Les enfants de Bordeciel

Chapitre 15 : Réunion

3296 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 16/06/2024 08:31

Chapitre 15 : Réunion

Aventus s’adossa contre un arbre, ses jambes flageolantes ne supportant plus son poids. Il pouvait entendre son cœur tambouriner dans sa poitrine, si fort qu’il avait l’impression qu’il allait exploser. Ses mains tremblaient violemment, agrippant encore sa dague ensanglantée. Ses yeux écarquillés ne pouvaient quitter la forme étendue quelques mètres devant lui ; chaque fois qu’il les fermait, il revoyait cette expression indescriptible sur le visage de son assaillant.

Les images tournaient, revenant par vagues, s’imposant impitoyablement à son esprit. D’abord le bruit de ses pas précipités à travers le bois, du cri du bandit l’ordonnant de s’arrêter. Il avait essayé d’ignorer cette voix rauque, mais l’homme l’avait rattrapé. « Héla ! Il y a une taxe de passage pour traverser ces bois », avait-il dit en le saisissant par le bras, le forçant à se retourner, avant de murmurer : « Si tu n’as pas d’argent, ce n’est pas grave, mais il faudra me donner autre chose », un étrange sourire aux lèvres. Aventus avait senti un frisson glacial lui parcourir l’échine. Il avait voulu reculer, mais le bandit l’avait saisi à bras-le-corps et soulevé du sol.

Pris de panique, Aventus avait tenté de se débattre, fuir le visage bien trop proche, l’haleine bien trop présente du bandit dont les larges mains calleuses s’étaient mises à fouiller brutalement sous ses vêtements, cherchant manifestement plus qu’un simple butin. Mais impossible, dans cette position. Dans un éclair de lucidité, il avait senti la dague cachée dans sa manche, lui rappelant les leçons de Babette sur les points vitaux. Cœur ? Gorge ? Tête ? Inatteignables. Dans la cuisse, près de l’os ! Il avait frappé à l’aveuglette, ciblant du mieux qu’il pouvait l’endroit qu’elle lui avait enseigné. Le bandit avait soudainement lâché prise en poussant un cri de douleur. Sur son visage s’étaient succédé surprise, colère cruelle, et enfin terreur alors que la main qu’il avait porté à sa blessure se maculait de rouge. Il s’était effondré peu après, son regard se vidant de toute vie.

Aventus se força à détourner les yeux de la silhouette du bandit, à peine visible dans la nuit tombante. D’un geste rageur, il essuya une larme qu’il n’avait pas senti couler. Il devait continuer, sa mission l’attendait, sa cible n’était plus très loin. « Il trouvera un jeune garçon égaré bien trop tentant », lui avait dit Astrid. Ces mots lui sonnaient désormais de manière bien plus sinistre. Si cet homme isolé était aussi abominable que ce bandit, alors il devait l’éliminer. Il serra les poings, reprenant lentement son calme. La Confrérie Noire l’avait formé à cela, il avait fait le vœu d’éliminer les gens qui faisaient du mal, il ne pouvait pas échouer.

oOo

La nuit était complètement tombée lorsque Aventus se présenta enfin là où était censée vivre sa cible. C’était une masure en ruine, bordée par un petit jardin aujourd’hui envahi par la végétation. L’endroit se trouvait au bord d’un village, suffisamment à l’écart pour qu’un quelconque fracas dans la demeure ne fût audible du plus proche voisin. Aventus s’approcha, le cœur battant, et tâcha d’appliquer les conseils d’Astrid et de Babette : s’affaissant légèrement et laissant toute sa fatigue transparaître sur son visage, il se concentra sur son rôle d’enfant sans défense cherchant désespérément un toit pour la nuit.

Il frappa timidement à la porte. Un bruit de pas précipités se fit entendre à l’intérieur, suivi par le grincement des gonds rouillés, tandis qu’une tête apparaissait dans l’encadrement : un homme mince, aux cheveux bruns hirsutes et au regard vague se tenait là. Il semblait surpris, mais un sourire éclaira bientôt son visage.

« Que fait un enfant ici, si tard dans la nuit ? » demanda l’homme d’une voix douce et chantante.

« Je… je suis perdu », répondit Aventus d’une petite voix, jouant son rôle du mieux qu’il pouvait. « Est-ce que vous sauriez où je peux me reposer ? »

La cible hocha la tête avec enthousiasme. « L’enfant peut passer la nuit ici ! Narfi peut lui donner du pain s’il a faim ! Narfi est heureux, Narfi ne reçoit pas souvent de visiteurs ! »

Aventus entra prudemment, ses sens en alerte. Comme l’avait prédit Astrid, ce Narfi l’avait accueilli bien prestement. L’intérieur était sombre et silencieux, seul le feu de la cheminée crépitant doucement éclairait la pièce, projetant des ombres inquiétantes. L’homme, indifférent à cette ambiance angoissante, prit une miche de pain entamée sur une petite table posée dans un coin et la rompit en deux avant d’en tendre une moitié à Aventus. Tiraillé par la faim, ce dernier n’eut aucun mal à l’accepter en affichant une expression de reconnaissance.

« Narfi est content de partager. Narfi est seul ici, maintenant, dit-il en s’asseyant près du feu. L’enfant peut dormir ici, sur la paillasse. »

Aventus mangea en silence, observant Narfi avec méfiance. Il cherchait le moindre signe de malveillance, tout indice qui pourrait trahir les véritables intentions de cet homme. Mais en cet instant, Narfi lui paraissait comme un pauvre hère heureux d’avoir de la compagnie.

« L’enfant doit être fatigué, énonça simplement l’homme. Narfi va préparer le couchage. »

Aventus acquiesça silencieusement, tout en continuant d’observer son hôte. Narfi arrangea une vieille couverture en peau sur une paillasse près du feu et lui fit signe de s’y allonger. Le jeune garçon hésita un instant, puis se coucha, restant vigilant, prêt à toute éventualité.

Alors qu’il fermait les yeux, le murmure de Narfi résonna dans la cabane. « Bonne nuit. Narfi veille sur l’enfant. »

Aventus tenta de rester éveillé malgré la fatigue accablante, ses paupières lourdes semblant vouloir se fermer d’elles-mêmes. Le feu crépitant doucement élevait la température de la pièce à un niveau supportable, ce qui rendait la tâche encore plus ardue. Chaque craquement de la cheminée, chaque souffle de vent dehors le maintenait néanmoins dans un état d’alerte nerveuse. Il guettait le moindre geste malintentionné de Narfi, prêt à dégainer sa dague cachée sous la couverture.

Les minutes passèrent, de plus en plus longues, et Aventus finit par succomber au sommeil. Brièvement, lui vinrent en rêve des images étranges, des situations absurdes. Un instant, il était à l’orphelinat, guettant le passage de Grelod, une dague à la main. Un autre, il fuyait quelque assassin à travers la forêt, en compagnie d’un autre enfant de son âge. La seconde d’après, il se trouvait au Sanctuaire de la Confrérie Noire, désespérément en retard pour mener à bien sa mission. Soudain, un bruit le tira de ses songes tourmentés. Des pas légers se rapprochaient. Aventus ouvrit les yeux, les sens en alerte, prêt à bondir. Sa main serra fermement la poignée de sa dague, son cœur battant à tout rompre dans sa poitrine.

La silhouette informe de Narfi, à peine distinguable aux dernières lueurs du feu mourant dans la cheminée, s’approchait doucement, faisant à peine grincer le plancher. Aventus se raidit, attendant le moment où l’homme tenterait de s’emparer de lui. Il devait profiter de l’effet de surprise, et frapper avant même que sa cible ne s’en rende compte. Il tenta tant bien que mal de discerner la position exacte de l’homme, qu’il devinait désormais pratiquement au-dessus de lui, prêt à bondir.

Une douce pression sur ses épaules le surprit. Une chaleur inattendue l’enveloppa. Aventus sentit quelque chose de lourd et de chaud être tiré jusqu’à son menton. Une couverture. Une vague de confusion le traversa. On… on le couvrait, en prenant soin de le border. Un murmure se fit entendre, presque inaudible : « Il ne faut pas que l’enfant ait froid. » Les mots résonnèrent étrangement dans le silence de la nuit, pénétrant son esprit encore en alerte.

Instantanément, un souvenir jaillit des profondeurs de sa mémoire. Un hiver à Vendeaume, une nuit glaciale et venteuse qui provoquait toutes sortes de bruits inquiétants dans la maison, et sa mère, Naalia, le bordant, chantonnant doucement pour l’apaiser, à la chaleur de la cheminée. Cela lui paraissait dater d’une autre ère, une époque révolue, effacée par le mal qui avait emporté sa mère, pour ne laisser la place qu’à la cruelle Grelod puis à la Confrérie Noire. Pris par une intense vague de nostalgie, il ferma les yeux, tentant tant bien que mal de réguler sa respiration qui devenait erratique. Les larmes surgirent sans prévenir, dévalant ses joues, tandis que ses mains lâchaient la dague, qui retomba silencieusement sur la paillasse.

L’évidence le frappa : Narfi n’était nullement l’individu abject et dangereux qu’Astrid lui avait décrit. Était-ce une erreur ? Lui avait-elle menti ? Qu’importe, il ne pouvait pas tuer cet homme. Cette révélation le plongea dans une profonde angoisse. Son esprit s’emballa, cherchant désespérément une solution pour sauver Narfi sans que la Confrérie Noire ne découvre la vérité. Éloigner Narfi ? Où le faire vivre ? Et comment lui expliquer tout cela ? Les pensées se bousculaient dans sa tête, rendant le sommeil impossible. Chaque plan semblait plus compliqué que le précédent, chaque solution menait à de nouvelles questions. Il imaginait des scénarios où il prenait Narfi par la main et l’emmenait loin de ce village, vers un lieu sûr où personne ne pourrait le retrouver. Mais comment le convaincre ? Et il fallait au moins que la Confrérie Noire croie à sa mort, sans quoi elle finirait par le retrouver. Que faire ? Peut-être en utilisant le corps du bandit ? Mais comment procéder ?

Les heures passèrent dans cette tourmente intérieure. La fatigue et l’angoisse se disputaient le contrôle de son corps et de son esprit. Finalement, épuisé, il sombra dans un sommeil agité, où des rêves troublés et des cauchemars se mêlaient à des souvenirs heureux de son enfance.

oOo

Aventus fut réveillé par un rayon de soleil frappant directement ses yeux. Lorsqu’il les ouvrit, il s’aperçut que la matinée était déjà bien avancée. La lumière baignait la pièce, entrant à travers la fenêtre ouverte. Une vague de panique le submergea immédiatement. Il n’avait toujours pas de plan, et le temps pressait. Quand la Confrérie Noire allait-elle envoyer quelqu’un d’autre pour achever la mission ?

Aventus se leva en hâte, se précipitant vers Narfi, qui était en train de préparer un maigre repas. L’homme leva la tête et lui sourit.

« Bonjour, petit. Narfi a fait du ragoût pour l’enfant. Bon pour commencer la journée !

— Narfi, écoute-moi, dit-il précipitamment. Nous devons partir d’ici tout de suite ! Il y a des gens dangereux qui vont venir ! Ils veulent te faire du mal !

— Pourquoi voudraient-ils faire du mal à Narfi ? répondit l’homme en penchant la tête de côté, confus, Narfi ne fait de mal à personne. »

Aventus balbutia, cherchant désespérément les mots pour expliquer la situation le plus rapidement possible. « Ils… Je ne sais pas. Ils disent que tu fais de mauvaises choses. Mais tu n’as rien fait. Mais ils vont venir quand même ! Tu dois partir, te cacher ! »

Soudain, des coups se firent entendre à la porte. On frappait. Aventus se figea, la peur lui serrant la gorge. Il vit avec stupéfaction Narfi se lever tranquillement pour aller ouvrir. « Non ! » cria-t-il, sans néanmoins retenir Narfi : l’effroi le fit reculer, jusqu’à ce qu’il sentît le mur contre son dos. Lorsque la porte s’ouvrit, l’homme s’exclama joyeusement :

« Oh ! Bonjour, amis de Narfi ! »

Il s’écarta, laissant le passage aux visiteurs. L’angoisse qui étreignait Aventus s’évapora aussitôt qu ‘il aperçut Lydia et Hunfen sur le pas de la porte. Ce dernier se précipita vers lui.

« Aventus ! Tu es là ?! s’exclama le jeune Nordique en le serrant dans ses bras. On était tellement inquiets ! C’est vraiment la Confrérie Noire qui t’avait enlevé ? Qu’est-ce qu’ils te voulaient ? Et qu’est-ce que tu fais ici, chez Narfi ? »

Encore sous le choc, mais heureux de retrouver des amis, Aventus s’assit et laissa échapper un soupir de soulagement. Puis, il raconta. La cabane abandonnée, les prisonniers, la dette, Grelod-ou-presque, son ‘adoption’ par la Confrérie, sa volonté de venger, la première mission, où rien ne s’était passé comme prévu : d’abord le bandit, et enfin sa cible, Narfi, qui ne devait pas être tué, qui ne pouvait pas être tué.

Il releva les yeux vers Hunfen, qui le regardait bouche bée. Au bout d’un moment, le jeune Nordique sortit soudain de sa sidération et s’agita :

« Quoi ? Ils devaient m’enlever… moi ? Ils… et ils vont revenir ? Mais il faut partir alors ! Et Narfi, il faut l’emmener avec nous ! On pourrait… je ne sais pas… le faire passer pour quelqu’un d’autre et l’emmener loin, très loin d’ici !

— Oui, mais il faut trouver un plan pour faire croire que Narfi est mort ! répliqua Aventus, néanmoins revigoré à l’idée d’avoir de l’aide. Sinon les autres vont le chercher et le retrouver ! Et moi, je serai dans le pétrin !

— On peut peut-être blesser un peu Narfi, proposa Hunfen. On verse du sang d’animal sur le sol pour faire croire que la blessure est très grave !

— Blesser Narfi ?! s’agita le principal intéressé. Mais… Narfi a peur ! Narfi doit faire le mort ? Narfi ne sait pas comment !

— Il faudrait que tu aies l’air vraiment mort de toutes façons, répondit Aventus. Il y a des potions pour ça, mais je n’en ai pas !

— Je sais ! S’écria Hunfen, son visage s’illuminant. Le bandit que tu as tué, on le ramène ici et on fait croire que c’est Narfi !

— Ils verront bien que ce n’est pas lui ! objecta Aventus d’un air sombre. Ou alors changer l’apparence avec la magie ? Mais je ne sais pas en faire, moi !

— Moi non plus, pas de ce genre-là, marmonna Hunfen en affichant une moue désolée. Tout ce que je sais faire, c’est un sort de flammes. »

Aventus ferma les yeux un instant, en proie à la réflexion. « Mais oui… murmura-t-il. On ramène le corps du bandit ici, mais pour qu’on ne le reconnaisse pas, on le brûle ! On brûle la cabane entière, même. Comme ça, il n’y a pas de preuves, et personne ne pourrait voir que ce n’est pas Narfi ! »

Lydia, abasourdie par ce qu’elle venait d’entendre, fixa Aventus avec une expression incrédule. Sa main s’était instinctivement posée sur le pommeau de son épée, comme pour se rassurer. Les enfants, assis devant elle, semblaient convaincus de la nécessité de leur plan.

« Aventus, ce que tu proposes… C’est… c’est insensé dit-elle, la voix tremblante. Tu parles de brûler une maison, de cacher un corps. Vous êtes des enfants ! Pas des malandrins !

— Je suis un assassin maintenant, rétorqua Aventus d’un ton qui se voulait froid mais qui laissait transparaître sa précipitation. Si nous ne faisons rien, les autres vont tuer Narfi à ma place. Je n’ai pas le choix !

— Il y a toujours un choix, insista Lydia, cherchant désespérément une meilleure solution. Nous pourrions aller voir les gardes, expliquer ce qui s’est passé. Ils comprendraient et s’occuperaient de tout !

— Tu ne comprends pas, répondit Aventus dont la voix montait dans les aigüs. La Confrérie Noire ne pardonne pas ! Ils ne laisseront jamais quelqu’un qui les a défiés vivre. S’ils savent que Narfi est vivant, ils le trouveront ! Et moi aussi ! Ils nous tueront tous les deux !

— C’est la seule façon, Lydia, renchérit Hunfen d’un ton convaincu. Si on veut sauver Narfi, on doit faire croire qu’il est mort ! »

— Narfi aime sa maison ! s’écria soudainement le pauvre hère. Narfi ne veut pas la voir brûler ! Narfi ne veut pas mourir !

— Je sais, Narfi, dit doucement Aventus. Mais ces gens… ils te feront du mal. Tu dois nous faire confiance. On va te protéger ! »

Lydia soupira profondément, pesant les options qui s’offraient à eux. Elle se rappelait des histoires sur la Confrérie Noire, et savait que la menace était réelle. Mais elle devait trouver un moyen d’assurer la sécurité de tous, sans sacrifier ses principes.

« D’accord, dit-elle finalement d’une voix résignée. Nous allons le faire, mais c’est moi qui dirige les opérations. Aventus, tu viens avec moi chercher le corps du bandit. Hunfen, toi, tu prépares les affaires de Narfi. Ensuite, tu entasseras tout ce qui est en bois à côté de la cheminée. Attention à ne pas déclencher l’incendie accidentellement. Nous agirons ce soir. »

Hunfen hocha la tête, prêt à tout faire pour aider son ami et protéger Narfi. Aventus regarda Lydia avec un mélange de gratitude et de tristesse. Il savait que ce qu’ils faisaient n’était pas vraiment juste, mais il ne voyait pas d’autre choix.

« Merci, Lydia, murmura-t-il. Nous ferons de notre mieux pour que tout se passe bien. »

Lydia acquiesça, tentant de cacher son propre désarroi. Elle se tourna vers Aventus, le regardant droit dans les yeux.

« Écoute, reste proche de moi et fais exactement ce que je dis. Nous allons chercher ce corps, et ensuite nous reviendrons ici. Hunfen, fais attention, reste discret et ne prends pas de risques inutiles. »

Hunfen acquiesça vivement. « Compte sur moi, Lydia. Nous allons réussir ! »

Avec un dernier regard vers Hunfen, Aventus suivit Lydia hors de la cabane, le cœur lourd mais résolu. Il savait que la situation allait devenir de plus en plus risquée, mais au moins, ils avaient un plan.


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