Jay'la et l'Histicide
Un grand merci à @Astrée et @Fahliilyol pour leur relecture attentive !
Bonne lecture !
— Cutlxecuh-Ta-Xolothl… Xolothl c’est une Xanmeer au centre des marais ?
— C’est exact, confirma Cuiwen qui se préparait à rembarquer. Les Saxleels l’ont construite pendant la Première Ère, avant qu’elle ne soit abandonnée après la Tombée de la Nuit. Un glissement de terrain l’a engloutie vers une date inconnue.
— Mais elle a refait surface il y a quelques années. C’est ce qu’on dit.
— Je connais l’homme qui dirige l’expédition, partie l’étudier. Ardtman Pierre-Sèche, de l’Université Arcanes. C’est un ami. Il n’y a pas un instant à perdre, il faut arriver là-bas avant ces bandits ! S’ils y surprennent l'expédition, les Divins seuls savent ce qu’ils leur feront. Mais si on les prévient, nous aurons tous ensemble une chance de leur tendre un piège ! Xer, est-ce que tu peux nous y conduire ? Par le chemin le plus bref.
Contre toute attente, Xer ne bondit pas dans leur pirogue pour lui faire fendre les flots. Au lieu de quoi le guide dégaina tranquillement sa pipe. Il la bourra soigneusement avant de glisser dans le foyer une brindille incandescente, embrasée à la flamme de la lampe-tempête qu’ils gardaient allumée dans leur embarcation. Les yeux mi-clos, Xer tira délicieusement une série de bouffées, qu’il souffla au nez d’une mouche bourdonnant trop près de son visage à son goût.
— Eh bien ? Tu fais quoi ? s’impatienta Cuiwen.
— Ne vous inquiétez pas, nous arriverons avant eux à Xolothl. Bien avant eux…
La pipe vissée à la commissure de ses lèvres, Xer tapota du pied le sol mou, puis se baissa pour le tâter d’une série de petits coups. Il se releva quelques instants plus tard et se mit à tourner sur lui-même. Cuiwen observa le manège, quelque peu interloqué. La queue pointue accompagnait son mouvement, lui donnait l’allure d’un jeune chat qui courait à la poursuite de l’appendice. L’argonien absorbé dans ses pensées ne dit plus rien. Son doigt pointa des direction successives, comme une boussole rendue folle par quelques phénomènes telluriques.
— Mmmmh… Par ici ! déclara Xer si subitement que Cuiwen crut qu’il le concluait au hasard. Son doigt s’arrêta sur un point de la berge, au-delà de laquelle s’étendait une forêt de fougères, d’eucalyptus tordus, de champignons visqueux et de fleurs nauséabondes grosses comme des salades.
— Et la pirogue, les affaires ? On les porte sur nos épaules ?
— Si vous voulez vraiment arriver la première la Xolothl, il faudra les abandonner ici. N’emportez que le nécessaire. Nous prenons l’express souterrain.
Cuiwen s’étouffa presque et recula si subitement que son pied s'enfonça jusqu’à mi-mollet dans un trou de vase qu’elle n’avait pas vu.
— Oh non, oh non ! Jamais tu ne me feras entrer dans cette horreur !
Xer pouffa de rire entre deux bouffées de sa pipe. Ses yeux aux pupilles verticales pétillaient de malice. Il se régalait de la réaction de sa cliente, pourtant si téméraire. L’express souterrain ne laissait que rarement indifférent les étrangers qui l’empruntaient pour la première fois.
— Allons, ne faites pas l’enfant. Faites-moi confiance. C’est le moyen le plus rapide de se déplacer.
Il avait raison. Cuiwen se força à surmonter sa répugnance à contre-coeur. Une fois son pied libéré de la gangue gluante qui l’emprisonnait et s'agrippait à elle pour avaler sa botte, elle alla trier leurs biens indispensables des superflus.
Elle emporta des provisions, un rouleau de corde qu’elle enfila en bandoulière autour de sa poitrine, l’étui qui contenait son arc et ses flèches. Il y avait sous son siège une boîte remplie d’un assortiment de potions. Elles lui avaient coûté les yeux de la tête dans une boutique mystique de Fort-Tempête, mais elle ne regrettait pas son acquisition : le répulsif à insectes inclus à l’intérieur faisait véritablement des merveilles. Elle garda cette lotion, ainsi quelques potions de guérison, de vigueur, un philtre de respiration aquatique. Ça pourrait toujours servir. Cuiwen se délesta des autres, qui seraient trop encombrantes.
A coups de machette, Xer tailla un chemin dans l’épaisse végétation. Cuiwen prenait garde à marcher dans ses pas, consciente du danger qu’elle encourait à ne pas suivre cette précaution. Le bruit qu’ils firent troubla le sommeil d’un serpent aussi long que six Altmers, épais comme une cuisse de nordique. Cuiwen se hâta d’ouvrir l’étui de son arc, mais Xer la rassura : le ventre distordu de la bête trahissait une digestion qui ne s’annonçait pas de tout repos. Enfin, Cuiwen eut été rassurée, si la forme de la déformation ne laissait pas soupçonner qu’il avait avalé entier un kagouti adulte. Le serpent s’échappa lentement à leur approche. Il darda d’un regard courroucé et d’un sifflement vengeur les deux intrus, avant de disparaître lourdement dans les profondeurs de la végétation. Par sécurité, Cuiwen garda tout de même son arc bandé avec une flèche à disposition pour le reste du trajet.
Moins d’une demi-heure plus tard, Xer s’arrêta devant une mare constellée de gros nénuphars dont les fleurs luminescentes jetaient un faible éclat doré dans la pénombre. Une charogne à moitié noyée y pourrissait, dévorée de l'intérieur par une nuée de cisaillailes qui s’envolèrent à leur approche.
La mare bouillonnait, de grosses bulles boueuses jaillissaient à sa surface et éclataient dans un concert de glouglous visqueux.
— Je vais y aller en premier. Faites exactement comme moi pour entrer. Et pour sortir, attendez mon signal : Quand je remonterai, projetez-vous vigoureusement vers le haut droit dans la colonne de bulles, c’est compris ? Droit dans la colonne
de bulles. Restez calme pendant le voyage. Oubliez que vous êtes en train de vous faire lentement digérer et ce sera une expérience très agréable.
Cuiwen hocha la tête mécaniquement. Plus elle y réfléchissait, moins ça ressemblait à une bonne idée. Mais trop tard pour faire demi-tour : Xer s’était déjà enfoncé dans la mare. Il s’aventura jusqu’au centre des bulles, où l’eau lui montait jusqu’à la taille. Cuiwen le vit rester immobile à fixer du regard le liquide répugnant dans lequel il trempait.
— Pas lui, il va dans le mauvais sens ! On attend le prochain. Dépêchez vous d’entrer après moi, pour prendre le même.
Il se mit ensuite à sautiller sur place. L’instant de répit que ce délai lui offrait donna à la bosmer le courage nécessaire pour suggérer de battre en retraite.
— Xer… En fait, je crois qu’on ferait mieux de…
Trop tard. Comme aspiré par des sables mouvement, l’argonien disparut, avalé par les bulles. Le spectacle de sa tête noyée sous les flots fut si saisissant qu’un hurlement de surprise s’échappa de sa gorge et qu’elle fit un mouvement en avant pour tenter de l’en tirer. Elle savait maintenant ne plus pouvoir y échapper et il fallait en plus se dépêcher.
Tandis qu’elle entrait dans la vase, Cuiwen maudit Xer de toute son âme, l’Argonie et sa nature stupide. L’eau grasse et puante qui se déversa dans ses bottes, imprégna ses vêtements l'écoeurait. Plus petite que lui, le niveau lui montait jusqu’à la poitrine. L'aventurière sauta sur place à son tour à plusieurs reprises et attendit qu’il se passe quelque chose.
Il était assez clair dans son esprit que ça ne pourrait pas marcher aussi facilement. Pourtant si. A peine eut-elle cessé qu’elle sentit une chose happer ses pieds. Le sol s’ouvrit sous elle, l’attira dans les profondeurs. Ce fut l’affaire de quelques secondes, assez longues pour laisser l’angoisse se répandre en elle, assez courte pour qu’elle fut aussi surprise qu’elle ne l’avait été lorsque c'eût été au tour de Xer. Un cri lui échappa, au moment même où l'eau engloutit sa tête. Cuiwen toussa, vomit l’immonde liquide qui se déversait dans sa gorge. Elle constata une fois la nausée calmée qu’elle se trouvait maintenant au sec, enserrée dans une fine membrane transparente qui l’emprisonnait, comme ce kagouti dévoré par le serpent. Cuiwen réalisa alors qu’il s’agissait exactement de la même situation : un ver géant venait de la dévorer et filait maintenant sous terre à une vitesse vertigineuse pour digérer son repas.
Xer lui avait dit d’oublier ce petit détail, c’est ce qu’elle s’efforça de faire. Il était vrai qu’une fois calmé, on perdait l’oppressante impression d’une imminente mort lente et douloureuse. Cuiwen en profita pour mieux évaluer son environnement.
On appelait vulgairement “express souterrain” les vers des racines qui pullulaient dans le sous-sol du Marais-Noir, ne remontant à la surface que pour gober charognes ou proies inattentives. Heureusement pour elles, ces animaux digéraient lentement - l’action des sucs gastriques durait plusieurs années - et la paroi de leurs anneaux ne mesurait qu’une minuscule épaisseur, facile à percer de l’intérieur. Il était virtuellement impossible, à moins de le vouloir sincèrement, de succomber à une ingestion. La victime pouvait, à n’importe quel moment, déchirer le corps de la bête,qui se régénérait ensuite sans dommage, et s’extirper vers la surface en tirant parti de fissures aquatiques pour remonter.
Des argoniens astucieux, qui firent les frais de l'appétit des vers, ne tardèrent pas à découvrir à quel point il était commode de rester bien confortablement dans leur estomac et ne sortir qu’après avoir voyagé sur une longue distance. L’habitude se répandit alors et il devint tout à fait courant de se laisser volontairement dévorer et ne se libérer qu’à l’endroit voulu. Des cartes des circuits migratoires des vers de racines, des meilleures fissures desquelles jaillir circulaient sur le marché à qui voulait bien les acheter, mais si pratique qu’il soit, ce mode de transport peinait à convaincre les étrangers.
Cuiwen constatait maintenant qu’il était bien moins horrible que ce à quoi elle s’attendait : la parois extensible de l’estomac lui permettait de bouger à sa guise. Elle était en plus transparente : elle voyait devant elle Xer, qui se retourna pour lui faire un signe de la main, confortablement allongé un peu plus loin en avant dans le tube digestif. Les parois du tunnel que creusait le vers défilaient à vitesse folle, paysage irréel qu’il lui semblait contempler de loin. Les pierres succédaient aux racines et les racines aux cailloux avant même d’avoir eu le temps de les remarquer. Cuiwen n’avait volé qu’une seule fois dans sa vie, un jour dans la Crevasse où une harpie l’attrapa par surprise par la cheville et l’emporta. La tête en bas, elle n’eut guère le temps d’en profiter avant que la créature ne la projette du haut de son rocher. L’infortunée aventurière n’eut la vie sauve que par miracle, lorsque sa chute s’acheva quarante mètres plus bas dans une cascade d’où elle évita de justesse les récifs tranchants tapis au fond. Ses compagnons l’en sortirent, blessée et inconsciente, juste à temps avant qu’elle ne se noie. Ce jour-là, Cuiwen vola comme un morceau de plomb et nagea à peu près aussi bien, elle n’eut guère l’occasion d’apprécier l’expérience. Ça ne comptait pas vraiment comme le frisson de la liberté, loin dans les cieux sur les ailes d’un oiseau.
Pourtant, Cuiwen ne s’imaginait pas que voler procurait des sensations différentes de celles qu’elle ressentait à cet instant, si loin sous terre. Grisée, elle se laissait porter par le ver, flottait dans le cocon si souple, si léger, si diaphane qu’il aurait aussi bien pu ne point exister. Des constellations de cailloux brillants naissaient et disparaissaient en clin d’oeil, enveloppées de racines si fines, si denses, si pâles qu’on eût dit des nuages d’été. Malgré toute la célérité du mode de déplacement, pas un bruit ne perturbait le silence du voyage. Les sons de la terre, du frottement des roches, arrivaient étouffés à ses oreilles. Les battements du cœur du ver, qu’elle sentait à travers le sang qui circulait dans la membrane collée à sa peau, se synchronisaient avec les siens. C’était si calme, si reposant. Quand elle bougeait, elle arrivait à se mouvoir, lentement mais librement. Comme nager en apnée au plus profond des eaux limpides d’un lac tiède. Comme un foetus dans le sein de sa mère.
L’euphorie qui l’emplissait lui arracha un fou rire, sans aucune raison. Les fantasmagories qui défilaient amplifiaient une déconnexion de ses sens plus profonds. Cuiwen planait, oui. Comme lors des folles soirées de sa vie d’étudiante où la pipe à skooma circulait de mains en mains parmi son groupe d’amis. C’était si doux, si subtil. La bosmer se sentait si joyeuse qu’elle faillit ne pas remarquer Xer se tordre et pousser de toute ses forces vers le haut, à l’endroit exact où les grosses bulles d’une fontaine de boue bouillonnaient mollement vers la surface.
Quoiqu’encore dans les vapes, Cuiwen paniqua, terrifiée à l’idée de rester coincée à jamais dans les entrailles du ver. Elle s’arc-bouta de toutes ses forces, sentit le corps de l’express se distordre et céder sous la pression de son front comme un placenta lors d’une naissance. Après la poche si tiède, si confortable, l’aventurière se retrouva projetée dans une boue froide et collante. L’euphorie se dissipa aussitôt. Il n’existait plus que cette colle brune qui l’enserrait, l’étouffait, gênait les mouvements désordonnés de ses membres pour tenter de nager vers la surface. La force du courant l’aidait heureusement à remonter. Bientôt Cuiwen sentit l’air moite frapper son visage. Elle prit une longue respiration haletante, et tel un golem surgi de terre, se hissa sur ses jambes tremblantes.
Elle devait à tout prix prendre des notes à intégrer dans le guide de voyage dont un jour, promis, elle entamerait la rédaction. L’aventurière s’imaginait déjà le chapitre formulé de la manière suivante : “L’express souterrain : Expérience immersive, pittoresque, plutôt jouissive. Accès d’entrée et de sortie laborieux, peut mieux faire. Claustrophobes s’abstenir.“
A coup d’éclaboussures, Xer se débarbouillait de toute la boue du voyage, jusqu’à réapparaître aussi vert qu’à la sortie de son œuf. Cuiwen ne rechigna pas à l’imiter. Gaugée comme elle l’était, ça ne ferait guère de différence. Une grimace de lassitude déforma son visage lorsqu’elle sentit sous ses pas le “floc, floc” caractéristique de ses pieds qui, dans leurs bottes, baignaient dans une soupe nauséabonde. Désabusée, elle s'efforça de ne pas songer à ses chaussettes de rechange, bien pliées dans son sac, sans aucun doute victimes elles aussi de la noyade.
Il fallait vraiment être argonien pour aimer à ce point l’eau et les bains de boue… Comme Xer, qu’elle observa plonger tout entier au milieu des nénuphars. Le lézard refit surface pour s’ébrouer à la manière d’un gros chien écailleux. Mais assez joué : de plus urgents problèmes requéraient leur attention.
— Xer, sommes-nous loin de la pyr…
Alors qu’elle tournait sur elle même pour observer un peu mieux leur environnement, Cuiwen se tut au milieu de sa phrase. Le frisson émerveillé qui électrisa son corps tout entier coupa le souffle de l’aventurière. Oui, plus que jamais, voilà pourquoi elle aimait son métier : pour ces instants qui une éternité pouvaient durer.
— Non, madame. Elle est juste là.