisible à Faillaise, mais à l’intérieur de la salle de vie de l’orphelinat Honorem, vide à cette heure-ci, le poids du silence et de l’angoisse assaillait Constance Michelle. Elle fixait la fenêtre donnant sur la cour intérieure, à travers laquelle les cris joyeux des enfants en train de jouer lui parvenaient, mais elle ne parvenait pas à s’en réjouir. Une détresse enserrait son cœur depuis des semaines, dont elle ne parvenait pas à se défaire malgré ses efforts pour maintenir une apparence sereine devant les petits. Les tâches quotidiennes qu’elle avait fini par aimer lui apparaissaient désormais bien ternes ; elle n’avait plus goût à la cuisine qu’elle préparait pour ses pensionnaires, ni au parcours des différents étals du marché lorsqu’elle partait en mission ravitaillement, aidée par l’un ou l’autre des enfants. Elle soupira profondément, repensant aux événements récents qui avaient jeté une ombre sur son quotidien.
Aventus Aretino… Ce garçon qui, jadis, avait tant de fois cherché son approbation, était devenu le souffre-douleur de la cruelle Grelod. Constance se souvenait encore de ses grands yeux tristes, lorsqu’il était arrivé à l’orphelinat, ses rêves d’enfant brisés par la mort de sa mère. Elle avait tenté de le protéger du mieux qu’elle le pouvait, de lui offrir un peu de chaleur, mais Grelod avait un talent particulier pour saper tous ses efforts. La disparition d’Aventus avait plongé Constance dans une profonde inquiétude, balayée par la colère et le mépris de la directrice. L’idée que l’enfant ait pu en venir à invoquer le Sacrement Noir pour se débarrasser de Grelod lui glaçait encore le sang. Comment avait-elle pu ignorer sa détresse grandissante ? Comment avait-elle pu le laisser s’échapper sans un mot, sans un adieu ?
Elle se rappelait également les regards effrayés des autres enfants lorsqu’ils lui avaient finalement avoué la fuite de Hunfen. Le jeune Nordique avait quitté Faillaise, emportant avec lui sa curiosité optimiste qui contribuait à éclairer ce lieu. La culpabilité la rongeait, car elle se savait responsable de la sécurité de chaque enfant sous ce toit. Si Grelod était un mal visible, ses propres échecs avaient laissé s’installer des plaies insidieuses et plus profondes. Pourquoi n’avait-elle pas su apaiser leurs craintes, leur donner ce sentiment de sécurité qui leur aurait permis de rester ? Pourquoi n’avait-elle pas su leur faire comprendre que, malgré tout, elle serait toujours là pour eux ?
L’orphelinat avait perdu deux de ses enfants, et le silence de ces absences résonnait cruellement dans les murs autrefois animés par leurs éclats de voix. Constance se remémorait les matins où Hunfen parlait, des étoiles dans les yeux, de ses aventures avec son père, des animaux qu’il chassait. Elle se souvenait d’Aventus, devenu taciturne, assis dans un coin, la tête basse, évitant autant que possible le regard de Grelod. C’était peut-être ce silence, ce refus de répondre aux provocations qui avait attisé la haine de la vieille femme.
Un bruit sec interrompit le fil de ses pensées. Quelqu’un frappait à la porte. Constance se redressa, l’appréhension lui saisissant le cœur. Était-ce un messager venu lui annoncer une nouvelle catastrophe ? Un nouvel orphelin venant trouver refuge ? Elle hésita un instant avant de se lever et de traverser la pièce, ses pas résonnant sur le sol de pierre. Sa main tremblait légèrement lorsqu’elle saisit la poignée, la tournant lentement.
Lorsqu’elle ouvrit la porte, elle dut cligner des yeux plusieurs fois, incrédule. Devant elle se tenait Lydia, et, presque caché derrière elle, la silhouette de Hunfen. L’image du jeune garçon, qu’elle avait presque cru perdu pour toujours, la laissa sans voix. Il semblait avoir grandi, où était-ce son expression qui lui donnait une apparence plus mature ? Ses yeux brillaient d’un mélange de fatigue et de culpabilité.
« Hunfen… » souffla-t-elle, la gorge serrée par l’émotion. Elle voulut s’élancer vers lui, l’attraper, le serrer contre elle, mais elle se ravisa. Il avait fugué, mis sa vie en danger, et pour cela elle devait lui faire la morale. Pourtant, à cet instant, toute colère en elle s’était évaporée, laissant place à un profond soulagement.
Hunfen leva timidement les yeux vers elle, et en croisant son regard, elle ne put réprimer les larmes qui lui montaient aux yeux. « J’ai… j’ai eu si peur pour toi, mon garçon, » murmura-t-elle finalement, sa voix tremblante, les mots franchissant ses lèvres sans la moindre trace de reproche.
Hunfen baissa la tête, honteux. « Je suis désolé, Constance… »
Lydia, debout à côté de lui, posa une main apaisante sur son épaule. « Je l’ai retrouvé à Vendeaume, Constance. Des événements imprévus ont retardé notre retour. Je vous présente également mes excuses pour cette absence prolongée. »
Constance se sentit déchirée entre la nécessité de faire comprendre à l’enfant l'énormité de ce qu'il avait fait et l’envie de le rassurer, de lui dire que tout irait bien maintenant. Elle s’accroupit pour être à sa hauteur, cherchant ses mots. « Tu ne devrais jamais avoir à te sentir obligé de fuir, Hunfen, dit-elle doucement. Tu aurais dû venir me voir, me parler. Nous aurions trouvé une solution ensemble… »
Hunfen leva timidement les yeux vers elle, son visage pâle marqué par la fatigue et l’anxiété. « Je… j’avais peur que les gardes m’attrapent et me jettent en prison pour la mort de Grelod. Je ne savais pas quoi faire… Et je voulais retrouver Aventus…
— Et… L’as-tu retrouvé ? Ne put s’empêcher de demander Constance. Est-il… en sécurité ? »
Hunfen hocha la tête, un sourire se dessinant sur ses lèvres. « Oui, on s’est rencontré ! Il … il est dans une nouvelle famille… Il va bien maintenant… »
Constance fronça les sourcils, perplexe. Aventus, adopté ? Cela semblait tellement improbable, surtout après ce qu'elle avait appris de sa situation à Vendeaume. Mais elle ne pouvait ignorer les paroles de Hunfen. Il n'avait aucune raison de mentir, après tout. « Qui… qui l’a adopté, exactement ? » demanda-t-elle, tentant de masquer l'inquiétude dans sa voix. Mais Hunfen restait vague et semblait chercher ses mots. « Il… il m’a dit qu’il ne fallait pas s’inquiéter pour lui. Qu’il irait bien… »
Lydia prit alors la parole, sa voix calme et rassurante. « Aventus est effectivement en sécurité, Constance. Vous pouvez être tranquille sur ce point. Je ne peux malheureusement pas vous en dire plus, mais je vous assure que le garçon est entre de bonnes mains. »
Constance regarda Lydia, hésitante. Elle sentait qu'il y avait plus derrière ces paroles, mais les yeux déterminés de la guerrière lui indiquaient clairement que ce n'était ni le lieu ni le moment d'insister. Elle prit une profonde inspiration, cherchant à se concentrer sur le présent.
« Très bien, Lydia, je vous fais confiance, finit-elle par dire, avec un sourire forcé. Mais qu'allez-vous faire maintenant ? »
Lydia jeta un coup d'œil à Hunfen avant de répondre. « Le Jarl Balgruuf souhaite que Hunfen retourne à Blancherive. Il pense que ce sera plus sûr pour lui là-bas. Je suis désormais son huscarl, et c'est mon devoir de veiller personnellement sur lui. »
Constance pinça les lèvres. « Balgruuf croit donc que mon orphelinat n'est pas sûr pour les enfants… » murmura-t-elle, amère.
Lydia secoua doucement la tête. « Ce n'est pas cela, Constance. Beaucoup de choses se sont passées… des choses que je ne peux pas révéler. Mais je vous assure que cela n'a rien à voir avec la sécurité de l'orphelinat. Le Jarl tient simplement désormais à garder Hunfen à Blancherive, sous sa garde. »
Constance hocha la tête, tentant de dissimuler son malaise. « Je comprends. C'est... c'est pour le mieux, je suppose. Vous veillerez sur lui, alors ? »
Lydia acquiesça, son regard ferme. « Je vous en donne ma parole. Il est sous ma protection. Je m'assurerai qu'il ne lui arrive rien de mal. »
À cet instant, un rugissement inhumain gronda à travers Faillaise, faisant trembler les murs de l'orphelinat. Les deux femmes échangèrent un regard alarmé. Constance, le cœur battant à tout rompre, se redressa rapidement.
« C'était un dragon, s’écria-t-elle, blême. Comme ceux qui ont attaqué Helgen et Blancherive, n’est-ce pas ? »
Sans perdre une seconde, elle se dirigea vers la cour, décidée à mettre les enfants à l'abri. Lydia fit un pas en avant pour l'aider, mais Constance leva une main pour l'arrêter.
« Allez mettre Hunfen en sécurité, Lydia. Je m'occupe des autres. »
Lydia hocha la tête, et se tourna vers son protégé. « Nous devons partir maintenant. »
Mais le jeune Nordique était déjà en mouvement. Ignorant les appels de Lydia, il s’élança vers la porte, poussé par une curiosité incontrôlable, un sentiment d'urgence inexplicable. L'idée de voir à nouveau un dragon de ses propres yeux le fascinait autant qu'elle l’effrayait.
« Hunfen, non ! » cria Lydia, mais il était trop tard : l’enfant avait déjà franchi la porte et s’était élancé vers le rugissement qui avait secoué la ville. Lydia, en proie à un mélange de frustration et de panique, se rua à sa poursuite, ses bottes claquant sur les pavés, alors que le rugissement du dragon se faisait de plus en plus fort.
oOo
Hunfen courait à bride abattue à travers les ruelles sinueuses de Faillaise, ses pieds frappant les pavés irréguliers alors qu’il se dirigeait instinctivement vers l'origine du rugissement qui avait ébranlé la ville. Le cœur battant, il se fraya un chemin entre les marchandises abandonnées sur le sol et les habitants qui fuyaient en poussant des hurlements de terreur. La ville entière semblait prise dans une danse macabre, les ombres des toits déformées par la lumière pâle du soleil caché derrière une brume glacée qui n’avait rien de naturel pour une fin d’été.
Lorsqu’il atteignit enfin la place centrale, le jeune Nordique s’arrêta brusquement, le souffle court. Devant lui, un spectacle terrifiant s’offrait à ses yeux. Un dragon, couvert d’écailles bleutées scintillant d’une lueur glaciale, se tenait majestueusement en vol stationnaire au dessus des étals renversés. Ses ailes battaient l’air avec une puissance redoutable, envoyant des rafales gelées sur les gardes en contrebas. Les hommes tentaient désespérément d’atteindre la créature à l’arc, mais leurs flèches ricochaient sans effet sur les écailles du monstre, qui restait hors de portée des épées.
Cependant, ce qui frappa Hunfen en premier fut la taille du dragon : cette bête était notablement plus petite que ceux que l’enfant avait pu observer à Helgen et à Blancherive. Il dégageait malgré tout une aura de danger palpable, sa gueule béante laissant échapper des volutes de vapeur blanche, tandis que ses yeux bleu nuit, perçants comme des poignards, balayaient la place avec un mépris évident.
« Mey Alduin ! Mey Mirmulniir ! Zu’u los zok mul ! » Les paroles qu’il proférait résonnaient comme des échos d’un autre monde, dont le sens échappait à Hunfen. Cependant, le ton et l’attitude de la créature éveilla en lui une étrange sensation de dédain, une impression que ce dragon, malgré ses airs imposants, n’était qu’un imposteur. Avait-il dit ‘Alduin’, le nom du grand dragon noir de Helgen ? Osait-il se comparer à lui, alors qu’il était manifestement bien plus faible, en deçà même du dragon qui avait été terrassé à Blancherive ? Tapi derrière un amas de débris, Hunfen scruta la scène avec une attention fébrile. Les souvenirs de ses précédentes rencontres avec les dragons tourbillonnaient dans son esprit, nourrissant une étrange fascination mêlée de terreur. Pourtant, son instinct le poussait à sortir de sa cachette, à affronter ce monstre qui osait menacer sa ville.
Le dragon se posa finalement au centre de la place dans un fracas assourdissant, ses griffes labourant le sol pavé. Il plia ses ailes avec une lenteur calculée, comme s’il savourait chaque instant de la terreur qu’il inspirait. « Joor fen aus fah dii suleyk ! » proclama-t-il en toisant les gardes qui s’étaient regroupés en un cercle désespéré autour de lui,. Le capitaine des gardes, un Nordique au visage marqué par les batailles, tenta de haranguer ses hommes, mais sa voix se perdit dans le rugissement de la bête.
Hunfen sentit la colère monter en lui, brûlant plus intensément que sa peur. Comment ce dragon, si faible pouvait-il se draper d’une arrogance si démesurée, et oser défier ainsi les hommes de Bordeciel avec une telle suffisance ? Une flamme s’alluma dans son regard, nourrie par l’indignation et l’audace. Il serra les poings, sentant l’énergie magique affluer dans ses veines. Les flammes dansaient déjà au creux de ses mains, prêtes à être libérées. Il allait montrer à cette créature quelle était sa place dans ce monde ! D’un geste résolu, il se redressa, émergeant de l’ombre comme une flèche décochée vers sa cible, et tendit les bras, libérant le sort de flammes avec toute la volonté qu’il pouvait rassembler. Un jet ardent jaillit de ses paumes, se dirigeant droit vers le dragon.
Les flammes atteignirent la créature sur son flanc, mais ne firent que glisser sur ses écailles sans provoquer plus qu'une légère irritation. Le dragon interrompit son discours, tournant son regard vers l’endroit d’où provenait l’attaque. Ses yeux d’un bleu glacial rencontrèrent ceux de Hunfen, et il sembla à l’enfant qu’un silence de mort tombait sur la place. Le temps sembla se figer alors que la créature le dévisageait, une lueur d’incrédulité et de mépris amusé traversant son regard. Le jeune Nordique inspira et se prépara à donner de la Voix, mais la créature le devança :
« Fo Krah Diin ! »
Une tempête de glace jaillit de la bouche du dragon avec une vitesse fulgurante et frappa Hunfen de plein fouet, lui faisant ravaler ses mots et le projetant en arrière avec une violence inouïe. Son sort de flammes s’éteignit instantanément, et il sentit ses membres se figer sous l’assaut brutal du froid, tandis que des éclats de glace lacéraient ses mains et son visage. Une douleur implacable l’envahit, lui coupant le souffle, et avant même qu’il puisse comprendre ce qui lui arrivait, il s’effondra sur les pavés, ses forces l’abandonnant complètement.
Allongé sur le sol, à moitié inconscient, il entendit vaguement des voix crier son nom, mais elles semblaient venir de très loin, comme à travers un brouillard épais. Le monde autour de lui devenait flou, la lumière du soleil se transformant en un halo diffus tandis que ses paupières se fermaient d’elles-mêmes. Dans cet état de semi-conscience, une silhouette s’approcha de lui, mais il ne put en distinguer les traits. Une dernière pensée traversa son esprit embrumé avant qu’il ne sombre dans l’inconscience : il avait échoué.
oOo
Hunfen flottait dans un vide froid et oppressant. Il n’y avait plus de douleur, plus de sensation physique, seulement une étrange conscience de son propre esprit dérivant dans un néant infini. Des images indistinctes passaient devant lui, aussi fugaces que des reflets dans l’eau d’un torrent : le visage sévère de Lydia, les rires des enfants de l’orphelinat, le dragon bleu qui crachait son mépris à Faillaise. Puis, une lueur apparut, sans forme définie, mais de plus en plus brillante. L’enfant reconnaissait cette étrange vision : il s’agissait du même rêve que celui qu’il avait fait à Blancherive, une éternité auparavant lui semblait-il.
Une tempête d’images, de sensations, envahit son esprit ; des souvenirs qui n’étaient pas les siens. Il se trouvait dans une caverne sombre et glacée, les parois couvertes de glace scintillante. Devant lui, un autre dragon, immense et imposant, dressait son cou vers les hauteurs, ses yeux brillants d’une fureur contenue. Hunfen reconnut le dragon qui avait attaqué Blancherive, qui avait semé la destruction avant d’être abattu. De ces réminiscences, un nom se répétait. Mirmulnir. Ce dragon avait pour nom Mirmulnir.
Une autre figure s’imposa soudainement à l’enfant, une ombre bien plus grande et plus terrible, enveloppée de ténèbres. Alduin, premier né d’Akatosh, celui dont le seul nom faisait ployer les volontés les plus implacables. Le destructeur de mondes. Hunfen sentit une vague de terreur l’envahir, mais aussi un profond ressentiment émerger du flot de pensées qui l’assaillait. Une haine viscérale dirigée contre ces deux grands dragons, Mirmulnir et Alduin. Le dragon de glace, celui qui l’avait attaqué à Faillaise, si faible, si insignifiant que ses congénères n’avaient jamais jugé utile de le nommer, n’était que frustration face à l’oppression, la domination de ces deux là. Cette créature détestait ses pairs, persuadé d’être digne d’un grand destin, mais condamné à n’être qu’un serviteur, une ombre anonyme.
Au milieu de ce torrent de soumission haineuse, Hunfen entrevit un mot salvateur. Un son résonna dans l’esprit de l’enfant, un terme qu’il comprit instinctivement. ‘Feim’. Cette idée lui était pourtant totalement nouvelle, si étrange qu’aucun mot de sa langue maternelle ne semblait pouvoir la décrire. Ce terme reflétait le concept d’une disparition du monde tangible, tout en y restant présent à la fois. Une notion stupéfiante, déconcertante même. Mais le dragon avait fait de ce mot une protection, une manière de devenir intouchable, d’échapper aux coups et aux remontrances mortelles de ses maîtres. Il avait accepté l’impuissance totale que lui imposait cet état, en échange d’une non moins totale invulnérabilité.
Soudain, les images s’estompèrent, et la douleur revint.