Les enfants de Bordeciel
Chapitre 12 : Bienvenue chez vous
Le jour commençait à percer la canopée dense de la forêt lorsque le cheval s’immobilisa enfin, tirant Aventus de sa torpeur. L’enfant sauta de l'immense monture, frissonnant dans l'air froid et humide de l'aube naissante. Observant autour de lui, il remarqua qu’il se trouvait dans un creux ombragé, en contrebas du sentier, où une mare stagnante et sombre s'étalait, reflétant faiblement la lumière naissante. Non loin, une formation rocheuse formait une sorte de cavité naturelle. À l'intérieur, une paroi au fond de la grotte éveilla sa curiosité : des sculptures énigmatiques y étaient gravées, émergeant de l'obscurité comme des fantômes. Il sentit une pression légère sur son épaule : Astrid, qui avait discrètement mis pied à terre, l'incitait silencieusement à la suivre vers les rochers. Avançant à contrecœur, il lança un dernier regard en arrière ; le cheval s'était volatilisé, comme absorbé par la brume matinale.
Guidé par Astrid vers l'ombre grandissante de la cavité, Aventus fut saisi par la vision qui se révéla à lui. La grotte, qu'il avait d'abord prise pour une simple anfractuosité, abritait en réalité une porte de pierre massive. Cette dernière semblait être l'œuvre d'un esprit perturbé, un bas-relief lugubre où un crâne gigantesque dominait la scène, ses orbites vides fixant les nouveaux arrivants avec une intensité spectrale. Autour du crâne, des figures grotesques et des symboles macabres se contorsionnaient dans la pierre, comme si la porte elle-même était un portail sorti d'un cauchemar.
Aventus ne put s'empêcher de penser que tout cela avait un air théâtral, une sorte de mise en scène folklorique digne des contes pour effrayer les enfants. Pourtant, l'atmosphère oppressante et le souffle du vent qui semblait murmurer à travers les sculptures lui glaçaient le sang. Alors qu'ils s'approchaient, une voix caverneuse et imprégnée d'échos surgit de nulle part, ou peut-être de la porte elle-même : « Quel est le chant de la vie ? »
Astrid, imperturbable, répondit avec une solennité qui contrastait avec l'absurde de la situation : « Le silence, mon frère. »
Avec une appréhension grandissante, Aventus suivit Astrid à travers l'ouverture qui s'animait d'une vie propre, répondant à la phrase rituelle par un grincement sourd alors que la pierre se mettait en mouvement. Il s'attendait à voir apparaître quelqu'un, un gardien de ce sanctuaire ou un esprit piégé dans la roche, mais il n'y avait rien. Seul le silence d’un couloir taillé dans la roche qui descendait doucement, faiblement éclairée par des torches. Un silence qui semblait presque trop épais, comme s'il était chargé d'histoires non dites.
Le couloir s'ouvrit sur un enchevêtrement de salles souterraines, des cavernes qui portaient les cicatrices d'une main humaine les ayant façonnées en espaces habitables. Jadis l'œuvre de forces naturelles, ces grottes avaient été méticuleusement sculptées et arrangées avec un souci de confort qui tranchait avec leur origine brute. Des torches éparses dispensaient une lumière tamisée mais suffisante pour se frayer un chemin à travers ce labyrinthe de l'ombre. Quelques vieilles bannières, disposées ça et là sur les murs, représentaient une empreinte de main noire. La marque de la Confrérie, lui appris Astrid.
Ils s'engouffrèrent dans une salle spacieuse où régnait une atmosphère étrangement chaleureuse malgré l'obscurité ambiante. Des tapis usés recouvraient le sol et les lumières vacillantes des torches semblaient danser au rythme de la conversation animée. Un groupe disparate de personnes se tenait là, certains debout, d’autres adossés à un pilier naturel, d’autres encore accroupis. Aventus ressentit aussitôt le contraste saisissant entre l'ambiance lugubre du lieu et la camaraderie palpable qui liait ces individus.
Un Nordique massif dont les cicatrices témoignaient d'une vie de violence, éclata de rire, une sonorité brute qui semblait faire trembler les murs eux-mêmes. Accroupi à côté de lui, un Argonien, ces hommes-lézards originaires du Marais Noir, aux écailles d'un vert éclatant, partageait sa gaieté, les yeux pétillants d'amusement.
« Et toi, Festus, qu’en est-il de ta dernière mission ? » demanda l’Argonien. Le Nordique, avec une pointe de dérision, renchérit. « Oh oui, s'il te plaît, vieil homme. Régale-nous de tes exploits de sorcellerie... »
Le dénommé Festus était effectivement, aux yeux d’Aventus, un vieillard. Un homme maigre dont les cheveux blancs se faisaient rares, mais dont le regard brillant reflétait une grande vivacité d’esprit. D'une arrogance amusée, il répliqua : « Ah, stupides jeunes. Toujours à vous moquer des hommes expérimentés et brillants. Ma mission s'est très bien passée, figurez-vous. J'ai eu l’occasion d’expérimenter un nouveau sort, un petit quelque chose sur lequel je travaille pendant mon temps libre. J’étais à deux doigts de complètement retourner ce prêtre de l'intérieur. Plutôt salissant ! »
L’hilarité générale s’ensuivit, avant que Festus ne lance au Nordique : « Et toi, Arnbjorn, comment ta dernière mission s’est-elle passée ? Un Khajiit marchand, n’est-ce pas ?
— Oh, un gros toutou qui poursuit un petit minou ! Comme c'est adorable ! » lança une voix enfantine qui surprit Aventus. Quelques rires fusèrent de Festus, de l’Argonien, et d’un Rougegarde à la fine barbe noire, mais Arnbjorn gronda : « Je ne suis pas adorable ! Ce n'était pas drôle, et ce n'était pas un marchand. C'était un moine Khajiit, un maître de la Griffe Murmurante. Mais maintenant il est mort... et moi, j'ai un nouveau pagne ! »
Les éclats de rire résonnèrent à nouveau dans la salle où se mêlaient convivialité et cruauté. À l’écart de cette étrangeté, Aventus se tenait, ébranlé, à la frontière de l'effroi et de la fascination. La désinvolture avec laquelle ces individus évoquaient la mort et le mépris affiché pour leurs victimes l’apeuraient, l’incitant à fuir urgemment, tout comme il avait voulu fuir Astrid dans la cabane. Pourtant, il percevait dans leurs échanges une camaraderie presque fraternelle qui conférait au groupe un air trompeusement accueillant.
« Ha ha ha ! Babette, raconte-nous l’histoire des bonbons ! » s'exclama l'Argonien.
La réponse vint de la voix enfantine. Aventus en fut de nouveau décontenancé en constatant qu’elle appartenait à une fillette qui semblait encore plus jeune que lui. Pourtant, son regard et sa démarche trahissaient une maturité inattendue.
« D'accord, d'accord, Veesara, » dit-elle en levant une main en geste d’apaisement, tempérant l'excitation de l'Argonien. « Alors voilà ! "Oh, tu es une si jolie petite fille. La petite chérie aimerait-elle un bonbon ? Oh oui, que dirais-tu de chocolat ?" »
Elle racontait son histoire en imitant la voix mielleuse d'un vieil homme aux intentions douteuses. Aventus ne put s'empêcher de frémir, imaginant sans mal les sombres desseins de cet homme.
« Oh oui, s'il vous plaît, gentil monsieur ! Ma maman et mon papa m'ont laissée toute seule, et j'ai si faim. Je connais un raccourci pour aller au magasin de bonbons, par cette ruelle ! »
La naïveté feinte de sa réponse, si bien jouée, sema le trouble dans l'esprit d'Aventus. Qui était cette fille qui maniait l'art de la manipulation avec tant d'aisance ?
« Oh oui, très bien, très bien, » reprit-elle, changeant à nouveau de voix pour celle du prétendu bienfaiteur. « Il fait sombre ici, n'est-ce pas ? Oh, mais tu es si belle, un si joli sourire. Tes dents... tes dents ! Non ! Aggghh !! »
Le rire collectif qui suivit était à la fois amusé et sinistre. Aventus, encore en retrait, contemplait la scène, une pensée germant peu à peu dans son esprit. Le récit de Babette était aussi macabre que les autres, mais portait toutefois les traces d’une once de justice. Elle avait éliminé un homme aux desseins malveillants, sans doute même dangereux pour des enfants comme lui. Cet acte, dans sa logique tordue, paraissait presque... sensé. Peut-être que si des vies devaient être prises, autant que ce soit celles des monstres qui rôdent dans l'ombre. C’était, après tout, la raison pour laquelle il avait tenté d’invoquer la Confrérie Noire avec tant d’ardeur. Pour faire disparaître Grelod, pour le bien de tout le monde à l’orphelinat. Une résolution commença à prendre forme dans son esprit, une ligne directrice qui guiderait ses propres actes au sein de cette fraternité de l'ombre. Il les rejoindrait, pour s’occuper des cibles qui le mériteraient.
Astrid s'avança, captant l'attention de l'assemblée avec un geste de la main. « Mes frères et sœurs, nous avons un nouvel invité parmi nous. » Sa voix, forte et claire, fit taire les conversations et tous les regards se tournèrent vers Aventus.
Le silence tomba sur la salle, alors que l'enfant sentait des dizaines d'yeux peser sur lui. Il s'efforça de ne pas laisser transparaître son anxiété, se rappelant les événements de la cabane avec une pointe de fierté malgré tout.
« C'est lui, le jeune homme qui a exécuté le Sacrement Noir avec une telle persévérance, continua Astrid. Et aujourd'hui, il a remboursé une dette à notre famille d'une manière... plutôt inattendue. Une dette qui n’était même pas la sienne initialement. »
Elle avait ajouté cette précision en dardant Festus Krex avec une moue réprobatrice. Le vieillard aux yeux pétillants prit la parole avec une assurance teintée de malice. « Oui, je devais ramener l’enfant Nordique, mais ce garçon... » Il s'interrompit, plongeant son regard perçant dans celui d'Aventus. « J'ai senti qu'il avait une place parmi nous. Une âme plus... adaptée à nos besoins. Ce Hunfen semblait trop droit, un esprit trop noble, trop "clair" pour notre famille. »
Astrid acquiesça lentement, un sourire subtil aux lèvres. « Festus a souvent des intuitions étranges, mais il semble que son choix ait été judicieux. Après tout, Aventus a montré qu'il pouvait faire face à la mort sans hésiter. »
Les membres de la Confrérie commencèrent à murmurer entre eux, certains avec scepticisme, d'autres avec une curiosité non dissimulée. Aventus sentit le poids de leur attention, un mélange d'examen et de calcul.
Arnbjorn, le Nordique aux cicatrices et à la stature imposante, se rapprocha et observa Aventus de haut, ses yeux durs analysant chaque détail. « C’est un gamin, par Sithis ! Comment peut-il espérer accomplir notre travail ? », gronda-t-il.
Babette, la fillette à l'air étrangement mature, s'approcha également, ses yeux malicieux fixés sur Aventus. « Il est peut être jeune, dit-elle d'une voix douce qui trahissait une intelligence aiguë, mais l'âge n'est qu'un nombre. C'est le cœur qui compte, et le sien... semble prometteur. »
Veesara émit un sifflement approbateur. « Les Argoniens nés sous le signe de l’Ombre sont formés à l’assassinat dès la naissance, et sont déjà parfaitement capables à son âge, renchérit-il. Tout ce qu’il lui faut, c’est un entraînement intensif. »
Aventus, debout au centre de ces assassins endurcis, sentait une étrange chaleur lui envahir la poitrine. Ils étaient des tueurs, des ombres vivant hors des lois des hommes, mais dans leurs voix et leurs regards, il y avait quelque chose de presque... fraternel.
Astrid posa sa main sur l'épaule d'Aventus. « Il a du potentiel, et notre famille a toujours eu besoin de sang frais. »
La décision était prise, et Aventus comprit qu'il venait de franchir un point de non-retour. La Confrérie Noire était désormais sa famille, pour le meilleur ou pour le pire.
oOo
Les jours qui suivirent furent pour Aventus une plongée vertigineuse dans l'art sombre de l'assassinat. Babette, avec sa stature de fillette et son sourire innocent, se révéla être une tutrice impitoyable et astucieuse. Elle lui confia un soir, alors qu'ils étaient assis à l'écart des autres, son secret le plus sombre.
« Tu sais, je ne suis pas vraiment une enfant. Enfin, pas de la façon dont tu l'entends, dit-elle avec un clin d'œil complice. J'ai plus de trois-cent ans à mon actif. Se faire mordre par un vampire à dix ans aboutit à ce genre de choses. »
Aventus, surpris, accepta cette révélation avec plus de fascination que de dégoût. « Tu es donc... une vampire toi-même ?
— Exactement, répondit-elle en riant doucement. Cela me donne quelques... avantages, dans notre domaine de travail. »
Au fil de leurs conversations, sous le voile secret de l'obscurité, Aventus confia à Babette le conflit qui le rongeait. S'il devait embrasser la voie de l'assassinat, il désirait que sa lame serve une cause qui, à ses yeux, revêtait une certaine noblesse. Il aspirait à choisir ses contrats avec discernement, à être l'instrument d'une justice plus sombre, celle qui s'abattrait sur ceux qui, selon sa propre morale, le méritaient vraiment.
« Je ne veux pas tuer des innocents, dit-il d'une voix chargée d'une conviction intense. Si je dois devenir assassin, je veux être celui de ceux qui font du mal, comme Grelod ! »
Babette, l'écoutant, leva un sourcil amusé avant que son expression ne se teinte de gravité. « C'est une noble intention, Aventus, mais la moralité est un chemin semé d'embûches. Crois-moi, après trois siècles, j'ai appris que la pureté est un idéal aussi fuyant que mon espèce sous un soleil de midi.
— Mais je pourrais au moins essayer ? » insista Aventus, cherchant dans son regard une lueur d'accord.
La vampire hocha la tête doucement. « Peut-être. Mais souviens-toi, dans notre famille, le Sacrement Noir est sacré. Lorsqu'un contrat est passé, nous ne jugeons pas ; nous exécutons. C'est la volonté de la Mère de la Nuit, et nos désirs personnels ne doivent jamais l'emporter sur le chant de l'obscurité.
— Et si le contrat n’est pas juste ? demanda Aventus, la voix teintée d'une sourde inquiétude. Si la cible n’a rien fait ?
— La justice, mon jeune ami, est aussi changeante que les saisons. Ce que tu vois comme un acte de cruauté, un autre peut le percevoir comme une délivrance. Notre rôle n'est pas de peser l'éthique, mais de tisser le silence. »
Aventus écouta, absorbant chaque mot. Il comprenait l'avertissement sous-jacent de Babette : un assassin de la Confrérie Noire ne pouvait se permettre le luxe de la sélectivité morale. Pourtant, au fond de lui, une petite voix s'accrochait à l'espoir d'un monde où les ténèbres pourraient parfois servir la lumière, même si ce n'était qu'une lueur vacillante dans la nuit éternelle.
L'entraînement était exigeant. Babette lui enseigna comment attirer une proie, comment susciter l'empathie ou la convoitise, puis frapper au moment le plus opportun. « Il s'approchera de toi, afin de se régaler de toi. C’est à ce moment que tu pourras attaquer », aimait-elle lui répéter. Après plusieurs jours à s'exercer sur des mannequins et à pratiquer des scénarios élaborés, Aventus sentit ses capacités grandir. Il apprenait vite, absorbant chaque leçon comme une éponge, chaque nuit finissant un peu plus aguerri, un peu plus aiguisé.
Finalement, le moment arriva où Astrid le jugea apte pour un premier travail. Elle le convoqua dans sa chambre, une pièce sombre ornée de symboles énigmatiques et de bougies vacillantes.
« Aventus, le moment est venu de mettre en application ce que tu as appris jusqu’ici, déclara-t-elle, son regard perçant plongé dans le sien. Ta première mission est simple, et soigneusement choisie pour s'aligner avec tes... dispositions particulières. » Un sourire énigmatique fleurit sur ses lèvres tandis qu'elle lui tendait un parchemin scellé de la marque de la Main Noire.
« Tu vas rendre visite à un homme, un reclus en apparence inoffensif, mais qui cache des penchants... peu recommandables, poursuivit Astrid en teintant son sourire d’une nuance prédatrice. Il trouvera un jeune garçon égaré bien trop tentant pour résister à l'envie de l’accueillir… à bras grand ouverts. »
Aventus acquiesça, une flamme nouvelle brûlant dans ses yeux. Cette mission transcendait un simple travail ; c'était l'opportunité de tester sa nouvelle philosophie, de frapper où il le jugeait nécessaire.
Troquant sa posture de chef pour celle de mère soucieuse, Astrid revêtit une cape usée et une capuche de toile grossière. « Nous allons nous rendre à Épervine. Je te ferai passer pour mon fils, que j’envoie visiter son grand-père à Faillaise. Le trajet passe non loin de ta cible. Je te fais confiance pour savoir ce qu'il faut faire ensuite. »
Le crépuscule enveloppa le monde de son voile, et dans son ombre, Aventus suivit Astrid hors du sanctuaire, muni de son savoir-faire naissant et d'une soif de justice obscure. Il était à la fois l'innocence et la vengeance, prêt à se mesurer aux ténèbres qui l'attendaient.