Les enfants de Bordeciel
Chapitre 11 : Pélerinage
La forêt clairsemée que traversaient Hunfen et Lydia résonnait de bruits légers : le chant des oiseaux, le froissement des feuilles et la mélodie lointaine d’un ruisseau. Ils marchaient depuis un moment déjà, ayant abandonné plus tôt le chariot qu’ils avaient emprunté pour s’éloigner de Vendeaume au plus vite. La montée, de plus en plus raide, rendait leurs pas plus lourds tandis que le sentier se faisait étroit et rocailleux, ralentissant encore leur marche. Hunfen s’efforçait de fixer le sol, autant pour regarder où il mettait les pieds que pour éviter de croiser le regard de Lydia. Les longs trajets à pied ne lui étaient pas étrangers, mais cette ambiance de sérieux et d’urgence donnait à l’exercice une saveur bien pus maussade qu’à l’accoutumée. Au fil de leur progression, Hunfen avait remarqué que la femme jetait encore très régulièrement des regards discrets en arrière, comme si elle s'attendait à voir des poursuivants surgir à tout moment. Le jeune nordique pouvait ressentir la tension qui émanait de sa protectrice, malgré son pas assuré. Assailli par une multitude de questions dont il ne pouvait imaginer aucune réponse, le futur lui apparaissait en cet instant comme un labyrinthe oppressant et sans fin. Lydia lui avait pourtant promis des explications, mais il n’osait pas les lui réclamer.
Après un long moment de marche silencieuse, Hunfen n’y tint plus.
« Pourquoi est-ce que tu as dis que tu es mon huscarl ? lâcha-t-il à brûle-pourpoint en levant les yeux vers la guerrière. Il faudrait que je sois un thane pour ça, non ? Et pourquoi est-ce qu’on va au Haut-Hrotgar ? Tu crois que la Confrérie Noire nous poursuit ? Pourquoi est-on descendu du chariot ? Et pourquoi … »
Il s’interrompit lorsque Lydia tourna son regard vers lui. La guerrière retint un rire face à la soudaine avalanche de questions et répondit en continuant d’avançer : « Tu es trop petit pour être un thane. Mais même si tu n'es qu'un enfant, le Jarl Balgruuf souhaite te protéger. Il m'a chargée de cette mission, ce qui fait de mot ton huscarl. »
La situation n’en restait pas moins nébuleuse pour Hunfen. Il repensa à Lucia : avant sa prise en charge par le temple de Kynareth, son amie avait passé de long mois livrée à elle-même. Et pourtant le Jarl ne lui avait pas dépêché de protecteur.
Lydia soupira, semblant chercher ses mots. « Tu as du entendre l’appel des Grises-Barbes, n’est-ce pas ?, finit-elle par demander. Un grand cri, qui a résonné dans tout Bordeciel.
— C’était ça ?! s’exclama l’enfant, son regard s’animant soudainement. Les gens en parlaient à Vendeaume ! Oui, je l’ai entendu à Faillaise ! On aurait dit que ça venait de la grande montagne, tout le monde regardait par là et...
Il s’interrompit à nouveau, peu désireux de révéler la manière dont la distraction lui avait permis de se faufiler hors de la ville. Il guetta une réaction sur le visage de Lydia, mais elle resta imperturbable et enchaîna :
« Ce cri signifiait qu’ils ont découvert l’existence d’un Enfant de Dragon. Ils lui demandaient de venir au Haut Hrotgar.
— Oui, ça aussi, ils en ont parlé aussi à Vendeaume ! coupa le jeune nordique, son excitation revenue. Papa m’a raconté cette histoire un jour, les Enfants de Dragon, c’est des gens qui peuvent tuer un dragon et prendre ses pouvoirs, c’est ça ? »
Lydia acquiesça d’un signe de tête. Hunfen poursuivit plus bas, sur un ton conspirateur :
« Je crois que c’est Irileth ! C’est elle qui a tué le dragon qui a attaqué Blancherive ! D’un grand coup d’épée, comme ça !, fit-il en mimant du bras le coup de taille magistral de l’Elfe qui avait achevé la bête. Mais alors, elle est allé les voir ?
— Ce n'est pas exactement cela, répondit Lydia, amusée par l'enthousiasme aussi soudain que débordant du jeune garçon. Oui, Irileth a porté le coup final au dragon, mais elle n’est pas Enfant de Dragon pour autant.
— Mais comment est-ce que tu le sais ?
— Elle l’aurait sans doute senti, si elle avait absorbé son âme ou son pouvoir. Et selon la légende, elle serait désormais capable de crier comme eux. Mais tout ce qu’elle et les gardes ont vu, c’est le dragon se consumer tout seul, comme si son essence était absorbée, mais sans qu’on sache par qui. »
Hunfen resta un instant pensif. « C’est vrai, Irileth avait dit ça au Jarl, mais je ne m’en souviens pas. Je m’étais évanoui, je crois que le dragon m’est tombé dessus en mourant. Il m'a presque écrasé !
— Oui, on t’a retrouvé inconscient à coté du squelette du dragon. Et ensuite, tu as poussé ce cri à l’orphelinat... » poursuivit Lydia avec hésitation, repensant au témoignage de Constance Michelle.
Le visage de Hunfen se ferma immédiatement, et il détourna les yeux, perdant son regard dans le lointain. « Je... je n'aime pas y penser, lâcha-t-il au bout d’un moment. Tout s'est passé si vite, j’ai eu peur... et puis il y a eu cette... cette bourrasque, comme une explosion. Tout s'est mis à voler autour de moi et puis... » Il marqua une pause, les yeux humides, cherchant ses mots. « Je ne veux pas y repenser » murmura-t-il finalement.
Lydia s’arrêta, observant un moment le jeune garçon à ses côtés qui avait lui-même interrompu sa marche, et soupira silencieusement. Son expérience était celle des armes et de la bataille, pas celle des cœurs meurtris et des âmes en peine. « Je suis désolée, Hunfen, finit-elle par dire. Je ne voulais pas te blesser en parlant de ça. Mais il est important que tu comprennes. D’abord le dragon qui se consume, ensuite tu pousses ce cri surnaturel, et juste après, l’appel des Grises-Barbes... »
Elle s’interrompit ; Hunfen s’était figé, les yeux écarquillés.
« Je... je suis un Enfant de Dragon ? murmura-t-il, sa voix teintée d'incrédulité et de peur. Mais... mais je ne suis qu’un garçon ! Les Enfants de Dragon, ce sont des héros, des légendes, comme Talos ! Je ne peux pas... »
Lydia s'approcha doucement de Hunfen, posant une main qu’elle voulait réconfortante sur son épaule. « C’est pour cela que nous allons voir les Grises-Barbes, Hunfen, expliqua-t-elle. Ils seront les seuls à pouvoir confirmer si tu es réellement un Enfant de Dragon. Et si c'est le cas, ils t'aideront à comprendre et à maîtriser tes pouvoirs. »
Elle fit une pause, scrutant le visage troublé du jeune garçon. « Le Jarl Balgruuf veut te protéger de l’Empire et des Sombrages. Ils pourraient essayer de t'utiliser pour leurs propres intérêts. Ta sécurité est sa priorité, et c'est aussi la mienne, expliqua-t-elle d’un ton davantage protecteur. C'est pourquoi nous évitons les endroits trop peuplés et que nous avons quitté le chariot. Plus nous sommes discrets, mieux c'est. »
La jeune femme baissa les yeux, semblant réfléchir un instant avant de poursuivre. « Quant à la Confrérie Noire... je ne pense pas qu'ils en aient après nous. Si c'était le cas, ils auraient déjà tenté de nous attaquer. Mais nous devons rester vigilants. »
Hunfen détourna les yeux, laissant à nouveau son regard s’évader vers l’horizon, tandis que ses pensées s’envolaient ailleurs. Un silence s’étira entre eux, avant qu’il ne murmure, presque inaudible et davantage pour lui-même que pour Lydia : « Je me demande ce que papa est en train de faire en ce moment... »
Lydia, légèrement décontenancée, chercha avec hésitation les mots justes. « Je suis convaincue que ton père déploie tous les efforts possibles pour te retrouver, Hunfen », dit-elle, sa douceur maladroite peignant chaque syllabe. « Il pense sûrement à toi à cet instant, sans l’ombre d’un doute ! » Bien que sa voix fût empreinte d'incertitude, elle vibrait d'une sincérité touchante.
Après une brève pause, Lydia se leva et tendit sa main vers Hunfen. « Il est temps de poursuivre notre route. Reste fort, je suis avec toi. » L’enfant, encore perdu dans ses réflexions mais ému par la sollicitude de Lydia, saisit sa main et se releva, fortifié par la solidarité entre eux pour affronter le chemin à venir.
oOo
À la tombée de la nuit, après une journée de marche épuisante, Hunfen et Lydia arrivèrent en vue de Fort Ivar. Le village, baigné dans l'ombre grandissante du crépuscule, semblait endormi. La rue centrale, flanquée de bâtiments s'étendant sous un ciel teinté de pourpre et d'orange, était déjà déserte. Lydia, scrutant les environs avec prudence, aperçut une maison en ruines, à peine visible derrière un rideau d’arbres et de végétation poussant librement.
« Ça a l’air abandonné, dit-elle en montrant la masure du doigt. On s’y abritera cette nuit, je préfère éviter qu’on nous remarque. »
Hunfen soupira silencieusement de dépit. Plus loin, l’enseigne d’une auberge promettait une douce nuit au chaud dans un bon lit, mais sa gardienne avait probablement une bonne raison de vouloir l’éviter. Celle-ci dut remarquer son manque d’enthousiasme, car elle ajouta :
« Personne ne vient à Fort-Ivar, si ce n’est pour monter les Sept-Mille Marches. Et avec l’appel des Grises-Barbes, nul doute que chaque pèlerin de passage est observé. Et il n’y a jamais d’enfant parmi les pèlerins habituels. »
Le jeune Nordique haussa les épaules et se dirigea vers la direction indiquée. En s'approchant, il sentit une pointe d'appréhension. La bâtisse, délabrée et envahie par les ronces, avait un air sinistre dans la pénombre naissante. La toiture partiellement effondrée, Les murs écaillés et les fenêtres brisées témoignaient de nombreuses années d'abandon. Lydia, d'un geste assuré, ouvrit la porte qui grinça sur ses gonds rouillés. À leur grande surprise, ils n'étaient pas seuls. Un homme se tenait là, dans un coin de la pièce, les yeux grands ouverts de stupeur, éclairé par la faible lueur d'une chandelle posée sur une table rongée par le temps.
« Qui êtes-vous ? Pourquoi venez-vous chez Narfi ? » demanda l'homme d'une voix douce mais troublée. Ses cheveux en broussaille et son regard perdu lui conféraient une allure à la fois sauvage et mélancolique. Il portait des vêtements usés, rapiécés à plusieurs endroits, témoignant d'une vie de dénuement.
Lydia, qui avait portée par réflexe la main à l’épée, se détendit. « Nous pensions que cette maison était abandonnée, s’excusa-t-elle. Nous cherchons simplement un endroit pour passer la nuit, à l'abri des regards. » Ses yeux se posèrent brièvement sur son protégé, veillant à sa sécurité.
Hunfen observa l'homme avec une curiosité teintée d'inquiétude. Narfi, comme il s’était appelé, les fixait d'un regard à la fois perdu et inquiet. Le jeune garçon ne pouvait s'empêcher de ressentir une certaine compassion pour cet étrange occupant, dont la solitude semblait aussi profonde que les ruines qui l'entouraient. Après un moment d'hésitation, Narfi fit un signe de la main, invitant les visiteurs inattendus à entrer. « Narfi ne reçoit pas souvent des visiteurs. Narfi est seul, oui, seul depuis longtemps », dit-il d'une voix qui oscillait entre la mélancolie et un semblant de joie enfantine à la perspective d'avoir de la compagnie.
Lydia, tout en restant sur ses gardes, entra dans la maison suivie de près par Hunfen. L'intérieur était spartiate et en désordre : quelques meubles ébréchés, des objets éparpillés, des herbes suspendues à sécher au linteau de ce qui n’avait plus de cheminée que le nom. Il y régnait une odeur de terre et de moisissure, mêlée à celle, plus douce, des plantes.
« Narfi vit ici. Seul depuis que... que Reyda n’est plus là », poursuivit Narfi en s'asseyant sur un tabouret branlant. « Reyda était ici, puis plus là. Elle est allée cueillir des plantes et n'est pas revenue... non, non. Tout le monde a cherché, mais personne ne l'a trouvée. Wilhelm a dit qu'elle reviendrait... a dit à Narfi de ne pas s'inquiéter... Reyda reviendra. »
Hunfen écoutait, troublé, la voix de Narfi emplie d'une tristesse enfantine. Il n'avait jamais entendu quelqu'un parler de lui-même à la troisième personne. Cela lui semblait étrange, mais touchant d'une certaine façon. Le garçon jeta un coup d'œil autour de lui, essayant de s'imaginer la vie de cet homme dans cette demeure délabrée. Lydia, elle, semblait partagée entre la méfiance et la compassion. « Nous sommes désolés pour ta sœur, Narfi. Nous ne te dérangerons pas longtemps, juste le temps de passer la nuit, » dit-elle d'une voix qui paraissait inhabituellement douce à Hunfen.
Narfi hocha la tête, ses yeux fixant un point lointain, comme s'il se remémorait des souvenirs lointains. « Avec père, j'ai dit au revoir... avec mère, j'ai dit au revoir. Reyda part et Narfi ne peut pas dire au revoir. Cela rend Narfi très, très triste. Narfi a besoin de dire au revoir. »
Hunfen sentit son cœur se serrer. L’idée que son père, Olfand, ou son ami Aventus puissent subir le même sort que Reyda, perdu sans adieu ni retour, fit naître une angoisse sourde dans son coeur. Il s’imaginait seul, sans jamais revoir ceux qu'il aimait, un scénario qui le terrifiait. La solitude de Narfi, dans cette maison délabrée, lui semblait soudainement trop proche, trop réelle. Il frissonna, tant à cause du froid que face à cette possibilité effrayante. Narfi se leva, indiquant un coin de la pièce où un tas de vieux tissus et de fourrures formait un semblant de lit. « Narfi dort là. Vous pouvez dormir là, » dit-il en pointant un autre coin de la pièce. « Narfi ira chercher du bois pour le feu. Il fait froid la nuit. »
Lydia hocha la tête en remerciement et aida Hunfen à s'installer pour la nuit. Le garçon, épuisé, s'enroula dans les fourrures, son esprit encore occupé par les paroles de Narfi.
Tandis que Narfi s'affairait dehors, Lydia s'assit à côté de Hunfen, veillant sur lui. Elle semblait penser à leur voyage du lendemain. « Demain, nous commencerons l'ascension des 7000 Marches. C'est un long et périlleux chemin, mais nous devons atteindre le Haut Hrotgar. Tu es prêt pour cela, Hunfen ? »
L’enfant acquiesça, bien qu'une part de lui ressentît une appréhension mêlée d'excitation. L'idée de rencontrer les Grises-Barbes et de découvrir la vérité sur lui-même l'emplissait d'un mélange d'anticipation et de crainte.
Peu après, Narfi revint, les bras chargés de bois. Il alluma un petit feu qui réchauffa la pièce et projeta des ombres dansantes sur les murs décrépis. Hunfen, enveloppé dans les fourrures, regardait les flammes, ses pensées vagabondant entre son passé, son présent incertain, et l'avenir mystérieux qui l'attendait. Lydia, après avoir veillé un moment, s'assoupit à son tour, toujours dans une posture qui laissait transparaître sa vigilance, même dans le sommeil. La nuit passa lentement, ponctuée par les craquements du bois et les souffles réguliers de ses compagnons de fortune.
À l'aube, le chant d'un coq les réveilla. Narfi était déjà debout, murmurant pour lui-même en préparant une sorte de bouillie sur le feu. Lydia se leva, étira ses muscles endoloris par la nuit sur le sol dur, et réveilla Hunfen.
« Il est temps de partir, » dit-elle doucement. Hunfen se leva, encore engourdi par le sommeil, et remercia Narfi pour son hospitalité. Le regard de l'homme semblait un peu moins perdu ce matin, comme si la présence de visiteurs avait ravivé en lui un souvenir lointain de normalité.
Leur hôte d’un soir les regarda partir avec un sourire mélancolique. « Les visiteurs peuvent revenir voir Narfi s’ils passent par ici, cria-t-il alors qu’ils s’éloignaient. Narfi sera là. Narfi ne bouge pas ! »
Hunfen, marchant aux côtés de Lydia, jeta un dernier regard en arrière vers la petite maison en ruines et son occupant solitaire. Puis, avec un soupir, il se tourna vers l'immense montagne qui se dressait devant eux, prêt à affronter les défis du jour et à découvrir la vérité sur lui-même.