Les enfants de Bordeciel

Chapitre 10 : La Fin de l'Innocence

2573 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 22/08/2023 22:25

Chapitre 10 – La fin de l’innocence


Aventus s'éveilla à une réalité troublante, une douleur sourde martelant l'arrière de son crâne. Sa vision floue se concentra peu à peu sur un toit délabré soutenu par une charpente tordue, et il réalisa qu'il n'était pas dans le lit qu'il avait occupé la veille. Il ne reconnaissait pas cet endroit.

L'air était humide et froid, imprégné d’une odeur de moisissure et de poussière. Il cligna plusieurs fois des yeux afin de dissiper la brume qui s'était installée dans son regard. Lorsque sa vue s'éclaircit, il constata que l'endroit était sombre, éclairé seulement par des fentes entre les vieilles planches des murs de la masure dans laquelle il se trouvait. Les faibles rayons de lumière qui y filtraient révélaient une pièce dénuée de toute chaleur et confort. Des toiles d'araignée pendaient du plafond, oscillant au rythme des courants d'air. Des meubles branlants et le lit de paille sur lequel il était étendu occupaient la majeure partie de la pièce. Aventus tressaillit en remarquant une forme sombre confortablement installée sur un vieux buffet.

Le cuir noir aux renforts rouge sombre de sa tenue contrastaient vivement avec le délabrement de l’endroit. Il s’agissait d’une femme Nordique aux cheveux blonds, mais Aventus en discernait à peine les traits dans la pénombre. Il pouvait malgré tout sentir son regard perçant posé sur lui.

« Alors, bien dormi, petit ? » demanda-t-elle d’une voix traînante, presque suave. Aventus se redressa et fit quelques pas en arrière, méfiant.

« Où est-ce qu’on est ? Et qui êtes vous d’abord ?

— Quelle importance? répondit-elle en haussant les épaules. Tu est au chaud… au sec… en vie… On ne peut pas en dire autant de la vieille Grelod, n’est-ce pas ? »

Aventus se raidit à l'évocation de la mégère. « Que... Qu’est-ce que vous savez sur Grelod ? » réussit-il à articuler, sa gorge soudainement serrée. La femme rit, un rire bas et mélodieux teinté de malveillance.

« Oh, mon garçon. Un ‘malheureux accident’, une vieille femme tuée dans son propre orphelinat, et un des enfants qui fugue dans la même nuit, cela fait grand bruit ! La moitié de Bordeciel est au courant… »

Elle descendit lestement du meuble, se déplaçant d’un pas si léger qu’Aventus eut l’impression que ses pieds touchaient à peine le sol.

« Mais il y a un léger… problème, poursuivit-t-elle d’une voix langoureuse qui s’insinuait dans l’air comme un poison. Et ce problème, c’est que c'était à nous de tuer Grelod. »

Aventus frissonna. Il connaissait ce 'nous'. Il avait invoqué ce 'nous'. Mais il n’avait jamais obtenu de réponse.

« La Confrérie Noire… » murmura-t-il.

La femme acquiesça en hochant la tête, un sourire approbateur aux lèvres.

« Tu sais donc qui nous sommes ! Bien, bien... Alors, tu comprends. » dit-elle, et son ton devenait de plus en plus traînant, sa voix roulant sur les syllabes comme une caresse malaisante. « Ce meurtre n’était pas pour toi, Hunfen… Tu nous as volé ce meurtre, et il va falloir le rembourser. »

Aventus cilla plusieurs fois, stupéfait. « Je… Je suis Aventus ! Pas Hunfen ! Et Hunfen... il n'a pas assassiné Grelod ! C'était un accident... »

La femme marque une pause, la surprise éclipsant momentanément le sourire malsain de son visage. Puis elle pouffa de nouveau, avant de répondre avec une nonchalance teintée d’amusement :

« Ah, Festus, quel manque de professionnalisme. Il m'aura donc livré le mauvais gamin. Il aura droit à une petite réprimande ! »

Aventus, quant à lui, avait oublié toute crainte, remplacée par une colère aussi soudaine que violente. « Vous... vous êtes tous des idiots ! cracha-t-il. J'ai fait le Sacrement Noir nuits et jours ! je vous ai appelé tout ce temps ! Et vous n’avez pas répondu ! Je croyais qu’en fait vous n’existiez pas ! Et maintenant vous vous trompez de cible !Vous êtes des incapables ! »

Il se tut et fit un pas en arrière en voyant la femme s'approcher en affichant un sourire carnassier. Elle semblait désormais dégager une aura oppressante qui augmentait à chacun de ses pas. Arrivée à sa hauteur, elle se glissa soudainement derrière lui et effleura sa joue du bout des doigts, lui arrachant un nouveau frisson.

« Oh, pauvre petit garçon, énonça-t-elle d’un ton faussement réconfortant, ce n’est pas parce que tu pleures dans le noir que nous avons l’obligation de répondre à tes appels... » Aventus se tendit en sentant ses doigts glisser dans son cou, puis sur son épaule. Soudain, aussi vivement qu'un serpent, elle l’agrippa douloureusement et, de son autre main, plaça la lame d’une dague sous sa gorge. Il sentit le souffle de l’assassine sur son oreille alors qu’elle poursuivait d’une voix tranquille, mais néanmoins chargée d'un avertissement glacial : « Et tu ferais bien d'apprendre à respecter ceux qui sont plus grands et plus forts que toi.»

Aventus se crispa et déglutit difficilement, le métal froid contre sa gorge menaçant à tout instant d’entailler sa peau. Malgré tout, il s’efforça de cacher sa peur, ne voulant pas donner cette satisfaction à sa tourmenteuse. Il tourna les yeux et la fixa, la colère et le dégoût brûlant dans ses yeux.

La femme eut un rictus moqueur. « Alors… Tu t’appelles Aventus-pas-Hunfen, c'est bien ça ? demanda-t-elle narquoisement, sa lame n’ayant pas bougé d'un iota. Eh bien, Aventus, je suis Astrid, et je dirige la Confrérie Noire ici, en Bordeciel » Elle recula enfin, replaçant la dague dans son fourreau avec une fluidité effrayante. Son regard se durcit. « Eh bien, puisque tu es là, que dirais-tu de rembourser cette dette à la place de ton… bienfaiteur ? »

Astrid se retourna et désigna d'un geste nonchalant un coin sombre de la pièce qui avait échappé à l’attention d’Aventus. Il blêmit en y apercevant trois silhouettes attachées à des poteaux, aveuglées par un capuchon d’exécution. « Tu vois ces trois personnes ? demanda-t-elle, sa voix empreinte d’une satisfaction sadique. L’une d’entre elles est l’objet d’un contrat, du même type que celui que tu as voulu mettre sur Grelod. » Astrid fit une pause, laissant les paroles s'enfoncer dans le silence de la masure.

Elle se tourna pour faire face à Aventus. La lumière qui perçait à travers les fentes dans les murs jetait des ombres mouvantes sur son visage, soulignant l'expression malsainement ravie qui y était peinte. L’enfant se tint droit, refusant de lui montrer la terreur qui lui tordait les entrailles.

« Alors, dit-elle doucement, lequel est-ce, d’après toi ? Qui parmi ceux-là voudrait-on voir supprimé ? » Elle s'approcha à nouveau d’Aventus à pas feutrés. Il la sentit prendre délicatement sa main, avant de refermer ses doigts sur le manche d’une dague, tout en se penchant jusqu'à ce que son souffle effleure son oreille. « Un meurtre pour un meurtre, Aventus. Choisis, et frappe. »

Aventus se sentit désemparé. la sensation dans sa main lui était étrangement familière, et il se revit brièvement frapper l’effigie du Sacrement Noir. Mais cet endroit, ces victimes, cette dague, c'était différent. C'était réel, tangible, terrifiant. Ses pensées tourbillonnaient dans un chaos de peur et de confusion. Frapper Astrid ? Impossible. Sa raison lui hurlait qu'elle le maîtriserait avant même qu'il n'esquisse un mouvement. Fuir ? L'endroit semblait dénué d'issues, et ses chances de s'échapper de cette masure étaient minimes. De plus, la Confrérie Noire était partout. Ils le trouveraient. Peut-être pourrait-il plaider sa cause, expliquer, négocier... Mais à nouveau, le regard imperturbable d'Astrid, cette prédation dans ses yeux, écrasait cette idée avant qu'elle ne prenne forme.

Les images de l'orphelinat défilèrent dans son esprit. Les enfants, leurs visages, Grelod. Il était tombé sur pire que Grelod !Comment en était-il arrivé là? Pourquoi lui? Le rituel, la dague, l’effigie, ce n'était qu'un jeu, une sorte de prière désespérée. Mais là, tout était réel. La dague, la mort. Il était piégé dans un cauchemar dont il ne pouvait s'échapper.

Il se sentit suffoquer, comme si l'air manquait dans la pièce. Sa gorge était sèche, ses mains moites. La réalité l'écrasait. Il n'avait nulle part où aller. Les silhouettes attachées représentaient une réalité effrayante, un miroir de ce qu'il pourrait devenir. Il était l'outil d'Astrid, son jouet. Sa respiration s'accéléra, la panique le submergeant. Les murs semblaient se resserrer autour de lui, les ombres danser, le moindre murmure lui parvenait comme un hurlement. Il avait envie de crier, de pleurer, de refuser. Mais il était impuissant. Dans ce torrent d'émotions, une seule pensée émergea clairement : il devait survivre. Peu importe le coût. Peu importe la décision. Peu importe la victime. Il n'avait pas le choix.

Il s'approcha lentement des victimes, la dague pesant lourdement dans sa main. Les battements de son cœur faisaient écho ses pas. Il tenta d'ignorer Astrid, tenta d'oublier la raison de sa présence ici. Il voulait juste sortir, trouver une porte, une fenêtre, n'importe quoi qui pourrait le mener à la liberté.

La silhouette au milieu, une femme impériale simplement vêtue, dut entendre ses pas car elle l'interpella alors, une note méprisante dans la voix. « T'es qui, toi ? Si tu vas me tuer, fais-le ! Mara m’en est témoin, sans cette cagoule, je te cracherais au visage ! »

Ce ton, cette arrogance, il ne les connaissait que trop bien. Grelod ! Était-ce une illusion ? Un piège de la Confrérie ? La rage de mêla à la terreur dans son esprit déjà affolé. Les punitions, les humiliations, tout ce qu’il avait subi à l’orphelinat resurgissaient.

« C'est... c'est toi ! » balbutia-t-il, les larmes aux yeux, sa voix se brisant. La dague dans sa main semblait maintenant vibrer d'une énergie sauvage. « Grelod ! Tu n'es pas morte ! »

La femme eut un rire sardonique, ignorant complètement sa terreur. « Grelod ? lança-t-elle, qu'est-ce que tu racontes, petit imbécile ? Tu te trompes de personne. »

Mais pour Aventus, il ne s'agissait pas d'une inconnue. C'était Grelod, la vieille sorcière qui lui avait infligé tant de souffrances. Tout se mélangeait dans sa tête. Soudain, il se retrouva à l'orphelinat, subissant les brimades, les punitions. Puis tout changea encore, le sacrement noir ; il était de retour dans la résidence Aretino, agenouillé devant l'effigie, répétant la litanie. Sauf que ce n'était plus une simple effigie, c'était elle, c’était Grelod, qui riait et hurlait des insanités.

Machinalement, il brandit la dague en murmurant : « Car les péchés des indignes doivent être lavés »

La lame s’abattit avec force. « Dans le sang et la peur ! », cria-t-il, tout en assénant le coup. Le métal froid rencontra la chair, les os. Un cri étouffé émana, mais le rire pernicieux de Grelod reprit.

« Dans le sang et la peur ! » hurla-t-il à nouveau en frappant une seconde fois. Mais Grelod le dardait toujours en continuant de rire face à sa faiblesse.

« Dans le sang et la peur ! Dans le sang et la peur ! » Chaque coup déchaînait des années de frustration et de peine. Chaque fois que la dague s'enfonçait , la voix de Grelod s'estompait, éclipsée par la furie de son propre cri. « Dans le sang et la peur ! », assena-t-il encore et encore, chaque frappe rythmée par ces mots.

La vision de Grelod le narguait encore, le défiant de frapper plus fort, plus vite. Ses joues étaient striées de larmes, mais il ne s'arrêta pas. Il continua, inlassablement. Chaque coup constituait une libération, chaque cri une purge.

Enfin, alors que le bras d'Aventus était à bout de force, le silence se fit. La voix de Grelod, autrefois si forte et dominante, avait disparu. La douleur et la peur qu'elle avait insufflées en lui s'étaient dissipées, ne laissant qu'une sensation de vide. Reprenant lentement ses esprits, Il réalisa brusquement qu'il n'avait jamais quitté la cabane. Face à lui, l’Impériale gisait, le sang coulant en un ruisseau sombre sur le sol de bois vermoulu. Les silhouettes aux côtés de sa victime étaient toujours silencieuses, probablement mortes de peur. La vision de Grelod avait été une illusion, un piège de son propre esprit.

La facilité avec laquelle il l'avait tuée, la force avec laquelle il avait frappé encore et encore... Il se sentit soudainement malade, envahi d'une profonde horreur face à ce qu'il avait fait. C'était si simple... Trop simple. Il recula, laissant tomber la dague souillée de sang. Ses yeux fixèrent le cadavre, et il sentit une nausée remonter dans sa gorge.

Il tourna la tête et aperçut Astrid, qui observait, un sourire appréciateur au visage.

« Est-ce que… Est-ce que c’était elle qui avait un contrat sur sa tête ? », balbutia-t-il, la voix tremblante.

Astrid éclata d'un petit rire amusé. « Oh. Non, non, non. Ne comprends-tu pas ? La culpabilité, l'innocence, le bien, le mal... Ce sont des notions insignifiantes. Ce qui compte, c'est que je t'ai ordonné de tuer quelqu'un, et tu as obéi. »

Elle se dirigea vers les deux silhouettes tremblantes et, sans un mot, sans une hésitation, elle les élimina avec une précision mortelle. Leurs corps tombèrent lourdement, leurs épaules ayant cessé de trembler.

Aventus voulut crier, hurler, demander pourquoi. Mais aucun son ne sortit de sa bouche.

« Tu as remboursé ta dette, Aventus, murmura-t-elle en nettoyant son arme sur le manteau d'une des victimes. Tu es libre de partir... ou de m'accompagner au sanctuaire de la Confrérie Noire. »

Sans attendre sa réponse, elle sortit de la cabane. Aventus la suivit, poussé par une envie irrépressible de fuir cet endroit. Il se précipita vers la sortie, espérant y trouver la liberté, mais se figea quand il réalisa où ils étaient vraiment. Devant lui s'étendait un marais malodorant. À quelques pas de la porte de la cabane, des crabes des vases se prélassaient tandis que des givrépaires, ces affreuses araignées aussi grosses que des chiens, se mouvaient entre les arbres morts. Il réalisa soudainement l'illusion du choix que lui avait donné Astrid. Il ne pouvait pas vraiment partir, pas seul, pas ici.

Comme pour renforcer son point de vue, un grand cheval noir aux yeux rouges s'avança à côté d'Astrid, un animal si majestueux qu'il semblait à peine appartenir à ce monde. Astrid grimpa sur le cheval et tendit la main à Aventus.

Après une hésitation, il la saisit et grimpa derrière elle. Le cheval s'élança, emportant avec lui les deux silhouettes qui se fondaient dans la nuit.



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