Jay'la et l'Histicide

Chapitre 7 : Pour Quelques Gouttes de Sucrelune

2866 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour il y a plus d’un an

Jay’la fronça les narines. Elle s’éveilla. Son nez huma l’air de droite à gauche, s’arrêta dans la direction depuis laquelle l’odeur était la plus forte. Il flottait dans l'air des senteurs de pluie et de feu de bois. D'eau croupie et de feuilles pourries. Les hommes puaient la sueur, le marais puait l’excrément. Mais l’espace d'un instant il y eut aussi l'effluve éphémère d'un souvenir. Aussi légère qu'un rêve. Une odeur douce, légèrement écoeurante. Familière. Une odeur inexplicable. Enfin, peut-être pas. Jax et Cletus allaient l’entendre.


Jay’la le leva. Elle ôta son chapeau et l'accrocha à la branche brisée d’un tibrol. Adherakii, tiré de son demi-sommeil, se dressa sur ses pattes de velours. Il lui emboîta le pas.


« Il y a un problème ?, s’inquiéta Salamandre.


— Aucun, reste ici. »


Le dunmer veillait, allongé au creux d’une racine. Son épée courte reposait au creux de son giron. Il hocha la tête et s’abîma dans la contemplation des braises mourantes du foyer. Jay’la s’éloigna des mercenaires roulés dans leurs couvertures. Elle enjamba Teramzu, assoupi dans une cuvette boueuse. L’une de ses paupières s’entrouvrit pour la suivre du regard. 


Bientôt, elle atteignit la frontière lumineuse que dessinait l’éclat du feu de camp dans la nuit noire. Au-delà s’étendait une masse informe d’obscurité. Les pupilles de Jay’la s’élargirent pour s’adapter au changement de luminosité. Les arbres enguirlandés de mousse adoptèrent une teinte grisâtre. Ils tendaient sur elle leurs doigts crochus. Ils bruissaient de milliers d’insectes invisibles, comme autant d’yeux pour l’observer. Les crapauds croassaient. Et dans l'atmosphère moite, aussi chaude qu’en plein jour, flottait l’arôme sucré qui la guidait.  

Un timide courant d’air balaya la nuit. La fragile effluve se dissipa dans son sillage. Jay’la renifla, sans réussir à la retrouver. Elle sonda du regard le camaïeu de gris qui s’offrait à elle, à la recherche d’un indice sur sa provenance. 


Adherakii sauta sur une branche morte. La queue dressée, sa gorge émit un imperceptible grognement. Tout doucement, il se déplaçait d’îlot en îlot, sans que le moindre de ses poils ne touche la fange infâme qui stagnait entre les arbres. Jay’la n’était pas folle, lui aussi le sentait. 

Sans un bruit, Jay’la bondit à sa suite de perchoirs en perchoir. A quatre pattes comme un senche. La voilà retombée en enfance : un chaton de gouttière sur les toits de la Cité. Sa longue queue souple battait l’air dans son dos pour mieux l’équilibrer. Elle n’avait rien perdu de son agilité. 


L’odeur reparut. D’abord quelques particules discrètes perdues parmi le puissant parfum d’orchidées, de champignons et de fermentation qui remontait du sol. Puis de plus en plus fortes, de plus en plus perceptibles au milieu des effluves parasites. Derrière eux, le feu ne camp n’était plus qu’un point rouge que l’on distinguait à peine à travers le voile opaque de la végétation. Au loin mugit dans la nuit un léviathan solitaire. Jay’la ralentit. En face, deux silhouettes se faisaient face entre les arbres. Elle ne s’était pas trompée. 


Jax et Cletus discutaient tout bas avec animation. Ce qu’ils disaient n’importait pas. Ils s'arrêtaient souvent, le temps de porter à leur bouche le contenu d'une bouteille qu'ils se partageaient. Un mot d’elle et Adherakii leur déchirait la gorge. Il n’attendait que ça. 


Le poil de Jay’la se hérissa dans son dos. Elle s’approcha encore, ombre parmi les ombres. Elle par la gauche, Adherakii par la droite. 


« Jay’la pensait que vous deviez monter la garde… » leur dit-elle en se laissant subitement tomber devant eux. 


Jax et Cletus sursautèrent. Leurs mains fébriles s'excitèrent, tâtonnèrent. Leur effort maladroit de dissimuler la bouteille à sa vue était vain. Adherakii surgit de nulle part à leurs côtés. Ils bondirent de nouveau. Il ouvrit la gueule, dévoila ses crocs. Jax et Cletus s'immobilisèrent, soudain pétrifiés. L’air de rien, il les frôla presque quand il les dépassa pour se replacer devant Jay’la. 


« C’est c’qu’on f’sait, j’vous jure ! J’avions entendu un bruit dans les fourrés, juste là ! On s’en est allés vérifier. 


— Donnez-lui ceci. » 


Elle tendit une main impérieuse. Jax ouvrit la bouche pour protester. Cletus eut plus de clairvoyance. A contrecoeur, il tira des poches de sa vareuse le petit flacon gris imprégné de l’odeur qui avait attiré Jay’la.

Du skooma. Bon marché. Ces abrutis ne le fumaient même pas. Ils le buvaient tel quel, coupé à la gnôle. Leur haleine puait.


« Les autres, aussi. » 


Deux autres flacons s’en vinrent rejoindre le premier entre ses pattes. 


« Rentrez. Maintenant. » ordonna Jay’la d’un ton sec. Parfois, les truands les plus endurcis ne se comportaient guère différemment d’une portée de ja’khajiits. Sa couche douillette et un sommeil réparateur lui tendaient les bras. Elle se retrouvait au lieu de ça dans le noir des marais à faire la maman pour deux drogués.


Jax, penaud, remua ses doigts pour produire un globe de lumière. Quelques jurons étouffés plus tard, il parvint à allumer dans les airs une petite flamme chancelante pas plus grosse qu’une chandelle. Le moindre mouvement la fit s’évanouir. Le visage des deux mercenaires replongea dans l’obscurité. 


Ils avaient le teint pâle et les yeux hagards. Jay’la détourna le regard. Maintenant, c’était leur problème. Elle tourna les talons pour regagner le camp. Adherakii la suivit comme son ombre. 


« J’vais y arriver, m’dame, j’vais y arriver ! » promit Jax d’une voix affolée. 


Jay’la accomplit tout de même le tiers du trajet avant qu’un pâle halo ne chassât l’obscurité dans son dos. Elle se retourna. Jax et Cletus couraient pour la rattraper en titubant. La lumière magique projetait des ombres mouvantes au gré des mouvements de leurs course effrénée. Quand elle rejoignit sa couche, tout près de la chaleur du feu de camp, Teramzu la scrutait. Il s’était assis en tailleur sur le sol. Il posait sur elle ses yeux qui jamais ne clignaient. Il ne disait rien depuis le début du voyage. Mais n’en pensait pas moins. Qui pouvait imaginer ce qui se passait derrière des yeux comme ceux-là ? Dans une tête comme celle-ci ? 


Elle le chassa de ses pensées. Mais le poids oppressant de son regard vide pesait encore. Penchée sur une mare, Jay'la versa dans l’eau du marais le contenu des fioles de skooma. Elle jeta le premier flacon vide.


"Sploutch", fit-il en s'enfonçant dans la vase.


Le second atterri avec le même bruit visqueux. 


Jay'a rassembla ses forces pour lancer le dernier plus loin encore. Il décrivit une longue courbe dans les airs, heurta quelques branches basses et s'écrasa parmi les nénuphars. 


Quand elle releva la tête, la face reptilienne de Teramzu l’observait toujours. Avec haine ? Avec curiosité ? Son visage impassible était une feuille de parchemin vierge sur laquelle son imagination dessinait les émotions qu'elle voulait bien y voir. Ne pouvait-il donc l'ignorer et dormir ? 


« Excuse la khajiite. Elle n’escomptait pas te réveiller par cet incident. Incident clos par ailleurs... »


Jax et Cletus rentraient avec fracas. Quelques uns de mercenaires sortirent du sommeil.  Cletus trébucha, manqua de s’affaler le nez dans une mare. 


« Salamandre ! Prends trois de tes hommes et donne un bon bain à ces deux-là »


Salamandre s’extirpa de sa méditation. D'un signe, il appela à lui trois des reîtres déjà réveillés. Deux à deux, ils encadrèrent les deux camés. Ils s'en saisirent, poussèrent et tirèrent sans ménagement.


« Soit-dit en passant, celle-ci te prie, à l’avenir, de mieux surveiller les hommes que tu places en quart, ajouta Jay'la. Tu en es responsable. Même quand ils vont se défoncer dans un coin. La khajiite vous avait prévenu qu’elle ne voulait pas de ça. »

— Mes excuses. Ils m’avaient dit qu’ils partaient patrouiller autour du camp. Ça ne se reproduira plus. »

Il y avait intérêt.


« Une vendeuse de skooma qui ne le tolère pas. C’est… surprenant. »

Elle ne rêvait pas. C’était bel est bien Teramzu qui venait de lui adresser la parole. Tout bas. Presque un murmure. 


« Tiens ? Tu sors de ton mutisme ? » 


Le lézard s’y replongea. 

Jay’la s’approcha de lui. Une question lui taraudait l’esprit. Elle y songeait depuis le jour de leur rencontre, dans sa hutte : 


« Tu connais beaucoup de choses sur la khajiite. Comment es-tu si bien informé ? 


— Vous connaissez aussi beaucoup de choses sur moi.


—  Quelqu’un qui te connait a renseigné Jay’la à ton sujet. Mais tu n’as pas répondu à la question de celle-ci.


— L’Anequina Quotidien,  l’édition du 8 âtrefeu 196. C’était un tirdas. L’un de mes confrères me l’avait fait envoyer, chez moi. Il voulait me montrer l’article de la page 6, qui parlait de la traduction de nouveaux textes Barsaebic découverts sur des reliefs de Wendelbek. Il faut savoir que les Barsaebics sont le clan Ayleide responsable de la colonisation de l’Argonie. Ils ont été chassés de leurs cités natales implantées dans une région située entre Bravil et Rimmen suite aux purges organisées à… » 


Un concert d’éclaboussures interrompit par miracle le monologue. Jay'la ne prit même pas la peine de se retourner. Jax et Cletus juraient. Ils crachaient, hurlaient des protestations. Salamandre et ses gars riaient. Un nouveau "plouf" retentit. L’hilarité redoubla. 


« Ne les noyez pas !  » lança Jay’la par dessus son épaule. 


Une bonne leçon suffirait. Ils ne braveraient plus ses interdits de sitôt. Le châtiment serait la prochaine fois bien pire qu’une simple baignade et un avertissement. 


« Enfin, bref…  reprit Teramzu pour combler le silence qui s’installa au terme de cet interlude. L’article comprenait quelques erreurs, imputables à une médiocre connaissance du sujet de la part du journaliste qui en était l’auteur. Mais il avait le mérite de porter à la connaissance du grand public tout un pan méconnu de l’histoire ayléide.  

Et en page 7, l’article voisin faisait part du mariage de l’une des notables de Rimmen avec un gentilhomme local. Ainsi que son procès pour diverses affaires de corruption, de contrebande et de trafic de stupéfiants. Je me rappelle du nom de la mariée et prévenue. C’était celui que vous avez utilisé pour vous présenter à moi. C’est un peu tard, mais toutes mes félicitations. Comment se porte le baron Koval ? »


 — Qui ça ? Oh, oui : l'époux de celle-ci. Il est hélas décédé, le pauvre.  »

Jay’la porta un regard nostalgique sur ses doigts chargés de bagues.

 « Six mois à peine après son mariage avec la khajiite. Une crise cardiaque foudroyante. A son âge c’est tragique, mais les guérisseurs disent que ça arrive parfois. 


 — Je suis désolé de l’apprendre. Toutes mes condoléances.


 —  Inutile de plaindre la khajiite. C’était il y a longtemps. Mais celle-ci pense encore à lui très souvent. Tous les mois, à vrai dire : lorsqu’elle calcule dans sa comptabilité les revenus que lui rapportent les hectares de champs de sucrelune légués en héritage... »


C’était peut-être pour le mieux, après tout : “La” n’était pas un affixe pour une khajiite mariée. Mais de tous, il avait la plus belle des sonorités. On lui avait plusieurs fois suggéré de le changer ; de vanter sa ruse en adoptant un nom comme “Daro’Jay”. Mais Jay’la… le mot coulait sur la langue comme une goutte de sucre. Le veuvage offrait une bonne excuse pour le garder sans scandaliser la tradition khajiite. Si tel était le prix à payer… 


 «  Et le procès ? 


— Ce n’était qu’un malentendu, toute cette affaire s’est dénouée très vite. En fait, aucun témoin ne s’est présenté à la barre, alors elle a été classée sans suite. 


— Au vu de votre comportement à mon égard, je suppose que ce dénouement n’a rien à voir avec la réalité des faits…


— Tu offenses celle-ci, Teramzu : la seule réalité, c'est celle énoncée par le juge. Tout le reste n'a pas vraiment d'existence légale tant qu’il n’a pas statué autrement. »


Teramzu se redressa. Il approcha son visage de celui de Jay’la. Elle recula, instinctivement. Adherakii banda ses muscles. Il aurait sauté sur lézard si elle ne l’avait retenu d’un geste. Teramzu n’avait pas remarqué ce à quoi il avait échappé de peu. Sans quoi il n’aurait poursuivi si audacieusement : 


« Mais pourquoi m’avoir enlevé ? Le skooma ne vous rapporte pas assez, vous convoitez l’or de Cutlexecuh-ta-Xolothl ? Ou n’êtes vous qu’un pantin que contrôlent d’invisibles mains ?  »


Jay’la posa son index sur le nez de Teramzu. Le dos de la griffe fraîchement vernie effleura ses écailles. Elle lui répondit pourtant calmement : 


« Si Jay’la t’a enlevé, c’est parce que tu n’aurais pas accepté de la suivre autrement. Que pouvait-elle t’offrir en échange de ta consentante collaboration ? De l’or ? Toi qui te contentes pour vivre de la nourriture que t’apporte le marais et de la lecture du courrier que te livre de temps à autre un confrère en visite. Maintenant tu es là, que tu le veuilles ou non. Mais j’ai bon espoir que tu t’habitueras à ce désagrément, que tout se passera bien entre toi et la khajiite. »


Jax passa près d'eux. Jay'la se tût.  Il avait ôté ses vêtements. Aussi nu qu'un bébé, il s'installa près du feu au-dessus duquel il mit ses vêtements à sécher. Il tisonna les braises, ajouta quelques blocs de tourbe.


Les autres mercenaires retournaient se coucher.


 « J’suis sûr j’avions chopé des sangsues… »


Cletus s’inspectait minutieusement le corps. Il maugréait, ne fît silence que le temps de cracher un glaviot visqueux qu’assaisonnaient des lentilles d’eau. 


Teramzu louchait sur les deux fautifs. Cette attraction n'avait que trop duré. 


« Ne t’inquiète pas pour eux. La khajiite est bien placée pour connaître les ravages du skooma. C'est pour leur bien. »


Donner de la drogue à des truands était rarement une bonne idée. Elle procédait pourtant ainsi, autrefois. Quand il s'agissait à ses débuts de payer sa bande.  Une ration hebdomadaire de produit pour chacun. Ça aidait à distribuer la marchandise et ça laissait le liquide aux nouveaux investissements. Mais elle avait abandonné. Ça causait toujours des ennuis. Ça faisait baisser leur qualité professionnelle. Au final, on se retrouvait à la place avec une bande de dégénérés bons à rien. Voilà une règle simple qu'il fallait respecter dans le gang de Jay’la : le skooma, c'était pour les clients. Ça permettait de garder loin d'elle les camés prêts à tout pour une dose, même à piquer dans la caisse. Ça impliquait d'augmenter la paye des autres. Pour éviter qu'ils aillent voir ailleurs si la concurrence n'était pas plus souple sur les avantages en nature. Cela s'appliquait d'autant plus aux mercenaires loués pour l'Argonie que la mission était importante.


Le lézard ne répondit rien. Il replia ses jambes contre son corps et se coucha dans le trou boueux qu’il avait élu comme lit de camp. Il ferma les yeux. Pour dormir ou faire semblant. Jay’la l’observa un moment, accroupie sur le bord. Sa queue battait l’air pensivement. 


Si Teramzu commençait à parler, c’était qu’il y avait du mieux. Petit à petit, sans le brusquer, elle arriverait à le faire pleinement coopérer. Ces idiots de Jax et Cletus avaient failli tout gâcher. Ils ne méritaient pas le sang-froid dont elle avait fait preuve. Mais Teramzu aurait encore fait une crise de panique s'il avait assisté à leur noyade par Salamandre. 


« Repose-toi bien, Teramzu. Une grosse journée s'annonce pour demain. L'ami de la khajiit nous attend à Xolothl

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