Jay'la et l'Histicide

Chapitre 6 : Ardtman Pierre-Sèche

3743 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour il y a plus de 2 ans

Peu de reliefs dessinaient les paysages du Marais-Noir : les pluies d’une année balayaient à la mer les sédiments qu’apportait la précédente. L’océan avalait les côtes qui, plus tard, se reformaient de la terre qui s’y accumulait. “L’Argonie est un organe qui s’étire et se contracte éternellement au gré de son immuable respiration. “ Voilà ce que disait jadis l’un de ses professeurs de géographie lors d’une de ses conférences. Un poumon ? Un trou du cul, oui ! Tout finissait par s’y écouler un jour.


Au fond d’un trou, Cuiwen et Xer s’y trouvaient bel et bien : Des rocs déchirés, brisés, effilés comme les dents les dominaient de toute leur hauteur. Où que portât le regard de Cuiwen, il se heurtait aux parois irrégulières tapissées de touffes de végétation arrachées à la forêt. Cutlexecuh-Ta-Xolothl avait rejailli du sol à la suite d’un glissement de terrain, disait-on. Mais personne ne l’avait prévenu de son ampleur : un séisme, un cataclysme avait lessivé la boue et dévoilé l’ossature rocheuse qui se cachait en dessous. Un gouffre s’était ouvert dans le sous-sol troué comme la pâte d’une meule de fromage nordique et avait englouti le marais dans sa chute. 


Les blocs instables de la paroi s’accrochaient vaille que vaille les uns aux autres. Vu les larges fissures dont elles étaient zébrées, Cuiwen n’en aurait pour rien au monde tenté l’escalade. Heureusement, ils se tenaient loin des cônes d’éboulis qui s’amoncelaient sur les bords. Xer et elle se trouvaient au centre de la vaste cuvette qu’ils délimitaient. Il devait pourtant exister une autre issue : l’expédition d’Ardtman était bien arrivée ici d’une manière ou d’une autre et elle doutait que ce fût via l’Express Souterrain.  


Justement, voilà la pyramide : à demi-enterrée, elle penchait, ivrogne, comme emportée par la puissance du torrent et échouée là sur quelque bas-fond. L’angle improbable qu’elle formait par rapport au niveau du sol n’inspirait pas plus confiance que les falaises effritées. Mais elle tenait ! Les pierres restaient soudées les unes aux autres, sans dévier d’un millimètre de la maçonnerie. Quel âge avait-elle ? Quatre, cinq mille ans ? Les anciens Saxhleel n’utilisaient pas de mortier, seulement des blocs cyclopéens taillés à l’aide d’outils de roche dure, empilés les uns sur les autres. Pourtant la xanmeer se dressait là. Comme au premier jour. Juste un peu plus penchée. Et juste un peu plus sale. 


Dire que des pédants osaient considérer cette architecture comme inférieure à celle des ayléides… S’ils pouvaient mettre un jour dans leur vie le nez en dehors de leur bureau bien confortable et voir ce qu’elle voyait là, ça leur ferait ravaler leurs hypothèses. Il fallait bien comparer le comparable. Il serait idiot de mettre une pyramide saxhleel et la Tour d’Or Blanc l’une à côté de l’autre. Mais tout de même, il existait ailleurs des ruines elfiques bien plus récentes et bien moins conservées. 


« Xer, c’est extraordinaire ! Regarde ces statues : leurs yeux de jade sont encore incrustés. Personne n’est venu ici pour les piller depuis des millénaires Par les Huit, j’ai hâte d’entendre ce que l’expédition d’Ardtman y a découvert…


— Oui, toutes ces vieilleries égayent le paysage. Mais n’oubliez pas pourquoi nous sommes ici, il y a mieux à faire que d’épousseter chaque caillou avec une petite brosse. 


Cuiwen roula des yeux. Comment les argoniens pouvaient-ils se moquer à ce point de leur passé, de leur héritage ? Leurs ancêtres construisaient des merveilles dont les ruines parsemaient aujourd’hui les marais, il y avait de quoi être fier. La vie dans la plus misérable des provinces de Tamriel n’était pas facile. Les habitants survivaient plus qu’ils ne vivaient, à la sueur de leur front. Des soucis un poil plus urgents que la recherche archéologique occupaient leur esprit au quotidien. Mais de là à se contenter d’ignorer leur trésor culturel, de n’y voir que de vulgaires curiosités... Si ce n’étaient les savants “peau-sèches” qu’ils moquaient gentiment, les vestiges de leur grande civilisation auraient tous sombré dans l'oubli. 


La montée au pouvoir du An-Xileel et la sécession du Marais-Noir qui en avait résulté avaient fait grincer des dents, en Cyrodiil. Mieux valait que Cuiwen évitât de le clamer à trop haute voix dans l’Empire, mais elle ne pensait pas que ce soit pour le pire. Ça faisait désordre, bien sûr. Il y avait eu des massacres, des débordements, des trucs sérieux sur lesquels il ne fallait pas plaisanter. Tout ça, c’était il y a longtemps. Maintenant, peut-être que ce nouvel orgueil national gonflerait l’intérêt des argoniens pour les accomplissements de leurs peuples. Ce pays avait besoin de plus de Teramzu. 


Xer n’en avait pas moins raison. Artdman et ses compagnons devaient se trouver quelque part dans les ruines. 


La taille des amas de troncs d’arbres déchirés par le courant laissait imaginer la déferlante de puissance qui avait balayé le terrain, le jour du glissement. Mais déjà, la nature retrouvait son équilibre. En quelques semaines, le Marais-Noir aurait repris son visage habituel. L’eau qui tombait en cascade depuis le sommet des falaises circulait paisiblement entre les débris. Il devait exister quelques issues par lesquelles elle s'évacuait, car le niveau leur arrivait à peine à mi-mollet. Déjà, la végétation renaissait. De petites pousses vert tendre émergeaient des bois pulvérisés, des plaques de tourbe lessivées. De nouvelles feuilles germaient d’arbres pourtant arrachés, bien décidés à s’adapter et à survivre à ce temporaire désagrément. Il flottait encore dans l’air l’odeur âcre de poissons pourris, celle des charognes putréfiées prises dans la coulée, de la fange retournée, les effluves enivrantes du bois mort et des feuilles décomposées. Rien d’inhabituel, donc : rien de plus que le doux parfum de l’Argonie. Bientôt, dans quelques mois, quelques années, il ne resterait nulle trace de la catastrophe. Le marais reprendrait ses droits. Qui garderait encore le souvenir de cet événement, lorsque les cicatrices seraient perdues dans le paysage ? 


Cuiwen emboîta le pas à Xer qui enjamba arbres morts et petits ruisseaux en direction de la xanmeer de guingois, deux à trois cents mètres plus loin. Les branches pourries craquaient sous leur poids. A chaque pas, il fallait craindre que le sol traître ne se dérobe. Xer arracha un bâton tordu qui dépassait de la surface trouble d’un trou d’eau. Il le torcha grossièrement de la fange humide qui en tapissait l’écorce. Le lézard sonda armé de cet outil le terrain qui s’offrait devant eux. Cuiwen gardait le regard fixé là où elle posait les pieds, mais à chaque fois qu’il fallait s’arrêter le temps que Xer ne décide des détours à emprunter, elle le sentait inexorablement attiré par la silhouette massive de Cutlexuh-Ta-Xolothl. 


Sa forme se distinguait nettement sous le manteau de boue et de végétation morte qui couvrait l’édifice jailli des entrailles de la terre. D’ici, il ressemblait à un énorme haj-motah camouflé sous la vase. A tout instant, il lui semblait qu’il pourrait s’ébrouer et s’en aller, placide. Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit degrés. Étrange, les xanmeers saxhleel n’en comptaient habituellement que six. Celle-ci n’était pas plus imposante que d’autres, mais suivait un rapport de proportions différent. Si seulement Teramzu était là, il en connaîtrait certainement l’explication... 


« Attention, l’avertit Xer. Le sol ici est sur le point de s’ébouler. Marchez bien sur les branchages, qui sont plus stables. »


Était-ce l’autel sacrificiel, tout là-haut ? Ardtman l’avait alors étudié en premier, car le granit étincelait de propreté. Nettoyée de sa crasse, la série de piliers taillés en forme de statues reptiliennes qui flanquaient chaque angle du naos l'était aussi. Leurs yeux de jade fixaient l’horizon devant eux. Si longtemps enfouies sous terre, elles contemplaient de nouveau la lumière du jour pour la première fois. 


Cuiwen ne reconnaissait pas les figures. Ce n’était pas Sithis : les saxhleels ne le représentaient que de manière abstraite. Des prêtres, peut-être ? Le temps avait mangé leurs traits et les détails saillants de leur apparence. L’une d’elles s’était écroulée, emportant dans sa chute un bout de plafond du naos. Il n’en restait que les jambes. Il manquait aussi des attributs à leurs mains désormais vides ; braseros ? Offrandes ? Sans doute des pièces rapportées, arrachées par les millénaires, que l’on ne retrouverait peut-être jamais. 


« ARDTMAN !!!, hurla Cuiwen, les mains en porte-voix. OHE, IL Y A QUELQU’UN ??? »


Ils venaient d’achever de contourner la pyramide et d’atteindre le pied de l’escalier qui grimpait jusqu’à son sommet. Nulle trace de camp installé à l'extérieur. L'expédition préférait certainement l’abri qu’offraient les ruines. Vu le climat et la tête du paysage là dehors, Cuiwen aurait à leur place agit de même.. 


On accédait généralement à ce genre de monuments par un passage réservé aux prêtres, ouvert dans le saint-des-saints, tout en haut. Il existait parfois des portes secrètes sur les flancs. En tout cas, s’il était possible de s’éviter l’ascension du machin avant l’heure du déjeuner, Cuiwen préférait qu’Ardtman descende à eux. Elle allait réitérer ses appels lorsqu’une tête apparut dans l’embrasure du naos, juste derrière l’autel. Elle aurait pu passer inaperçue dans la pénombre si la crinière de cheveux blancs dont elle était fournie ne s’y détachait pas de manière si évidente. 


« QUI VA LA ??, demanda une voix éraillée, qui devait forcer pour se faire entendre jusqu’en bas des marches. QU’EST-CE QUE VOUS FAITES ICI ?? 


— OU EST ARDTMAN ??? IL FAUT QU’ON LUI PARLE, C’EST IMPORTANT !! »


La tête disparut. Une autre, rousse de cheveux et de barbe la remplaça. 


«WENY ??? C’EST TOI ??? QU’EST-CE QUE TU FAIS LA ???»


Le visage de Cuiwen se décomposa en l’espace d’un instant. Ses joues s’empourprèrent. Il n’existait qu’un seul homme à l’appeler ainsi. Qu’un seul homme à avoir cette voix, ce poil flamboyant. Même si les cheveux, lors de leur dernière rencontre, étaient longs et la barbe rasée.


« Tiens, Weny ? »


Le visage reptilien de Xer ne transparaissait d’aucune émotion. Cuiwen n’en décelait pas moins une touche de sarcasme.  


« C’était il y a longtemps, on s’est connus à l’université…» bredouilla-t-elle comme explication. 


Elle et Artdman partageaient, à l’époque, un peu plus que les bancs des salles de classes. Ils avaient continué à se voir de temps en temps après ça. Mais il avait obtenu un poste à la Cité Impériale et elle avait commencé à enchaîner les expéditions de site de fouille en site de fouille partout sur le continent. L’éloignement rompit les derniers liens qui les rattachaient et puis Artdman s’était marié. Ils s’étaient recroisés depuis, de temps à autre. La dernière fois remontait à dix ans, lorsqu’ils avaient participé ensemble à un programme de recherche financé par l’Université Arcanes. Sa femme venait d’accoucher de leur second fils.  


Cuiwen haussa le ton pour s’adresser à son ami : 


« JE DOIS TE PARLER, VOUS ÊTES EN DANGER !! Elle marqua une pause avant d’ajouter : DESCEND, S’IL TE PLAIT !! »


Le courage d’affronter dès à présent les escaliers lui manquait.


« TOI, MONTE !! ON EST TOUS INSTALLE LA-HAUT !!» 


Cuiwen soupira. Visiblement, lui aussi. Pas fou, le bougre. Elle fit un signe à Xer et tous deux franchirent les derniers amas de vase et de branchages entremêlés qui les en séparaient. Elle jeta un regard amer aux escaliers qui suintaient de boue. Ils penchaient, suivant l’inclinaison de la pyramide sur ses fondations. L’ascension de ces degrés glissants n’en serait que plus périlleuse. Cuiwen rassembla ses forces et se lança à l’assaut. 


Ses jambes n’auraient supporté une marche de plus lorsqu’elle parvint en haut, le souffle court. Elle maudit Ardtman, mais n’attrapa pas moins la main charitable qu’il lui tendit pour l’aider à se hisser sur la terrasse supérieure. Elle haleta : 


« Merci… sacré trotte, hein… »


Artdman la regardait avec de grands yeux ronds. Il ne devait pas souvent avoir l’occasion de croiser une ex-petite amie au milieu d’un marais hostile. Que sa femme se rassure : trempée comme une soupe, couverte de bouillasse brunâtre de la tête au pied, aussi puante qu’une mare putride, Cuiwen n’était clairement pas dans l’état de lui piquer son mari. Ardtman non plus ne s’attendait pas à un rendez-vous galant. Une gangue de boue séchée emprisonnait la semelle de ses bottes. Il portait une blouse de travail grise informe, maculée d’un subtil mélange de vase, de poussière d’os, de toiles d’araignées, de sang et de giclées de liquide poisseux qui ressemblait à s’y méprendre à du vomi. Il y en avait aussi dans ses cheveux, qui autrefois balançaient libre sur ses épaules. Ils ne mesuraient plus aujourd’hui que quelques centimètres de long, rigoureusement coiffés. Leur teinte flamboyait toujours sans que l’ombre d’un cheveux blanc ne vienne la polluer, mais ils reculaient peu à peu sur son crâne, chassés par une calvitie naissante. 


Une barbe rêche mangeait son visage carré, durcissait ses traits. Il n’avait consacré depuis longtemps quelques minutes de sa toilette à un bon rasage. Ardtman se relâchait. Il se faisait jadis un principe de maintenir glabre son menton, même dans les trous les plus reculés qu’il lui était donné de fouiller. 


« Mais qu’est-ce que tu viens fiche ici ? Tu bosses pour l’université maintenant ? Personne ne nous a prévenus de ton arrivée ! » 


Cuiwen lui claqua une bise sur chaque joue. 


« Salut Artdman ! Je te présente Xer, mon guide. »  


Le lézard achevait de monter les marches, sans se presser. Il se contenta d’un bref hochement du chef pour tout bonjour. 


« Non, ce n’est pas l’université qui m’envoie. Plutôt le hasard, je vais t’expliquer... 


— Allons à l’intérieur, suggéra Ardtman. Il va bientôt pleuvoir, on dirait. On s’apprêtait à casser la croûte quand on vous a entendu. »


Le ventre de Cuiwen émit un gargouilli sonore. Son petit déjeuner, avalé sur le pouce à bord de la pirogue, commençait à remonter à de trop longues heures en arrière. Mine de rien, se faire dévorer par un vers géant, ça creusait. 


Le ciel, en effet, s’assombrissait. De lourdes enclumes grises voilaient le soleil. Un air moite et électrique pesait dans l'atmosphère. Un grondement sourd tonna, loin dans les cieux. 


Ardtman contourna l’autel décoré de bas-reliefs usés et entra dans le naos. Des céramiques crasseuses et une pile d’obsidiennes taillées s’entassaient à côté de la statue d’un serpent ailé stylisé. Son socle, tiré de côté à l’aide d’un assemblage de cordes, de poulies et de leviers, dévoilait en dessous une dalle percée d’un escalier étroit qui s’enfonçait dans les profondeurs de la pyramide. On distinguait, en bas, la lueur vacillante d’un feu de camp.


 « Attention, l’escalier est glissant et ne s’avance que sur trois mètres. Le reste s’est effondré sous les pas de Claudius la première fois qu’on l’a emprunté, expliqua Ardtman qui ouvrait la marche. Heureusement qu’il portait son amulette de lévitation, ça aurait fait une belle chute. »


L’escalier débouchait en effet sur une fosse et sur une échelle qui permettait de continuer le chemin. Ils atteignirent un vaste vestibule, incliné comme l’ensemble de la pyramide. L’eau croupie s’était accumulée dans un coin du mur en bas de la pente et y stagnait. Le reste de la salle était sec. Déblais, mousse et fougères s’entassaient au point le plus haut pour former une sorte de terrasse plane sur laquelle les membres de l’expédition avaient posé leurs sacs de couchage. Une série de lanternes et le feu de camp autour duquel ils s’affairaient éclairaient la salle. Une délicieuse odeur de bouillon de légumes s’échappait de la marmite qui y chauffait, suspendue à un trépied . Un repas chaud ! Quelle vie de château ! Dire que le dernier que Cuiwen eut dégusté datait de son passage à Fort-Tempête. 


Les chercheurs tirés de leurs occupations dévisagèrent les nouveaux venus. Artdman se chargea des présentations : 


« Les gars, je vous présente Cuiwen, on se connait depuis belle lurette. Et… Pardon, je ne connais pas votre nom… 


— Xer. Je suis son guide.


— Cuiwen, voici le professeur Claudius Cole, géomètre et géologue. Thorvald Tord-Boyau, anthropologue. Maître Enandar, historien de l’art, numismate, expert en artisanat saxhleel. Vivian Vilnius, un de ses élèves. Wilfred Ward, spécialiste des enchantements. Zequiel Faustus, stagiaire. Uuwej, guide. Et Jaalih, guide également. »


La main d’Artdman désigna tour à tour l’homme à la crinière blanche dont elle avait aperçu la tête du bas de la pyramide, un nordique dont le ventre énorme et rond dépassait de sa chemise ouverte, un haut-elfe attablé à une écritoire saturée de dessins, un garçon qui avait au menton moins de poils que de boutons d’acné, un individu chauve qui tenait dans la main un couteau et une patate à moitié pelée, un petit jeune allongé par terre, le visage maussade et deux argoniens au dos hérissé d’une crête de cornes. 

Cuiwen en connaissait certains de réputation. Quiconque s'intéressait aux trésors monétaires connaissait maître Enandar. Son apprenti réalisait-il sa chance insolente ? Fût-il une époque où elle aurait donné un bras et un rein pour occuper sa place. Elle possédait encore le catalogue typologique dont il était l’auteur, que ses professeurs lui avaient fait acheter à l’université. Cuiwen s’en servait régulièrement. Enandar régnait sur sa discipline depuis deux bons siècles déjà et ne se gênait pourtant pas pour participer à ce genre d’épuisantes expéditions. Ce serait un miracle qu’elle atteigne cet âge, aussi bien conservée.


Mais l’inverse était vrai également : quelques-uns des chercheurs parmi les plus expérimentés haussèrent un sourcil à la mention de son nom. L’un d’eux ; Wilfried Warden, était-ce ça ? Osa s’enquérir : 


« Cuiwen, de l’université de Gwylim ? C’est vous qui avez découvert la nécropole impériale d’Hira dans la mer yokudane, n’est-ce pas ? Et qui avez ajouté le hannap mnémolichite à leurs collections ? Vous êtes la bienvenue, mais nous n’étions pas informés que vous vous joindriez à notre expédition. Que venez-vous faire ici ? 


— Elle n’est plus associée à Gwylim, en fait, corrigea Artdman. Cuiwen ne s’attache jamais longtemps à la même institution, elle a trop la bougeotte pour ça. Mais c’est une bonne question, qu’est-ce que tu fais là ? Raconte-nous tout. »


Le temps d’achever le récit des jours précédents, une épaisse soupe fumait dans les bols de chacun. Cuiwen huma le contenu du sien. Riche en patates, riche en lard fumé, épaissi de farine de riz-de-sel. Rien de mieux pour combler l’estomac et ragaillardir un explorateur pour le reste de la journée. Elle enfonça sa cuillère et le dévora aussi goulûment que la morsure du bouillon brûlant sur son palais le lui permettait. 


« … Et puis on est passés par l’Express Souterrain pour arriver avant eux et vous prévenir. Je ne sais pas quand ils arriveront. Quelques jours, peut-être ? Ces brutes sont certainement armées et il y a une sorte de grosse panthère qui les accompagne. Fuyez, si vous craignez pour vos vies. Sinon… »


L’anthropologue nordique se leva brutalement , le visage rubicond. Son poing serrait si fort son bol en bois déjà vide qu’une fissure le traversa. 


« Oh, ils vont voir qu’il faut pas venir nous chercher ! On a apporté des armes, en cas de mauvaise rencontre. On connaît les ruines mieux qu’eux et ils ignorent qu’on est avertis. On va leur préparer une petite surprise, pas vrai les gars ? »


Des grognements d'approbations saluèrent sa déclaration. Même les plus jeunes, pourtant pâles, s’efforçaient d’afficher un masque de détermination.  


« Personne ne s’enfuira car personne ici ne craint pour sa vie. Nous ferons ce qui est juste : nous libérerons ce cher Teramzu et livrerons ces brigands à la justice », assura Claudius Cole.


Cuiwen sourit. L'enthousiasme de ces chercheurs aussi érudits que durs à cuire réchauffait son cœur. A leurs côtés, dans ce cercle, les ruines de Cutlxecuh-Ta-Xolothl prenaient l’allure d’un foyer familier. Assise autour d’un feu de camp sur une caisse de provisions, elle était chez elle.

Laisser un commentaire ?